CHAPITRE VII
Le mariage de Lioubov avec Kisiakoff avait été prévu pour le mois de février 1893. Mais Lioubov estimait que sa nouvelle dignité de fiancée s’opposait à ce qu’elle prît le moindre intérêt aux préparatifs de Noël. Depuis quelques jours, elle traitait Tania avec une condescendance insolente, se levait tard et soignait sa peau avec des crèmes. Tania était mortifiée par ce brusque changement d’attitude et se sentait très seule.
Mais son chagrin se transforma en indignation lorsque Lioubov prétendit aider Zénaïde Vassilievna à emballer et décorer les cadeaux. Cette prérogative était réservée aux parents. Lioubov n’avait pas le droit d’en réclamer le bénéfice. À plusieurs reprises, Tania tenta d’expliquer son point de vue à sa mère. Cependant, elle ne fut pas écoutée. Et, l’avant-veille de Noël, après qu’on eut expédié au lit Nina, Akim et Tania elle-même, Zénaïde Vassilievna et Lioubov s’installèrent dans la salle à manger pour orner les paquets avec des rubans et habiller les poupées. Comme chaque année, vers onze heures du soir, Nina et Akim vinrent chercher Tania pour « espionner par le trou de la serrure ». Mais elle ne voulut pas les suivre. Il lui semblait qu’elle avait passé l’âge de ces amusements. Elle préféra demeurer dans sa chambre et écrire à Volodia une lettre en vers qu’elle ne lui enverrait pas. Volodia viendrait-il pour l’arbre de Noël ? Depuis ce baiser furtif, il se terrait chez lui, évitait de sortir. Que pouvait-il bien penser d’elle ? Comment la jugeait-il ? L’aimait-il seulement ? Tania, assise dans son lit, essayait d’ordonner son tourment en phrases cadencées. Elle avait allumé sa lampe de chevet. Un cahier ouvert sur ses genoux. Son crayon traçait dans la marge des contours de fleurs et d’étoiles. Bientôt, Akim et Nina revinrent en courant.
— J’ai vu une grande, grande poupée, en robe rose, avec un chapeau de paille, dit Nina, qui était essoufflée et dont les yeux brillaient de fièvre.
— Ah ! oui ? dit Tania en refermant son cahier.
— Oui, et une autre plus petite. Lioubov et maman sont en train de les habiller. Sûrement, la grande est pour toi, la petite est pour moi.
— Je te donnerai aussi la grande, dit Tania.
Et elle fit un sourire de tendre dédain. Mais, tout de même, elle était contente.
Zénaïde Vassilievna et Lioubov étaient assises côte à côte sous la grande lampe ronde de la salle à manger. Devant elles, il y avait des poupées nues, des lambeaux d’étoffe et des papiers de couleurs. Constantin Kirillovitch déambulait de long en large dans la pièce et tentait de composer mentalement un petit discours comique qu’il prononcerait pour le réveillon. Nicolas lisait les journaux. Le poêle de faïence craquait d’une façon discrète. Derrière les vitres noires, on devinait la chute patiente de la neige. Tout à coup, un tintement léger ranima la ville. Constantin Kirillovitch s’approcha de la fenêtre. À la tour de surveillance des pompiers, brillaient les lampions rouges de l’alerte. Arapoff compta les boules lumineuses, à mi-voix :
— Un, deux, trois, quatre, cinq… Cinq boules… C’est à la Doubinka qu’un incendie s’est déclaré…
Le traîneau rouge des pompiers passa en trombe dans la lumière fade des lampadaires. Il était attelé en troïka. Les casques de cuivre, les échelles astiquées, les harnais des chevaux étincelèrent et se perdirent dans l’ombre. Des voitures chargées de tonneaux suivaient en brinquebalant, vaille que vaille. Un chien aboya, puis se tut. Arapoff reprit sa marche, le front baissé, l’œil pensif. Nicolas grommela, sans interrompre sa lecture :
— Si l’incendie s’était déclaré au palais du gouverneur, il y aurait eu plus d’un traîneau, plus d’une échelle…
Lioubov éleva une poupée entre ses deux mains :
— Celle de Tania est habillée, dit-elle.
— L’année prochaine, on ne pourra plus lui donner de poupée, dit Zénaïde Vassilievna.
Elle soupira. Elle avait l’air triste.
Volodia écouta décroître le tintement des grelots qui passaient dans la rue.
— Un incendie à la Doubinka, dit-il.
Sa mère hocha la tête :
— Si seulement il pouvait nous débarrasser de cette vermine. Toutes les maladies viennent de là. Tu montes te coucher ?
— Oui, dit-il.
Mais il restait sur place. Elle le baisa au front et quitta le salon d’une démarche pressée.
Volodia pensa que Tania avait entendu, comme lui, le passage des pompiers à travers la ville endormie, et cette idée l’emplit d’une faiblesse suave. Aussitôt, il tenta d’exploiter son trouble et d’en tirer les conclusions. Aucun doute n’était possible. Il était amoureux de Tania. Mais à quel degré ? Et pour combien de temps ? Les paupières closes, Volodia s’efforçait de reconstruire en lui, bribe par bribe, l’image d’une Tania au nez retroussé, aux yeux bleus, aux cheveux blonds. Il l’obligeait à l’embrasser de cette même façon brève et maladroite. Plus tard, il épouserait Tania. Mais, jusque-là, devait-il lui rester fidèle ? Avec volupté, il décida que non. « Elle souffrira un peu. Elle fera son apprentissage. Je suis comme ça ! » Puisqu’il avait été distingué par une jeune fille, il désirait l’amour de toutes les jeunes filles. Il avait peur que l’affection de Tania le privât de ses autres chances. Précipitamment, il passait en revue les noms et les visages féminins d’Ekaterinodar. On eût dit que le baiser l’avait dédouané et que, dorénavant, rien ne s’opposait plus à ce qu’il prît son plaisir auprès des personnes du sexe. Quel carnage en perspective ! « La terreur des parents, des époux et des fiancés ! » Volodia sourit à ses victoires futures. Il imagina ses victimes, blondes, brunes, rousses, toutes en larmes, toutes belles, et lui parmi elles, très droit, très simple, avec une fleur au revers du veston. Mais à ce moment, le souvenir de Tania lui revint, et il eut honte. Était-ce quelqu’un de « bien » ? En marge d’un de ses devoirs, le professeur de littérature avait inscrit ces mots « Brillant, mais superficiel ». Sûrement, il était un garçon superficiel. Ce qu’il entreprenait réussissait trop vite. Et ses sentiments changeaient comme change le temps. Rien autour de lui ne paraissait nécessaire, solide, respectable. Il regretta l’absence de Michel. Auprès de Michel, il devenait meilleur. Il l’avait souvent remarqué. Michel était franchement installé dans le monde. Il avançait sur la bonne route, avec la puissance lourde d’un bœuf. On ne l’admirait pas. On l’estimait. C’était mieux. Qu’aurait-il dit, Michel, s’il avait appris le baiser de Tania ? Quel conseil, quel compliment, quel reproche aurait-il adressé à son ami ? Volodia maudit sa solitude. La neige tombait derrière les fenêtres. Une horloge sonna minuit. Les poêles s’éteignaient dans toute la maison. Un courant d’air froid glaça les chevilles de Volodia. Il quitta le salon et monta dans sa chambre. Sur sa table de nuit, il avisa un livre : le Démon, de Lermontoff. Il avait promis de le prêter à Tania. Il le lui donnerait pour Noël. Ayant ouvert le volume, il inscrivit, sur la page de garde : « Pour Tania, en souvenir, 23 décembre 1892. » Et il signa : « VOLODIA BOURINE. »
Ce geste le réconcilia avec lui-même. Il lui sembla tout à coup que mille questions insidieuses venaient d’être résolues d’un trait de plume.
Derrière la fenêtre, il entendit de nouveau le tintement des grelots emballés, le grondement des tonneaux vides. Les pompiers avaient éteint l’incendie et regagnaient leurs casernes.