CHAPITRE VIII
À son retour de l’aoul, Michel affecta une valeureuse indifférence. Tania, de son côté, feignit d’ignorer le dissentiment qui les avait séparés. Par une sorte d’accord tacite, ils vécurent quelques jours sans tenter la moindre allusion à Volodia et à Suzanne. Cependant, au bout d’une semaine, Tania, qui souffrait de sa nouvelle solitude, avait repris ses stations à la fenêtre. Mais elle avait chargé sa femme de chambre de surveiller l’escalier pendant tout le temps qu’elle-même resterait en faction. Malgré l’abondance et la violence des arguments dont s’était servi Michel, elle ne parvenait pas à se sentir coupable. Parfois même, elle s’imaginait que Michel regrettait ses paroles et allait lui demander pardon. Elle était prête à lui pardonner, d’ailleurs. À lui comme à Volodia, comme au monde entier, pourvu qu’on la laissât correspondre avec Suzanne. Tout à coup, il lui semblait être devenue l’héroïne d’un livre. Et cette impression la flattait. Michel, cependant, chaque fois qu’il demeurait seul à seule avec elle, la dévisageait d’une façon anxieuse. Visiblement, il s’efforçait de la comprendre et mesurait ses chances de la reconquérir Cela, non plus, n’était pas désagréable.
Certain soir, comme il inscrivait des notes dans son calepin avant de se coucher, elle crut qu’il composait des vers à son intention. Intriguée, elle passa derrière lui et essaya de lire le texte par-dessus son épaule. Sur la page blanche, s’alignaient des noms de chevaux. Elle fut ulcérée par cette indélicatesse. À tort, d’ailleurs, car, tout en notant des noms de chevaux, Michel ne cessait de penser à sa femme. Après une longue réflexion, il était arrivé à la conclusion suivante : Tania ne s’était détachée de lui que pour retourner à ses rêves de jeune fille. Et cela parce qu’il l’avait déçue. Mais pourquoi l’avait-il déçue ? Méticuleux et sévère, à son habitude, Michel dénombrait mentalement les qualités qui eussent dû lui gagner le cœur de Tania, et les défauts qui l’avaient écarté d’elle. De ce bilan sentimental, il résultait nettement que Tania le méprisait parce qu’il avait voulu la soumettre avec les mêmes armes que Volodia. Volodia était intelligent, spirituel, primesautier et vantard. Michel ne pouvait pas lutter avec lui sur le terrain de la séduction pure. Mais il avait pour lui un courage, une droiture, une santé morale dont Volodia était dépourvu. Cette fête équestre, à Armavir, lui donnerait l’occasion d’éblouir Tania. Michel eût souhaité que Volodia participât au concours pour avoir la joie de le battre. Mais Volodia était trop piètre cavalier pour s’intéresser à l’épreuve. Et, d’ailleurs, selon les renseignements que Michel avait recueillis, la vieille Bourine l’appelait d’urgence à Ekaterinodar pour préparer avec lui l’installation de Suzanne dans la maison familiale.
De fait, Volodia quitta la ville quelques jours avant la course. Michel, posté derrière les vitres de son bureau, le vit monter dans une calèche encombrée de bagages. Les deux Tcherkess, dont Volodia ne se séparait jamais, enfourchèrent leurs montures. Et le petit convoi s’ébranla, salué par le concierge et les domestiques de l’hôtel. Lorsque la calèche eut tourné le coin de la rue, Michel poussa un soupir de soulagement. Certes, il ne craignait pas Volodia et ses gardes du corps aux faces tailladées de cicatrices. Mais la présence de son rival à Armavir lui était odieuse. Il lui semblait, à juste titre, que, jusqu’au jour où Volodia n’aurait pas disparu de son horizon, il lui serait impossible d’organiser sa propre existence. Volodia rappelait à Tania un passé joyeux et facile. Ce souvenir vivant masquait pour elle tous les avantages de son nouvel état de femme mariée. Constamment sollicitée par des réminiscences malsaines, elle ne tentait pas de renoncer à son âme de jeune fille. Elle cultivait en elle-même un esprit de révolte et de tristesse. Mais, dès que Volodia serait loin, dès qu’elle n’aurait plus d’allié dans cette lutte chimérique, elle se laisserait séduire par la raison, la douceur et la fermeté de Michel. À présent, Michel était sûr de sa victoire. La pensée même que Tania, rompant sa promesse, s’était peut-être installée à la fenêtre de la grand-mère pour voir s’éloigner la calèche, la pensée qu’elle pleurait cette séparation, la pensée qu’elle maudissait sa réclusion, ne lui paraissaient plus redoutables. Pendant le déjeuner, il observa attentivement le visage de sa femme. Elle avait des pommettes rouges, irritées. Ses yeux étaient d’un bleu mauve, troublé, fatigué par les larmes. Michel ne put réprimer un sourire. Il ne la gronderait pas. Il ne lui dirait rien. Tout cela n’avait plus d’importance. Comme le repas tirait à sa fin, Michel demanda si les Tcherkess avaient amené son cheval pour la fête équestre de dimanche prochain.
— Pas encore, dit Alexandre Lvovitch. Ils comptent venir cet après-midi ou demain. D’ailleurs, je voulais te dire…
Il toussota d’un air gêné, regarda Tania à la dérobée et poursuivit :
— Je voulais te dire… Heu… Entre nous, il ne te sied pas de participer à ce concours… Tu es un chef d’entreprise, un monsieur… Tu vas te mêler à des gardiens tcherkess…
— Eh bien ? dit Michel. Tu en as fait autant, dans ta jeunesse.
— Je n’étais pas encore marié, et les gens étaient plus simples.
— Quels gens ?
— Tous… tous…
Il regardait toujours Tania.
— Tu as peur que Tania n’apprécie pas mon idée de me joindre à la fête ? demanda Michel en riant.
Tania leva la tête. Toute à ses pensées, elle n’avait rien entendu.
— Elle va te prendre pour un vrai sauvage, dit Alexandre Lvovitch.
— Tant mieux, dit Michel. D’ailleurs, j’ai juré à Artem de monter Tatéma pour la course…
— Alors, puisque tu as juré, dit Alexandre Lvovitch d’un air soulagé et joyeux.
Marie Ossipovna se mêla à la discussion :
— Un homme ne doit jamais s’occuper de ce que sa femme pense ou ne pense pas. D’abord, une femme bien ne pense pas. Moi, je ne pense pas. Simplement, je regarde. C’est déjà assez fatigant.
Et, tout à coup, son visage se mit à trembler :
— Je regarde, oui. Et je vois des choses pas propres. Qui est-ce qui a déchiré l’album, dans la chambre condamnée ?
Tania devint pâle comme une morte.
— Moi, dit Michel.
Marie Ossipovna le scruta d’un regard perçant :
— Pourquoi ?
— Pour, pour…
Tout en cherchant une excuse, Michel observait Tania et se réjouissait de son trouble.
— Un jour, dit-il, j’ai eu besoin de papier pour nettoyer mes revolvers… Je passais dans le couloir…
— Huit pages sont arrachées… Huit belles pages en papier glacé…
— J’achèterai un autre album, dit Michel, et je recollerai les photographies.
— Il est interdit d’entrer dans cette chambre, dit encore Marie Ossipovna.
— Je m’excuse, dit Michel. Je l’avais oublié.
Tania lui adressa un sourire de reconnaissance.
Après le déjeuner, Michel fit seller son cheval et partit en direction de l’aoul. Arrivé dans les faubourgs de la ville, il vit un groupe de cavaliers qui s’avançaient vers lui. Les Tcherkess encadraient un cheval noir, nerveux, harnaché de cordes : Tatéma. Michel poussa un cri de joie et éperonna sa monture pour les rejoindre.
Le dimanche, dès huit heures du matin, les organisateurs de la fête, qui portaient tous un ruban rouge au bras, s’affairaient dans les rues de la ville. Aidés de la police, ils obligeaient les habitants à parquer leurs voitures dans les cours et à fermer les portes cochères. Ils traçaient des flèches à la peinture blanche sur les murs des maisons qui jalonnaient l’itinéraire. Enfin, ils tendirent des cordes aux deux extrémités de la voie principale, car il était interdit aux concurrents de dépasser les limites de la cité. La compétition équestre d’Armavir, qui avait lieu chaque année à la même date, était célèbre dans toute la région. Une tradition solide présidait à son ordonnance. Les participants étaient scindés en groupes de vingt à vingt-cinq cavaliers. Dans chaque groupe, l’un des champions recevait des mains d’une jeune fille un chapeau fixé au bout d’un bâton, et composé d’une calotte en jonc tressé, ornée de noix et de noisettes. Le détenteur du chapeau partait au galop à travers la ville, et ses compagnons devaient s’efforcer de le rattraper et de lui arracher le trophée. Celui qui ramenait le chapeau à la jeune fille était considéré comme le triomphateur de la course. Cette épreuve se soldait généralement par quelques jambes brisées, de nombreuses foulures et des inimitiés imprescriptibles entre les rivaux. Deux ou trois fois, la municipalité avait tenté d’interdire ces réjouissances brutales, mais les autorités avaient dû s’incliner devant l’exigence de la population. Cette année-ci, même, à l’hôtel du Caucase, s’était installé un banquier grec qui acceptait les paris.
Bien avant l’heure de la course, les curieux s’établirent commodément le long des maisons et aux fenêtres. Le public était surtout composé de vieillards en uniformes tcherkess, armés de pied en cap, de femmes arméniennes endimanchées et de gamins ahuris. Tous les hommes jeunes, valides et possédant un cheval, s’étaient inscrits pour l’épreuve.
Michel avait promis de se joindre à un contingent de vingt-trois cavaliers, arrivés du domaine des Danoff. Les Tcherkess étaient montés sur des bêtes aux sabots astiqués, aux crinières peignées. Leurs toques d’astrakan étaient repoussées sur la nuque. Massés devant la porte des établissements Danoff, ils attendaient que Michel vînt prendre la tête de la troupe. Et, lorsqu’il parut sur le perron, ils l’acclamèrent. Michel avait revêtu un uniforme gris clair, serré à la taille par une mince courroie de cuir et décoré de douilles d’ivoire sur la poitrine. Une toque de fourrure blanche lui coiffait le crâne. L’émotion et la joie pâlissaient son visage. Un palefrenier lui amena son cheval, Tatéma. C’était une jument noire, de race circassienne, petite, très campée, avec des jambes de muscles et de nerfs, et une forte tête aux prunelles craintives. Michel flatta de la main le chanfrein où saillait une longue veine sinueuse. Et l’animal frémit de tous ses membres.
— Oh ! Oh ! Tatéma ! cria le palefrenier. Elle est peureuse. Il faudra bien l’encadrer.
Michel enfourcha la jument, et, aussitôt, elle fléchit l’arrière-train et se mit à danser sur place. Les employés, qui faisaient la haie devant la magasin, reculèrent instinctivement. Des cris montaient de la foule qui bordait la grande rue :
— Qui sera le plus rapide ? Qui sera le plus brave ?
Les chevaux des Tcherkess, gagnés par l’impatience, caracolaient aussi dans un bruit de sabots et de harnais heurtés. Michel leva les yeux vers les fenêtres de la maison, et vit Tania qui le regardait, le nez écrasé contre la vitre. À la croisée voisine, se tenaient ses parents, debout côte à côte, le sourire aux lèvres.
— En route, mes amis, dit Michel.
La cavalcade se mit au trot, et, autour d’elle, des bras se levaient, des chapeaux volaient, des gens criaient :
— Les voilà ! Les voilà !
Ils arrivèrent devant l’édifice du cercle, dont les abords étaient bourrés de monde. À la porte de l’établissement, une jeune fille les attendait, entourée de personnages graves, parmi lesquels Michel reconnut quelques notables barbus, un prêtre arménien et le médecin de la famille. La jeune fille portait des pantalons bouffants de soie jaune. Son visage blanc et fin était surmonté d’un bonnet de velours rouge, garni de galons, de plaquettes et de chaînettes d’or. Elle tenait à la main le chapeau de noix qui était l’enjeu de la course.
Un Tcherkess se détacha du groupe, et, aux acclamations de la foule, la jeune fille lui remit le chapeau de noix. Élevant le trophée au-dessus de sa tête, le cavalier s’éloigna au petit trot. Puis il glapit :
— Hôo ! Ho !
Et son cheval partit au galop, suivi de près par la cohorte des ravisseurs. La course était ouverte.
Le peloton de Michel formait une seule masse d’animaux et d’hommes, serrés botte à botte, flanc à flanc, souffle à souffle, un seul bloc de vitesse et de cris, catapulté à travers la rue. Les visages se superposaient, les dos se dédoublaient et se rejoignaient en désordre. Michel, pris en pleine pâte, croyait galoper sur une vingtaine de chevaux qu’enserraient ses jambes innombrables. Très vite, il comprit qu’il valait mieux retarder l’élan de Tatéma pour se dégagner du gros de la troupe et prendre ensuite l’initiative du mouvement. Haussant les rênes, freinant à pleins muscles l’allure folle de la jument, il laissa ses compagnons le dépasser en trombe, et se retrouva, bousculé et vide, en dernière position. Alors, rendant la main et talonnant sa monture, il entreprit de rattraper et de doubler les concurrents par la bande. La manœuvre était habile, et il semblait que Tatéma eût deviné le désir de son maître. Michel sentait avec ivresse la détente allongée du cheval qui travaillait sous lui. Il se ramassait et se dépliait avec une vigueur élastique et unie. Sans effort, il gagnait du terrain à chaque foulée. Bientôt, Michel fut au côté du Tcherkess qui menait la marge. Un instant, ils parurent collés l’un à l’autre par la sueur de leurs bêtes, le crissement de leurs selles, le geste saccadé de leurs bras. Puis, doucement, imperceptiblement, Tatéma accentua son avance, et, tout à coup, Michel fut seul derrière le détenteur du chapeau.
— Tatéma, mon amour ! cria Michel.
Au bout de la rue, le Tcherkess porteur du trophée courait toujours, et tournait par instants la tache rose de son visage.
Rageusement, Michel éperonna son cheval et se ramassa en boule légère sur le dos étiré. La distance qui le séparait du Tcherkess diminuait de seconde en seconde. Déjà, Michel distinguait nettement les plis de sa tunique noire et les rinceaux d’écume sur la croupe du cheval. À travers les battements de la course, on entendait le halètement du fuyard.
— Tatéma, je t’en supplie ! Ma mignonne ! Mon petit diable noir ! soufflait Michel.
Il n’était plus qu’à deux foulées du Tcherkess. Encore une détente, et il doublerait sur la droite et saisirait le chapeau de noix. Mais le Tcherkess passa vivement le chapeau de noix de sa main gauche dans sa main droite, et, soudain, tirant à pleine poigne sur son cheval, il l’assit à demi sur ses jambes de derrière, quitte à lui rompre les jarrets. Emporté par l’élan, Michel avait débordé le but. Jurant et frappant, il perdit quelque temps à retourner Tatéma et à la ramener en arrière. Le Tcherkess avait filé dans une rue transversale. Michel l’y suivit à bride abattue. De nouveau, il fut à sa hauteur. Et, de nouveau, l’homme glissa le chapeau dans sa main droite. Mais Michel surveillait la vitesse de sa jument, de façon à prévenir toute ruse de l’autre, et, en même temps, il serrait le Tcherkess contre le mur des maisons. Les spectateurs affolés se rencognaient dans les portes et se protégeaient le visage avec leur coude levé.
— Gare ! Gare ! hurlaient-ils.
Le Tcherkess tourna vers Michel une face luisante de sueur, et cingla de son fouet les naseaux de Tatéma.
— Brute ! glapit Michel.
Les coups pleuvaient sur les yeux, sur la bouche de la jument, qui hennissait de douleur. Michel donna des éperons et, allongeant le bras, empoigna le Tcherkess à l’épaule. Il vociférait :
— Je te tiens !
Mais le Tcherkess cherchait à se dégager de l’étreinte. Et les deux montures, livrées à leur seule volonté, galopaient côte à côte, serrées, farouches.
— Si tu ne lâches pas le chapeau, je te tire à bas de la selle ! cria Michel.
Le Tcherkess arrêta son cheval et tendit le chapeau, où tremblaient des noix et des noisettes blondes.
— À toi ! dit-il simplement.
Et il secoua la tête avec tristesse.
Déjà, au bout de la rue, le groupe des poursuivants se rapprochait à vue d’œil. Michel tapota le cou de Tatéma, affermit le trophée dans sa main gauche, ramassa les rênes, assura la bouche, et partit en avant.
Des applaudissements et des coups de sifflet saluèrent cette première prouesse. La jument galopait bien, d’une foulée régulière et ronde. Michel menait la course. Il rapporterait le chapeau. Et Tania, étonnée et soumise, lui rendrait l’hommage de son affection. Déjà, en esprit, il établissait l’itinéraire qu’il allait suivre : contourner la ville par des rues extérieures, parallèles au Kouban, virer à droite, longer le cimetière et revenir sur la voie principale. Pourvu que Tatéma n’eût pas été surmenée par l’effort de la première poursuite ! Hochant le mors, aidant la bête de tout le corps, de toute la pensée, Michel lui chuchotait à l’oreille des paroles de tendresse paternelle. Puis, il rejeta la tête en arrière et regarda le ciel bleu entre les toits des maisons. La sueur brûlait ses joues, transperçait sa tunique de drap. L’air qu’il avalait était sec et puissant. Son cœur démolissait sa poitrine à brèves bourrades.
— Tout cela pour elle ! murmura-t-il.
Il lâcha les étriers et les reprit pour se délasser les jambes. À droite, à gauche, une bordure de visages inconnus s’effondrait à la cadence de la course.
— Il a le chapeau ! criaient des voix enthousiastes.
Cependant, derrière lui, le lot des poursuivants accélérait son allure. Michel se retourna et vit la marée noire qui déferlait. Rien à craindre encore. Tatéma ne donnait pas sa pleine mesure. D’un coup d’éperon, Michel la rappela à l’ordre. Mais le cheval frémit, choppa de la jambe et changea stupidement de pied sans allonger sa foulée.
— Qu’est-ce qu’elle a ? Qu’est-ce que tu as ? demanda Michel.
À présent, penché sur sa monture, il sentait la détente des jambes se fatiguer, le train se brouiller inexplicablement. Le cheval soufflait dur.
— Encore un petit effort, ma bien-aimée ! balbutia Michel. Artem m’a dit que tu étais infatigable ! Artem m’a promis que je gagnerais !
Et, de nouveau il la talonna, la poussa des genoux.
La cavalcade se rapprochait dans un grondement formidable. Michel serrait les dents, et une terreur panique, délicieuse, grisante, lui travaillait les entrailles. D’une main, il inclina sa jument, la fit changer de pied vers la droite, et la mena de biais dans la rue transversale qui s’ouvrait devant lui. À ce moment, il aperçut le gardien Tchass, monté sur un petit cheval roux, rapide, qui se détachait du gros de la troupe et s’élançait sur lui. Sûrement, il avait ménagé sa bête, le bougre, et donnait son plein effort à présent.
— À nous deux, grommela Michel.
Sûr d’être rattrapé, il ne poussait plus Tatéma et se contentait d’un galop mou et dansant. Tchass arrivait à sa hauteur. Tout près du sien, Michel voyait le visage du Tcherkess, aux moustaches trempées de sueur, aux yeux pincés. Michel passa le chapeau dans sa main droite et attendit, le cœur battant, que Tchass allongeât le bras. Et, soudain comme Tchass se penchait vers lui, il mit pied à terre en plein galop, fit quelques foulées aussi rapides que son cheval et s’éleva en selle sans ralentir le train. Tchass, décontenancé, avait arrêté sa monture. Michel ficha les éperons dans les flancs de Tatéma et prit du champ sur son adversaire, tandis que la foule s’étranglait dans un rugissement de joie :
— Bien joué !
— On n’a pas le droit de quitter la selle !
— Si ! Si ! Vive Danoff ! Il va gagner !
— Danoff ! Danoff en tête !
Ces clameurs bombardaient les tempes de Michel comme des pierres.
Déjà, dans son sillage, Tchass et un cavalier en tunique blanche se rapprochaient pour l’encadrer et lui interdire la fuite. Redoutant leur manœuvre, Michel renonça brusquement à l’itinéraire qu’il avait choisi et crocheta dans la rue Voronianskaïa. Les deux poursuivants galopaient sur ses talons. Essoufflé, assourdi, Michel marmonnait :
— Mon Dieu ! faites que je gagne, que je gagne pour Tania, pour Artem !
Il évitait de se retourner pour ne pas déséquilibrer la marche de Tatéma. Mais, à la longue, il s’énervait. Brusquement, il regarda par-dessus son épaule. Les deux cavaliers n’étaient plus côte à côte. Tchass avait dépassé son compagnon. Cette erreur de tactique rendait à Michel toute son assurance. Comme Tchass allait le rejoindre, il stoppa sa propre monture, la tourna, écrasant de la croupe les visages de quelques spectateurs ahuris, et repartit en sens inverse. Dans un éclair, il vit le cheval de Tchass qui battait à la main et marquait un écart peureux.
— Carne ! glapit Tchass.
Michel était déjà loin. Le cavalier demeuré en retrait essayait de lui barrer la route. Mais Tatéma, dans une impulsion furieuse, arrivait droit sur lui. Et l’homme, épouvanté, tirait sur ses rênes :
— Habarda ! Habarda !
Michel l’érafla en passant et déboucha sur la route qui doublait le fleuve.
— Pourvu que je ne me tape pas dans le peloton des autres ! Pourvu que j’arrive avant eux au croisement ! Pourvu que j’aie le temps de faire virer Tatéma sur la droite ! Joie ! Joie ! La voie est encore libre ! Tatéma ! Ma bien-aimée ! Double ration ce soir !
Les poursuivants étaient loin derrière Michel. Il entendait, comme du fond d’un rêve, leur galopade désaccordée et leurs cris. La tension de la lutte faisait vibrer ses dents. Sa tête était vide et légère comme un fruit creusé.
Il divaguait de joie :
— Boum ! Boum ! Ça y est ! J’ai gagné ! Boum ! Boum !
De la manche, il essuya la sueur qui lui poissait la face.
Et il sentit alors que l’attache de son bras, que tout son corps, étaient douloureux comme après une bastonnade.
— C’est bon d’avoir mal !
Il dépassa un moulin à vent et tourna dans « l’allée du chemin de fer », qui devait le ramener à la rue principale et au Cercle.
La jument avait retrouvé un galop gracieux et rapide qui faisait l’admiration des connaisseurs.
— Regardez-la ! Elle vole, la mignonne ! cria quelqu’un.
Et, tout à coup, Michel poussa un juron étouffé. Deux cavaliers inconnus, bravant les règles de la course, venaient à sa rencontre et hurlaient à pleine voix.
Un remous parcourut la lisière des spectateurs :
— Ils sont fous ?
— D’où sortent-ils ?
— Ils ne sont pas de la course !
— Attention ! Attention !
Michel rentra la tête dans les épaules et cligna des yeux. Ces imbéciles risquaient de lui couper la route. Il n’avait plus le loisir de s’arrêter ou de mollir le galop. Il fallait passer entre eux coûte que coûte.
— Rangez-vous, cria-t-il.
Mais les deux hommes fonçaient droit sur lui. Les têtes jumelles des chevaux se balançaient à contretemps. La figure des cavaliers était noire de poussière, et l’un d’eux avait perdu sa toque. Michel fut saisi d’une appréhension terrible.
— Rangez-vous, cria-t-il encore.
À ce moment, il les reconnut et son cœur cessa de battre. Il avait devant lui les gardes du corps de Volodia. Leurs silhouettes devenaient énormes. Un mince espace de soleil et de poudre blonde les séparait encore de Michel. Dans un dernier espoir, Michel se pencha vers la droite et coucha sa joue contre l’encolure de la jument. Mais, un choc vigoureux l’ébranla, le retourna, et il sentit que son cheval se dérobait sous lui, épouvantablement.
D’une volée, il roula par terre avec Tatéma. Sa tête heurta le sol. Un goût de poussière et de sang écrasa ses lèvres. Ses pieds étaient pris dans les étriers. Une jambe du cheval lui broyait la cuisse. Il eut le temps de voir l’un des hommes qui brandissait un revolver, le visait et faisait feu à trois reprises sur lui.
— Qu’est-ce que c’est ?
Instinctivement, Michel se cacha la face dans les mains. Déjà, les deux hommes talonnaient leurs montures et se ruaient dans la direction de la steppe. Des spectateurs tiraient sur les fugitifs et poussaient de grandes clameurs inutiles. Michel releva le front. Il n’était pas touché. Mais, près de lui, la jument râlait, les lèvres sanglantes, l’œil crevé par une balle. Comme Michel cherchait à se redresser, la cohorte des poursuivants arriva sur lui au galop de charge. Un jeune Tcherkess, un gamin, nu-tête, le visage frappé de soleil, le torse usé par le vent, commandait le peloton. Il avait l’air d’un fou, aérien et splendide. Sûrement, il allait passer sur le tas, d’un seul bond. Dans un rapprochement horrible, Michel aperçut les sabots du cheval qui battaient la terre à quelques enjambées de lui.
— Prends à gauche, cria-t-il.
Le gamin inclina la bête vers la gauche, et, basculant autour de sa selle en plein galop, ramassa le chapeau de noix qui traînait non loin de Michel. Le visage du Tcherkess rasa presque le sol. Michel vit cette face enfantine, gonflée de sang par l’effort, passer devant lui comme un boulet. Les sabots sonnèrent dans ses oreilles au point qu’il se crut piétiné à vif. Un nuage de poussière et de menus cailloux retomba sur sa figure. Il ferma les paupières et les rouvrit difficilement. Déjà, d’un souple coup de reins, le cavalier avait retrouvé son équilibre. Il filait, cravachant sa monture, et poussait à pleine gorge des ululements enragés. Un troupeau violent dévalait la rue à ses trousses. La cohue des chevaux et des hommes évita Michel de justesse.
Michel émergea de la tornade, étourdi et faible. Il s’étonnait soudain d’être au milieu de cette rue, au milieu de ce silence bourdonnant, et de sentir que ses mains étaient vides. Une saveur âcre de sel et de terre lui gonflait la bouche. Sa cuisse écrasée lui faisait mal. Près de lui, la jument tendait l’encolure, se soulevait sur les pieds de devant, et retombait, flasque et laide, dans la poussière. Des bulles de sang noir bouillonnaient dans ses naseaux. Ses flancs haletaient. Son seul œil ouvert, noir et bleu, tremblait à légères saccades. Le regard de Tatéma était d’une tendresse insoutenable.
— Tatéma ! Ma petite ! Ma chérie ! dit Michel.
D’un mouvement brusque, il dégagea sa jambe. Puis il se mit debout devant la jument. Il contemplait ce corps avec une horreur sacrée. Peureusement, honteusement, il toucha de la main le chanfrein souillé d’écume et de sang. Et Tatéma se raidit dans un dernier frémissement de gratitude.
— Elle reconnaît ma main ! Elle me reconnaît…
Les spectateurs arrivaient sur Michel, le pressaient de questions et tâtaient ses membres moulus.
— Où as-tu mal ?
— Ils ne t’ont pas blessé ?
— C’est un guet-apens !
— Je crois les avoir reconnus… Ils étaient toujours avec Bourine…
— La bête souffre, dit un vieillard. Il faut l’abattre sur-le-champ. Veux-tu que je m’en charge ?
— Oui, dit Michel.
Un coup de feu retentit. Et il parut à Michel que la balle venait de lui frapper le cœur. Ses jambes le soutenaient à peine. La fatigue lui brouillait les yeux. Il se laissa emmener dans une maison voisine. Un vieil Arménien, à la figure moussue, lui lava les mains et lui fit boire un verre d’eau glacée. Puis, il lui offrit de s’allonger pour prendre du repos. Mais Michel ne voulait pas se reposer. Sa haine contre Volodia lui rendait une vigueur agressive. Aucun doute n’était possible : Volodia avait bien chargé ces deux Tcherkess d’attaquer et de tuer Michel. N’osant agir par lui-même, il les avait payés d’avance et avait quitté la ville, quelques jours avant l’épreuve, pour éviter toute complication. Un pleutre ! Une canaille ! Un assassin !
— Mais je me vengerai, je me vengerai, répétait Michel en essuyant la sueur qui engluait son visage. Il verra…
— Rentre chez toi et réfléchis d’abord, dit le vieillard.
— Tatéma tuée, la course perdue, la honte de l’échec, bredouillait Michel.
— La honte est pour lui, dit le vieillard.
— La honte est pour moi, tant qu’il sera en vie.
— Veux-tu prévenir la police ?
Michel haussa les épaules :
— Donne-moi encore un verre d’eau.
Ayant bu, il rectifia le désordre de ses vêtements remercia le vieillard de son hospitalité et sortit dans la rue. Le soleil brûlait haut dans le ciel. Une charrette s’éloignait, emportant le cadavre de la jument, recouvert d’une bâche. Quelques enfants suivaient le convoi en secouant des branches nues. Devant la maison, dans la poussière de la route, il y avait une grande tache de sang que flairaient deux chiens pelés aux queues basses. La foule avait déserté son poste après le passage des concurrents. Des hurlements de joie venaient du côté du Cercle. « C’est le gamin qui a dû gagner la course », pensa Michel. Et une brusque envie de pleurer lui serra la gorge.
Michel regagna la maison par les rues secondaires. Sa jambe gauche lui faisait mal. Une balafre marquait sa joue. Mais cela n’avait pas d’importance. Seule comptait pour lui l’humiliation qu’il avait subie en public. Cet effondrement dans la poussière, ces habits souillés, ce vieillard qui lui tendait un verre d’eau. Quelle déchéance ! Quelle pitié ! Un Danoff n’avait pas le droit de participer à une course sans la gagner. Qu’aurait pensé Artem en le voyant boitiller ainsi ? Que penserait Tania ? Ah ! s’il avait été blessé, déchiré sur le coup. Mais il ne pouvait se targuer que d’une égratignure. Stupidement sain et sauf. Odieusement préservé. Son cheval seul avait payé pour lui. Le cheval qu’Artem lui avait offert. Une si noble bête, mince et nerveuse, comme un oiseau sauvage. Elle avait la bouche un peu tendre. Elle se traversait au galop. Et ce regard, ce regard effaré et digne qu’elle coulait de biais lorsqu’on lui posait la main sur l’encolure. Quand on disait « Tatéma », elle chauvait des oreilles et raclait le sol du sabot.
— C’est impardonnable ! Impardonnable ! grommelait Michel.
Et il reniflait des larmes de colère.
— J’aurais mieux fait de crever avec Tatéma, dit-il encore.
Il le croyait vraiment.
En pénétrant dans le vestibule, il fut gêné de s’apercevoir dans la glace murale, avec son uniforme maculé et son visage livide. Un domestique s’empressait pour le débarrasser de son chapeau et de sa tunique. L’expression attristée du larbin irritait Michel. Aujourd’hui, il eût préféré une franche moquerie à cette commisération ancillaire. Il se raidit pour dissimuler le boitillement de sa jambe gauche et monta l’escalier qui conduisait à la chambre de Tania.
À peine avait-il ouvert la porte que Tania volait vers lui dans un mouvement charitable. Elle était si propre et si blanche que Michel eut peur de ses grosses mains. Déjà, elle s’abattait sur sa poitrine, pantelante, roucoulante :
— Mon chéri ! Je sais tout ! C’est atroce ! Ton père est allé chez cet Arménien, mais tu n’y étais plus ! Tu n’as pas mal à la jambe ?…
Michel secoua la tête.
— Nous étions si inquiets reprit Tania. Assieds-toi ! Je t’ai fait préparer du thé et du rhum…
Elle le poussait dans un fauteuil, s’affairant autour du samovar, heurtait des tasses. Ah ! elle était bien de son sexe, avec sa soif un peu commune de petits soins et d’aumônes sentimentales. Cet amour qu’elles avaient toutes pour la faiblesse du mâle, comme si la défaite, la débilité de l’homme le ramenaient à leur niveau ! Sans désemparer, Tania offrait à Michel une tasse pleine de thé fumant et s’asseyait en face de lui, la bouche plissée dans une moue maternelle.
— Là ! là ! ça va mieux ! disait-elle avec gentillesse.
Michel avala quelques gorgées de thé brûlant et ferma les paupières. Son orgueil blessé lui interdisait la moindre détente. Il exécrait la compassion excessive de Tania. Elle devait se dire qu’il avait entrepris un travail au-dessus de ses moyens, qu’il avait forcé son talent pour l’étonner et pour lui plaire. Pourtant, il eût gagné la course sans ces énergumènes qui l’avaient assailli en traîtres. Moralement, il avait gagné la course. Pourquoi n’en parlait-elle même pas ?
— La course a été belle, dit-il. J’étais bien parti. Si ces deux salauds ne m’avaient pas barré la route…
Elle joignit les mains :
— Oui, oui. Je t’ai regardé lorsque tu as quitté la maison. Tu étais magnifique dans ton uniforme neuf. J’étais fière…
Les yeux de Tania exprimaient une vanité puérile. Michel goûta rapidement la joie d’avoir reconquis son admiration. Mais très vite, il se rappela que cette admiration était imméritée.
— Réserve tes louanges pour d’autres occasions, dit-il. Quelle pitié ! Tout ça, tout ça pour rien !
— Il ne faut pas te désoler, dit Tania. Tu n’as pas gagné la course ? Eh bien, tant pis ! L’essentiel est que tu sois sain et sauf ! Non ?
Michel serra les dents pour retenir l’injure qui lui montait aux lèvres. C’était donc là toute l’importance que Tania attachait à l’événement. La prouesse manquée, la honte d’une dégringolade en public, le spectacle comique de ce piéton qui regagnait son domicile en traînant la patte, elle n’y pensait pas ! En vérité, il eût préféré le mépris à cette indifférence.
Il se leva.
— Où vas-tu ? dit-elle.
— Au bureau.
— Tu devrais rester ici, te reposer.
— Je ne veux pas me reposer, s’écria-t-il.
Elle le regardait, éberluée et molle, comme s’il lui eût assené une gifle sans raison.
— Je connais le coupable, reprit Michel d’une voix basse.
— On m’a dit que c’étaient deux Tcherkess inconnus…
— Ils étaient à la solde de Volodia, dit Michel.
Et il sortit de la chambre en claquant la porte.
À présent, allongé sur le canapé de son bureau, il étudiait scrupuleusement les conséquences de l’attentat. La lâcheté de Volodia soulageait Michel des restes de pitié ou de sympathie qu’il nourrissait encore à l’égard de son ami d’enfance. Sa haine contre le responsable devenait énorme, magnifique. Il exécrait chaque parcelle de peau, chaque cheveu de cet homme. Il ne pourrait plus vivre tant que Volodia respirerait le même air que lui. Avec un entrain joyeux, Michel s’assit sur son séant et ouvrit son carnet de poche. D’un crayon fébrile, il notait les principes élémentaires de la vengeance :
1. Savoir si Volodia a bien quitté la ville.
2. Si oui, rechercher les deux agresseurs et les interroger.
3. Ayant tout appris, me rendre à Ekaterinodar, en secret.
4. Là, rencontrer Volodia, le gifler et l’abattre comme un chien.
Comme chaque fois qu’il avait inscrit ses résolutions sur le calepin, Michel éprouva un soulagement immédiat à l’idée que sa conduite était enfin tracée. Il n’y avait plus qu’à exécuter point par point le programme. Dans la mort honteuse de Volodia, il puiserait un regain de vie.
De la main, il tâta le revolver pendu à sa ceinture.
— Il saura ce qu’il en coûte d’attenter à l’honneur des Danoff ! dit-il à voix haute.
Puis il se leva et commença à se déshabiller. Comme il dégrafait son col, quelqu’un frappa à la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Michel avec irritation.
Alexandre Lvovitch parut sur le seuil. Son visage, habituellement calme, était serré dans une expression austère. Il s’approcha de Michel et le regarda froidement en pleine figure. Ensuite, il dit :
— Le staroste est là. Désires-tu déposer une plainte ?
— Non, dit Michel.
— Dois-je charger nos gardiens de rechercher tes agresseurs ?
— Oui.
Alexandre Lvovitch sourit.
— C’est déjà fait, dit-il.
— Ils les ont trouvés ?
— Ils sont sur leur trace. Demain, au plus tard, les deux hommes seront capturés. Que comptes-tu faire après leur avoir parlé ?
— Me rendre à Ekaterinodar, dit Michel.
— J’irai peut-être avec toi, dit Alexandre Lvovitch. J’ai beaucoup à faire à Ekaterinodar.
Michel le considérait avec stupéfaction :
— Tu as à faire ?
— Oui… Oui… Nous partirons ensemble… Moi aussi, je suis offensé…
Il sourit encore d’un air gêné et ajouta :
— Ne parle pas de tout cela aux femmes.
Michel saisit la main de son père et la porta à ses lèvres.
— Allons, voilà ! Que tu es bête ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? murmurait Alexandre Lvovitch.
Puis il se redressa et fit un pas en arrière :
— Je vais dire à ces policiers que nous n’avons pas besoin de leurs services.