CHAPITRE V

— Quand on ordonnera « Changez vos dames », disait Lioubov, tu t’arrangeras pour danser avec mon fiancé. Il ne faut pas qu’il danse avec quelqu’un d’autre que toi ou moi, ce soir. Tu entends, Tania ?

— Oui, dit Tania qui se contemplait dans la glace avec indifférence.

Suivant l’exemple des grands établissements scolaires de Saint-Pétersbourg et de Moscou, le gymnase de jeunes filles d’Ekaterinodar avait choisi le mois d’octobre pour organiser son bal annuel. Tania, qui était encore en cinquième classe, devait se rendre à la fête avec les autres élèves de l’école. Lioubov, qui avait interrompu ses études, n’arriverait que plus tard, avec ses parents et son fiancé.

Malgré le souvenir grisant qu’elle gardait du bal de l’année dernière, Tania demeurait soucieuse et s’habillait à contrecœur. L’annonce du suicide de Philippe Savitch Bourine, qui datait d’une semaine, étouffait en elle toute envie de danser et de rire. Le drame s’était joué à quelques pas d’elle, dans cette ville même, et peut-être aurait-il suffi qu’elle criât son amour pour que Philippe Savitch, étonné, renonçât à sa décision. Ni Olga Lvovna ni cette couturière ne valaient la peine qu’on vécût pour elles. Mais elle, elle, Tania…

« S’il avait su, s’il avait pu savoir ! »

Et voici, maintenant, il n’était plus. Il avait disparu, comme un reflet dans une glace. Elle ne le verrait plus entrer dans le petit salon, le cou raide, l’œil dur, et se fouettant la cuisse avec des gants minces qu’il tenait à la main comme une cravache. Elle n’entendrait plus ce reniflement nerveux, cette voix tranchante : « Vos filles ont encore embelli depuis ma dernière visite ! » Elle se souvenait de cette phrase et la récitait en esprit, avec délices. Pourquoi s’était-il tué ? Comment s’était-il tué ? Papa savait les moindres détails de l’histoire, mais évitait d’en parler devant les jeunes filles. On chuchotait que Bourine s’était brouillé avec sa femme à cause de la couturière, ou avec la couturière à cause de sa femme. On disait aussi qu’il s’était tiré une balle de revolver après s’être enivré « dans un endroit louche ». Quel endroit louche ? Voilà ce qu’il fallait apprendre. Ah ! que Tania était donc inutile et délaissée depuis cette mort ! Il lui semblait qu’elle avait épuisé toutes ses ressources de tendresse et qu’elle ne pourrait plus jamais aimer un autre homme, ni prendre du plaisir à des distractions aussi futiles que le bal annuel du gymnase. Mais ses parents exigeaient qu’elle se rendît à ce bal. Eh bien, elle irait. Toutefois, par son attitude indifférente, elle découragerait les jeunes gens qui tenteraient de la courtiser. Alors sa mère, comprenant enfin la cruauté de l’épreuve, la ramènerait à la maison et s’excuserait humblement de sa maladresse. Tania baissa la tête et prononça d’une voix ferme :

— Oui, j’agirai ainsi, et ce sera encore pour servir sa mémoire.

— Qu’est-ce que tu baragouines ? demanda Lioubov.

— Je me parle à moi-même, dit Tania.

— Tu ferais mieux de te dépêcher. Le bal commence à huit heures et tu n’as pas encore passé ta robe. Je sais bien que ta toilette est moins compliquée que la mienne, mais quand même !

Et Lioubov pirouetta devant la glace pour animer la lourde jupe verte semée de roses pompon :

— Comment me trouves-tu ? dit-elle.

Tania la regardait avec la condescendance d’une aïeule qui se penche sur les jouets d’un enfant. La teinte vert pâle de la robe donnait un éclat de nacre à la chair robuste de Lioubov. Toute sa personne était comme enveloppée dans une fraîcheur saline. La taille serrée jusqu’à l’évanouissement, les épaules découvertes, le corsage échancré à la naissance des seins, Lioubov demeurait debout devant la glace, étonnée et amoureuse d’elle-même. D’une main nonchalante, elle toucha l’ondulation épaisse de ses cheveux bruns, approcha une rose de sa coiffure, inclina la fleur au-dessus de la tempe, la remonta jusqu’au front, la recula au plus épais d’un chignon vigoureux et finit par la saisir entre ses dents blanches.

— Crois-tu qu’il me faille une fleur sur la tête, Tania ? Sans fleur, j’ai l’air plus fatale. Avec une fleur, j’ai l’air plus coquine. Dois-je avoir l’air fatale ou coquine pour affoler Ivan Ivanovitch ?

— C’est à toi de le savoir.

— Je veux qu’il me dise « Ma petite ondine. » Comment vois-tu les ondines avec ou sans fleurs dans les cheveux ?

— Je n’y ai jamais réfléchi.

« Parler de coiffure, alors qu’un désastre sans précédent s’est abattu sur le monde, songeait Tania, quelle inconscience ou quelle stupidité ! »

Lioubov se faisait des mines dans la glace :

— Je lui décocherai un sourire, comme ça… Et puis, je plisserai un œil, comme ça… Et puis, je lui donnerai une petite tape sur la main, comme ça, avec mon éventail…

Elle s’arrêta de parler, tout à coup, et s’appliqua une claque légère sur le front :

— J’ai trouvé : je vais mettre une rose dans mes cheveux et me planter un grain de beauté sous l’œil. La rose fera coquin et le grain de beauté, fatal. Hourra ! Ivan Ivanovitch Kisiakoff, votre fiancée est une coquine fatale. Ne jouez pas avec le feu, Ivan Ivanovitch Kisiakoff.

Tania, exaspérée, haussa les épaules et grommela entre ses dents :

— Ce que tu peux être bête, ma fille !

— Ceux qui le disent le sont eux-mêmes ! répondit Lioubov, et elle tira la langue.

« Il faudra que je lui tire la langue, dit-elle encore avec un coup d’œil au miroir. Une petite langue rose de chat. Il sera fou. Tu sais que maman va me prêter son parfum ?

— Je m’en fiche.

— Tu joues l’indifférente, mais au fond, tu voudrais bien en avoir un peu, de ce parfum. Je te donnerai le reste de mon vieux flacon. C’est mieux que rien. Une gosse n’a pas besoin de sentir bon. Mais moi, je veux embaumer mon Ivan Ivanovitch jusqu’à ce qu’il demande grâce. Mon Dieu, que je suis belle ! Dis-moi que je suis belle, ou je te pince !

— Oui, tu es belle, grogna Tania, mais tu m’agaces.

— C’est ce qu’il faut ! Je suis tellement belle que toutes les femmes en sont agacées, et que tous les hommes ont envie de me réciter des vers. Tania, ma chérie, dépêche-toi. Je vais me montrer à maman.

Elle cria « Maman, maman, regarde !… » et quitta la chambre en courant.

Tania, restée seule, avança la tête et se regarda dans le miroir sans indulgence : ces cheveux dépeignés, ce nez retroussé, ces quelques taches de rousseur…

Pourtant, elle avait beau critiquer son visage, elle était obligée de reconnaître qu’il ne manquait pas d’un certain attrait. Sans doute, elle n’était pas aussi belle que Lioubov, mais il y avait dans ses yeux une lueur mouillée, dans sa chevelure un reflet doré, au coin de ses lèvres une fossette moelleuse, qui valaient bien qu’on les admirât.

— À quoi bon, tout cela ? soupira-t-elle.

Et, brusquement, elle décida de se « faire laide », afin que les garçons, découragés, se détournassent d’elle. Mais cette résolution ne la satisfaisait pas pleinement. Être délaissée parce qu’on est laide, lui semblait humiliant et commun. Ce qu’il fallait, c’était au contraire paraître sculpturale, capter tous les regards, provoquer tous les compliments, allumer tous les cœurs disponibles, mais demeurer froide dans le triomphe, et torturer ses soupirants par l’indifférence qu’elle opposerait à leurs entreprises. Ainsi, elle immolerait au souvenir de Philippe Savitch les nombreuses passions qu’elle aurait suscitées dans la salle. Elle serait une madone de glace dédiée à la mémoire du cher disparu. On dirait d’elle : « Elle a une beauté inhumaine… Elle ne marche pas, elle plane… Elle n’a pas l’air tout à fait vivante… »

Au reste, Tania tenait absolument à éblouir la directrice du gymnase après la réprimande que cette personne avait cru bon de lui adresser. Deux jours plus tôt, en effet, Tania s’était permis de changer le ruban de son chapeau marron d’écolière, et d’en faire bouffer le nœud d’une manière inédite. En sortant de classe, quelle n’avait pas été sa stupéfaction en constatant que le chapeau avait disparu du vestiaire ! Il lui avait fallu rentrer à la maison, nu-tête, comme une ouvrière, et les passants la dévisageaient avec réprobation. L’après-midi, la directrice avait convoqué Tania dans son bureau. Le chapeau était sur la table, parmi des sifflets, des canifs, des bâtons de pommade à lèvres et des romans français qui parlaient d’amour. La directrice avait ordonné à Tania de remettre l’ancien ruban, plus étroit, et d’aplatir le nœud selon la forme imposée par le règlement « Vous n’êtes qu’une enfant, ne l’oubliez pas. Il est dangereux de vouloir briller à votre âge, en agrémentant sa toilette de détails aussi saugrenus que disgracieux. Une jeune fille est belle quand elle est propre. Allez. »

« Vous n’êtes qu’une enfant ! » murmura Tania dans un ricanement amer.

Après ce qu’elle avait vécu, cette appréciation était pour le moins comique. Elle songea un instant à l’étonnement de la directrice, lorsqu’elle verrait pénétrer dans la salle de bal une « madone de glace » à la place de l’enfant qu’elle prétendait connaître.

« Elle en avalera son dentier », se dit Tania.

Puis, elle se mit à réfléchir aux subterfuges qu’elle emploierait pour paraître véritablement une « madone de glace ». La tâche n’était pas facile. En temps normal, l’uniforme des élèves du gymnase se composait d’une robe marron foncé, d’une pèlerine de la même teinte, d’un petit tablier noir, et du fameux chapeau de feutre brun en forme de barquette. Pour le bal, la direction autorisait les jeunes filles à doubler leur pèlerine avec de la soie bleue ou rose, à nouer un ruban marron dans leurs cheveux, et à remplacer le tablier noir par un tablier blanc de dentelle. C’était peu.

Mais c’était assez. Tania décréta, en pensée, qu’elle serait une « madone de glace », non par la mise, mais par l’expression désespérée et digne de son visage. La table de toilette de Lioubov recelait une boîte à poudre, du rouge à lèvres et du fard bistre pour les paupières. Tania se jeta sur ces ingrédients secourables. La houppette vola sur ses joues chaudes. Le rouge à lèvres s’écrasa sur sa bouche au petit bonheur. Le fard bistre noya ses yeux. Après quelques touches rapides, Tania vit surgir dans la glace une figure dont elle admira aussitôt la carnation blafarde, le sourire saignant et les cernes habilement estompés.

« J’ai l’air plus vieille de cinq ans », se dit-elle avec orgueil.

Plus tard, elle se surprit à fredonner :


Dites-moi pourquoi je vous aime,

Et je saurai si vous m’aimez

Comme je vous aime moi-même,

Mon bien-aimé !


Mais elle n’acheva pas sa chanson, car elle savait trop dans quel esprit de sacrifice elle se rendait à cette fête.

Comme Tania boutonnait sa robe, Lioubov revint dans la chambre, entourée d’un parfum épais.

— Tu t’es maquillée ! s’écria-t-elle aussitôt. Je t’ai pourtant défendu de toucher à mes fards.

« Elle a remarqué le changement qui s’est opéré en moi », songea Tania.

Et elle dit tristement :

— Ne parlons plus de cela, veux-tu ? Huit heures moins le quart. Il est temps que je parte.

Déjà, d’un geste arrondi et blasé, elle jetait une pèlerine sur ses épaules. Puis, elle se dirigea vers la porte.

— Quel ennui ! dit-elle encore.

— Quoi ?

— Rien. Tu ne peux pas comprendre.


La vaste bâtisse en briques rouges du gymnase veillait, toutes fenêtres allumées, sur la place de l’église d’Ekaterinodar. Dès leur arrivée, les élèves étaient réparties par classes, et des surveillantes desséchées, aux cheveux tirés et aux lunettes redoutables, passaient l’inspection des jeunes filles.

— Montrez vos mains…

Des mains courtes et violacées s’alignaient sous le regard sévère de ces dames.

— Bon… Bon… Vos ongles sont trop longs, Nathalie… Allez vous les tailler… Des poignets douteux, Olga… Passez à la toilette. Retournez les poches, à présent. Je ne veux y voir qu’un mouchoir et un porte-monnaie… Le superflu est confisqué…

Tania, qui était en retard, essaya de se glisser au dernier rang sans attirer l’attention de la surveillante. Mais celle-ci pointa vers elle un index dénonciateur.

— Inutile de vous cacher, Tania. Vous êtes en retard de cinq minutes… Et… et, Dieu me pardonne ! vous vous êtes maquillée, par-dessus le marché ! Ah ! vous êtes jolie avec votre peinture ! On dirait que vous êtes tombée dans un sac de farine. Filez immédiatement aux lavabos pour vous débarbouiller.

— Diablesse ! grommela Tania.

— Vous dites ?

Tania baissa la tête et se dirigea vers les lavabos, dévorée de haine muette et de désespoir. Cette dernière humiliation dépassait en cruauté toutes celles qu’elle avait déjà essuyées. On eût dit que le sort s’acharnait sur elle dans le secret dessein de la maintenir à un rang secondaire. Mais elle serait une madone de glace, envers et contre tous. Elle n’aurait qu’à laisser un peu de rose sur ses lèvres, un peu de poudre sur ses joues. Les surveillantes n’y verraient rien, et les grâces de son visage en seraient suffisamment rehaussées.

L’inspection terminée, les surveillantes conduisirent les élèves deux par deux, vers la salle de danse. Un orchestre militaire jouait avec rigueur derrière un rideau pudiquement tiré. Les lampadaires à pétrole versaient une clarté blanche et tremblante. Il y avait au mur un portrait en pied de l’empereur et de l’impératrice. Les jeunes filles, alignées par classes, piaffaient au bord de la piste vernie.

— Qu’est-ce qu’on attend ? demanda une élève en prenant le bras de Tania.

— Les cavaliers, parbleu ! dit Tania. Ils sont toujours en retard.

— Ils veulent se rendre intéressants ! Comme si nous ne pouvions pas danser entre nous !

— C’est moins drôle.

— Pourquoi ?

— Elle demande pourquoi ? Hi ! Hi ! Tu entends, Tania, gloussait une grande fille brune au visage soulevé de menus boutons. Elle demande pourquoi ?

Tania eut le sourire indulgent qu’exigeait sa nouvelle nature et murmura du bout des lèvres, comme on crache un pépin :

— Quelle gosse !

— Ça y est, je les entends dans l’escalier, cria une voix étouffée.

En effet, une rumeur de semelles, forte et disciplinée, se rapprochait des portes du salon.

— Les cavaliers !

Les portes s’ouvrirent. Les cavaliers parurent. Un chuchotement d’impatience courut de bouche en bouche dans le groupe des demoiselles.

— Ne pousse pas !

— Où est-il, ton frère ? C’est ce tout petit, maigre et jaune ?

Les cavaliers étaient exclusivement recrutés parmi les garçons du gymnase municipal d’Ekaterinodar. Ils marchaient par paires, coude à coude, et au pas. Leurs vestes bleues, pincées à la taille et décorées de boutons d’argent, leurs pantalons gris perle et leurs gants blancs étaient impeccables. Ils s’arrêtèrent sur deux rangs, en face des jeunes filles.

— Rompez vos rangs, messieurs, dit leur surveillant.

— Rompez vos rangs, mesdemoiselles, dit la surveillante.

Et elle claqua ses mains l’une contre l’autre. Mais cet ordre ne fut pas instantanément obéi. Un reste de timidité empêchait les deux clans de se réunir. Les jeunes gens et les jeunes filles se considéraient d’une manière sournoise et sotte. On se poussait du coude. On ricanait. On chuchotait en plissant les yeux.

— Allons ! Allons ! dit la surveillante d’une voix enjouée.

Les plus hardis parmi les garçons quittèrent enfin leurs camarades avec des haussements d’épaules et se rapprochèrent des demoiselles. Celles qui avaient des cousins ou des amis parmi les élèves du gymnase les accaparaient d’emblée avec autorité. Les autres tentaient de pénétrer dans leur cercle et de se faire présenter quelque cavalier disponible. Mais il y avait aussi les désabusées, les moqueuses, qui déambulaient deux par deux à travers la salle, en se tenant par la taille et en riant très fort avec impertinence. Un grand dadais au visage mou s’avança vers Tania et lui demanda si elle se souvenait de lui. Il l’avait rencontrée à un thé chez des connaissances et sollicitait l’honneur d’être son cavalier. Tania lui décocha un coup d’œil altier et dit faiblement :

— Nous en reparlerons tout à l’heure, si vous voulez bien.

La première victime venait de tomber aux pieds de la madone de glace. Elle sourit imperceptiblement et ajouta :

— Il fait lourd, ne trouvez-vous pas ? Cette tiédeur, cette musique ! Cela me donne la migraine.

— Ah ! dit-il d’un air ahuri. Oui ?

— Vous êtes drôle, dit-elle encore.

Et elle s’assit sur une chaise en lui tournant le dos.

À ce moment, l’organisateur de la fête, un petit vieillard plissé, à favoris d’étoupe, frappa ses mains l’une contre l’autre et annonça :

— Ouverture du bal. Messieurs, invitez vos dames.

L’orchestre attaqua une valse.

Les jeunes gens claquaient des talons en s’inclinant devant les jeunes filles. Les jeunes filles baissaient les yeux et marquaient une seconde d’hésitation avant d’accepter le bras de leur danseur. Le cavalier de Tania, qui s’appelait Choura Polsky, l’entraîna aussitôt dans un tourbillon. Il tenait fortement la main de Tania dans sa main moite et soufflait par les narines comme un gymnaste. Elle l’entendait qui murmurait : « Un… deux… trois… un, deux, trois. » Tania regardait cette figure rose et grave, et plaignait Choura Polsky d’être amoureux d’elle sans espoir de succès. À la longue, cependant, elle oublia Choura Polsky. Les paupières clignées, elle s’abandonnait à une sensation de faiblesse et de chute. Des lumières tournantes lui fouettaient les yeux. Les portraits de l’empereur et de l’impératrice couraient en rond autour d’elle. À travers tout son corps, elle éprouvait comme la vibration d’une machine en marche.

— Je tourne vite, hein ? fit Choura Polsky.

— Oh ! oui, dit-elle.

— Ha ! Ha ! rugit-il, et il la serra plus fortement contre sa poitrine.

Tania crut un moment qu’elle allait tomber. Mais la musique s’arrêta sur un miaulement langoureux, et la jeune fille s’adossa au mur. Choura Polsky s’essuyait les mains et le visage avec un mouchoir à carreaux.

— Et voilà ! Et voilà ! disait-il en souriant d’un air béat.

L’orchestre s’était tu, les danseurs s’étaient dispersés.

Cependant la valse continuait dans la tête, dans le ventre, dans les pieds de Tania. À la valse succéda une polka. À la polka, une mazurka. Tania, ivre de musique, oublia tout à coup qu’elle était une madone de glace et cria dans l’oreille de Choura Polsky :

— Comme c’est amusant !

La « victime répondit par un hennissement joyeux, et, mettant un genou à terre, fit tourner sa danseuse au bout de son bras tendu.

Après la mazurka, l’organisateur annonça le premier entracte. Les surveillants et les surveillantes rassemblèrent leurs élèves et les rangèrent en colonnes : les garçons d’un côté, les filles de l’autre. Puis, les deux cortèges se dirigèrent parallèlement vers le buffet. Le buffet était décoré de branchages, de pommes de pin et de guirlandes en papier de couleur. C’étaient les jeunes filles du gymnase qui avaient découpé ces fleurs multicolores, pendant les classes de dessin, et en avaient frisé les pétales en les roulant autour de leur porte-plume.

Sur la longue table, drapée d’une nappe blanche, s’alignait une série de petits cornets noués de faveurs bleues et roses. Les élèves s’approchaient à tour de rôle de la table, choisissaient leur paquet et retournaient dans la salle de danse. Les paquets contenaient des caramels, des oranges, des noix, du chocolat et des rondelles de pain d’épice. Jeunes gens et jeunes filles, assis côte à côte, déballaient ces friandises sur leurs genoux. Choura Polsky exultait de tendresse.

— Écoutez, disait-il. Il y a plus de caramels dans mon paquet que dans le vôtre, servez-vous. Je n’ai pas faim.

— Pourquoi ? demandait Tania.

— Je réfléchis trop.

— À qui ?

— À celle que je n’ose nommer. Laissez-moi seulement les bonbons à l’orange. Prenez tous les autres.

Tania, intimement flattée, regardait son cavalier avec gratitude et regrettait seulement qu’il n’eût pas la taille mieux prise. Philippe Savitch, lui, était si maigre !

Entre-temps, les familles des élèves arrivaient l’une après l’autre. On avait ouvert à leur intention la « salle des grands », où il y avait un buffet spécial avec du champagne et des liqueurs à volonté. Tania prit congé de Choura Polsky pour saluer ses parents et son futur beau-frère.

Arapoff, Zénaïde Vassilievna, Lioubov et Ivan Ivanovitch Kisiakoff étaient assis à une table fleurie.

— Voilà notre petite institutrice ! s’écria Kisiakoff en serrant la main de Tania entre ses grosses pattes velues.

Depuis le jour où il l’avait vue dans son uniforme marron à tablier noir, Kisiakoff s’obstinait à traiter Tania de « petite institutrice » et à lui conseiller d’apprendre les langues vivantes. Tania n’aimait pas cet homme massif, rouge et barbu, qui regardait Lioubov avec l’expression du monsieur qui s’attable devant un bon repas. Elle haussa les épaules.

— C’est à cause de mon uniforme, dit-elle. Plus tard, j’aurai des robes comme Lioubov, et vous ne saurez plus comment m’appeler.

Zénaïde Vassilievna toucha du revers de la main les joues chaudes de Tania.

— Tu as trop dansé, sans doute. Tu es en nage.

— Oui, et tu es décoiffée, dit Lioubov avec un sourire vénéneux.

— Peut-être, répliqua Tania, mais toi, qui es si bien coiffée, tu as l’air…

Elle ne sut comment achever sa phrase, parce que Kisiakoff l’observait avec insistance. Il riait doucement dans sa barbe. Ses narines se distendaient, molles et huileuses.

— Tu as l’air… Tu as l’air de quoi ? demanda Kisiakoff.

— Ivan Ivanovitch, dit Lioubov, ne regardez pas ma sœur de cette façon-là. Vous me rendez jalouse.

Kisiakoff se frottait les mains.

— C’est bien fait ! C’est bien fait ! dit-il.

Puis, sans transition, il se tourna vers Arapoff et déclara :

— Mon cher ! J’oubliais de vous raconter. À propos de Bourine. J’ai des détails…

— Ah ! oui ? dit Arapoff, qui paraissait de mauvaise humeur.

— C’est croustillant…

Arapoff embrassa d’un coup d’œil rapide le groupe que formaient sa femme et ses deux filles. Il se sentait gêné en présence de Kisiakoff. Il souhaitait abréger l’entretien.

— Plus tard, vous me direz ça plus tard, chuchota-t-il.

— Et pourquoi ? Plus tard, j’oublierai. C’est tout de suite que je dois vous relater ces choses… Savez-vous où il s’est suicidé ? Chez la… Hum ! Vous me comprenez ?… Il s’était enivré comme une brute. Il y avait avec lui trois gamines de quinze ans. De petites beautés. Il avait du goût, le coquin. Mais quinze ans ! Quelle jeunesse !… Attendez, attendez donc… Pour la table, il avait commandé trois gâteaux garnis de quinze bougies chacun… Trois fois quinze font quarante-cinq. Quarante-cinq ans… Son âge, quoi !

— Votre histoire est idiote, dit Constantin Kirillovitch.

— Je ne trouve pas, dit Kisiakoff en plissant les paupières. Tout cela me paraît curieux. Psychologiquement…

Une veine s’était gonflée en travers de son front. Tania le considérait avec horreur. La tête vide, les jambes molles, elle recula jusqu’à la porte. Elle entendit encore :

— Quarante-cinq ans… Il a respiré trois boutons de rose, et paf…

Kisiakoff se mit à rire, les mains à son gilet, la barbe ouverte.

— Ivan Ivanovitch ! Il rit comme un fou ! dit Lioubov.

— Garçon, cria Arapoff, du champagne.

Comme elle rentrait dans la salle de danse, Tania heurta Choura Polsky et s’étonna de n’être plus seule.

— On ne passe pas, disait-il en fronçant les sourcils. On ne passe pas. Vous m’avez promis la prochaine danse.

Elle eut envie de le gifler, mais se retint et dit seulement :

— Laissez-moi.

— Vous êtes malade ?

— Oui… Oui… Un peu…

D’un pas rapide, elle traversa la pièce où des couples valsaient encore, qui avaient des têtes en baudruche et des robes mortes.

— Tania ! Tania ! criait quelqu’un à ses oreilles.

Elle se retourna. Personne ne la suivait. Elle dévala l’escalier et longea le couloir des classes, en se frottant l’épaule contre le mur frais.

— Tous… tous…, je les déteste tous, marmonnait-elle. Kisiakoff, et Lioubov, et mon père, et Choura Polsky… Tous… tous… Ils sont sales, méchants…

La porte des lavabos était ouverte. Tania entra, toute droite, dans une odeur de créosote et de peinture. L’eau ruisselait d’un robinet mal fermé. Derrière la fenêtre, on entendait bouger cette branche de tilleul qui avait effrayé des générations d’élèves « Je t’assure qu’il y a quelqu’un derrière la vitre. » Il n’y avait personne derrière la vitre. Il n’y avait personne dans l’école, dans la ville, dans le monde. Philippe Savitch était mort. Et de quelle mort !

Cette maison louche, dont on parlait à demi-mot. Ces trois fillettes. Ces gâteaux. Ces bougies…

— Trois fois quinze, quarante-cinq, dit Tania. La tête lui tournait un peu. Elle s’entendit crier :

— Mais je l’aime, je l’aime…

Puis elle ferma les yeux, poussa un soupir et se pencha au-dessus du lavabo.

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