CHAPITRE II
Vers la fin du mois d’août, Nicolas quitta ses parents pour se rendre chez un ami de classe, qui habitait une propriété aux environs de Kiev. Constantin Kirillovitch l’avait laissé partir sans regrets. Depuis quelques jours, il était débordé de travail et n’avait guère le temps de penser à son fils. Une épidémie de choléra décimait la population du faubourg ouvrier de la Doubinka. Arapoff, en tant que médecin municipal, était responsable de l’état sanitaire de la cité. Mais comment raisonner les gens de la Doubinka ? Cette agglomération, accrochée comme une lèpre au flanc d’Ekaterinodar, était le refuge des mendiants, des voleurs, des voyous, des ouvriers déclassés et des filles. L’assistant de Constantin Kirillovitch, qui avait voulu les réunir, dimanche dernier, pour leur enseigner les précautions à prendre contre la contagion, était tombé sous leurs coups. Son corps, affreusement mutilé, avait été retrouvé, le lendemain, au pied d’une palissade. Aussitôt, la police avait entrepris des recherches prudentes et arrêté trois ivrognes qui furent relâchés après interrogatoire. L’enquête se poursuivait. Mais le résultat en était connu d’avance. Le dossier serait classé, comme tous les dossiers relatifs aux règlements de comptes, à la Doubinka. En vérité, il était hors de doute que le meurtre avait été accompli par la foule. La rumeur publique accusait les médecins d’avoir empoisonné un puits dans la nuit de l’Ascension. Pour lutter contre cette légende absurde, pour sauver malgré eux ces malades récalcitrants et préserver du même coup la ville d’Ekaterinodar, Constantin Kirillovitch résolut de se rendre lui-même sur les lieux. Obéissant à sa requête, le commissaire de police de la Doubinka convoqua les habitants du faubourg à se rassembler en masse, pour le 29 août 1892, jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, devant le puits pollué. Jusqu’au dernier moment, Constantin Kirillovitch avait laissé ignorer à sa femme qu’il entendait s’aventurer sur le territoire de la Doubinka. Avant de partir, il se lava des pieds à la tête, se parfuma et revêtit du linge fin à son chiffre. Il quitta la maison à trois heures de l’après-midi. Zénaïde Vassilievna l’accompagna jusqu’à la grille du jardin.
— Tu es bien élégant, lui dit-elle, tandis qu’il s’installait dans la calèche. Où vas-tu donc, s’il te plaît ?
Constantin Kirillovitch murmura :
— Écoute, Zina… Justement, je voulais te prévenir… On ne sait jamais… Il faut que je voie ces gens… les malades de la Doubinka…
Zénaïde Vassilievna pâlit un peu et joignit les mains sous son menton :
— La Doubinka !
— Marche ! cria Constantin Kirillovitch.
Le cocher fouetta ses bêtes et la calèche s’éloigna en dansant sur les pavés.
La Doubinka commençait aux portes mêmes de la ville, passé la voie du chemin de fer et le marais du Kara-sou. Là, des bicoques en bois et en torchis déchiqueté s’emboîtaient les unes dans les autres, confondant leurs jardinets rachitiques. Des vitres de papier huilé étaient posées sur les façades galeuses. Une liqueur jaune suintait des tas de purin qui défendaient les portes. Les hautes cheminées de l’usine de briques Steingel dominaient la carapace hideuse des faubourgs. Le cocher se tourna vers Constantin Kirillovitch :
— Faut-il aller plus loin, barine ?
— Mais oui, dit Constantin Kirillovitch en riant.
Tout était bien ainsi. Sa décision lui laissait au cœur une impression de dignité parfaite.
Le cocher, à demi rassuré, grommela dans sa barbe :
— Si c’est pas malheureux de risquer sa peau pour une vermine pareille !
À mesure qu’on avançait, les maisons devenaient plus laides et plus chétives encore. Des gamins, en chemise et pieds nus, la face mangée de croûtes, les yeux vides, se rangeaient au passage de la voiture. Deux hommes, qui portaient un cadavre sur une civière de toile, dévisagèrent les nouveaux venus et crachèrent dans le ruisseau.
— Voilà ! Voilà ! Ça commence ! geignait le cocher.
Plus loin, un groupe criard bloquait le seuil d’une baraque. Une jeune femme était étendue au bord de la route, et ses cheveux noirs dénoués s’étalaient comme une flaque d’encre autour de sa tête. La peau de son visage était tirée à craquer sur ses pommettes dures. Un gamin de cinq ans, accolé à son flanc, tiraillait la robe souillée et appelait la morte à longs hurlements monotones.
Des voisins entouraient la mère et le fils et discutaient posément :
— Il faut l’emporter.
— Et si elle vivait encore ?
— On verra bien en route…
— Laissez-la. Ne la touchez pas. Écartez l’enfant. Je repasserai pour l’examiner, cria Constantin Kirillovitch.
Et il donna un coup de poing dans le dos rembourré du cocher.
— File, idiot. Nous n’avons pas une minute à perdre.
Une fièvre découragée le prenait tout à coup devant l’immensité de sa tâche. La mort était partout, dans le baiser, dans la poignée de main, dans les habits, dans les aliments, dans l’eau, dans les fruits, dans l’air même. Et que devait-on opposer à l’épidémie ? Des boissons chaudes, des frictions, une hygiène rigoureuse ? Est-ce qu’on pouvait conseiller cela aux pauvres de la Doubinka ? Est-ce qu’ils l’écouteraient seulement, lorsqu’il leur dirait cela ?
— C’est affreux, c’est affreux, murmura Constantin Kirillovitch, et il passa une main lourde sur son visage.
La voiture contourna un dernier paquet de cabanes et s’arrêta à la lisière d’une sorte de terrain vague, cerné de maisonnettes sordides et planté d’arbres grêles aux troncs brûlés. Une foule compacte s’était rassemblée là, à l’heure dite, sur l’ordre du commissaire de police. Deux agents, noyés dans le flot, se rapprochaient péniblement de la calèche.
— Les policiers sont déjà là ! dit le cocher. Et il y en a combien ? Un, deux ? Que veulent-ils faire à deux contre mille ? Ah ! Sainte Vierge !
Une rumeur épaisse monta de la populace :
— Le voilà ! Le voilà !
Un vieillard s’avança vers Constantin Kirillovitch. C’était un ancêtre cassé, à la barbe de mousse polaire et aux yeux malins et cruels. Il n’avait pas retiré son bonnet. « Mauvais signe », pensa Constantin Kirillovitch et, se baissant vers l’homme, il demanda :
— Qui es-tu ? Que me veux-tu ?
— Les camarades m’ont prié de vous saluer en leur nom. Ils ont confiance en moi, les camarades. Je suis vieux. Je connais la vie.
— Bref, tu es au courant de tout.
— Qui pourrait le dire ? susurra le vieillard. Dieu peut-être, et encore !…
— Qui a tué mon assistant ?
— La police cherche, dit l’autre avec une courbette. Il faut faire crédit à notre police. Les agents sont intelligents et actifs. De braves gens…
— C’est bon, dit Constantin Kirillovitch, je vais parler à tes amis.
Il se dressa dans la voiture et contempla la masse des visages. Cette multitude de faces hâves, barbues, de casquettes à visières cirées, de mouchoirs noués, de regards menaçants, donnait le vertige. Malgré lui, Arapoff remarqua un colosse à la gueule spongieuse, qui mastiquait des semences de tournesol et crachait les écorces à la ronde. Il se sentit, tout à coup, faible et stupide. Qu’y avait-il de commun entre lui et ces êtres frustes et méchants qu’il avait à charge de convaincre ? Quelle langue leur parler ? Quelle autorité invoquer pour les toucher et les soumettre ?
— Écoutez tous, dit-il soudain.
Sa voix violente l’étonna, comme s’il eût fait partie de la foule et qu’un inconnu l’eût harangué avec les autres, du haut d’une tribune.
— Écoutez tous, je suis Constantin Kirillovitch Arapoff, médecin municipal d’Ekaterinodar…
— On le sait, cria une femme.
Arapoff baissa les paupières et le sang lui vint aux joues. Il continua cependant :
— Une épidémie de choléra ravage le quartier de la Doubinka. Nous devons nous unir pour combattre ce fléau. Vos proches sont morts ou risquent de mourir d’une minute à l’autre, faute de soins. Il importe de les sauver. Je veux les sauver avec vous, pour vous…
— C’est pas en restant ici que tu les sauveras, dit le vieillard avec force. Va-t’en, et la maladie s’en ira toute seule.
L’hostilité concertée, la bêtise opaque de cette assemblée déroutaient Constantin Kirillovitch. Il ramassa tout son courage et poursuivit en tenant haut la tête :
— Parlons franc. J’ai envoyé un médecin pour vous soigner et vous l’avez assassiné lâchement. La justice s’occupe de cette affaire. Les coupables seront découverts et châtiés…
Un rire énorme secoua l’auditoire. La colère gagnait Constantin Kirillovitch.
— Mon affaire, à moi, n’est pas de vous juger, dit-il. Pour moi, vous êtes des hommes. Et ma conscience me commande de vous guérir. Qu’est-ce que le choléra ? À quoi le reconnaît-on ? Comment peut-on le combattre ? Voilà ce qu’il faut que je vous apprenne.
— On le sait déjà ! hurla le colosse au visage spongieux.
— Qu’est-ce que tu sais ? demanda Arapoff.
— Je sais que, s’il y avait moins de médecins, il y aurait moins de choléra.
— Et pourquoi ?
— Qui est-ce qui a intérêt à ce qu’il y ait des malades ? Les médecins, parbleu !…
— Je vous soigne gratuitement.
— Parle toujours ! T’es payé par la ville ; on te balancerait, si tu n’avais plus de travail.
— Oui ! Oui ! Oui ! vociféraient des voix enrouées. Tueurs de pauvres ! Assassins ! Lâches !…
— Vous… vous ne savez plus ce que vous dites, bégayait Arapoff, éperdu de rage et d’impuissance.
— Partons, barine, dit le cocher. Regardez, les agents se défilent. Ils vont nous laisser seuls. On nous fera un mauvais sort.
— Tais-toi !, cria Arapoff.
Et il ajouta, tourné vers la foule :
— Vous ne me faites pas peur, tant que vous êtes !
— L’autre aussi n’avait pas peur, dit une femme.
— Laisse-nous, si tu ne veux pas y passer comme l’autre, aboya un gaillard, à la tête rasée et au nez aplati de Kalmouk.
— Je ne crains pas d’y passer comme l’autre, dit Arapoff, trempé de sueur et les poings serrés. Je fais mon devoir, voilà tout…
— Et c’est ton devoir que tu faisais hier soir, reprit la femme, lorsqu’on t’a vu jeter de la poudre empoisonnée dans le puits ?
Un silence terrible engourdit le troupeau massé autour de la calèche. Arapoff, à bout de nerfs, glapit tout à coup, comme un forcené :
— Qui est-ce qui a dit ça ?
— Moi !…
Une femme, à la figure rongée de petite vérole, aux yeux minuscules et roses, dressait un bras vengeur vers le ciel.
— Moi ! Moi ! Je t’ai vu.
— À mort ! À mort ! grondait la populace, et des poings se levaient au premier rang.
Les agents avaient disparu. Arapoff eut un mouvement de recul et demanda encore :
— Dans quel puits aurais-je, d’après-vous, jeté la poudre ?
— Dans celui-ci.
De nouveau, la foule eut un long cri de haine, puis se tut.
Arapoff sentait le calme revenir en lui. L’imminence du danger le rendait singulièrement lucide. Il éprouvait même une sorte de plaisir vaniteux à jouer sa vie sur une parole.
— C’est bon, dit-il. Va me chercher un verre d’eau dans ce puits que tu prétends empoisonné. Je boirai l’eau. Mais, si je ne meurs pas, c’est que tu as menti. Et, alors, je te ferai fouetter jusqu’au sang devant ces hommes et ces femmes que tu as trompés. Ma proposition est-elle équitable ?
— Oui ! Oui ! crièrent des voix.
— Alors, au travail. Mais comment t’appelles-tu, d’abord ?
Un hurlement de chienne lui répondit. La femme s’était écroulée à genoux. Elle se frappait le front contre la terre et déchirait sa robe sur sa poitrine, en gémissant :
— Seigneur, Seigneur… j’ai menti… Je n’ai rien vu… Je ne sais pas pourquoi j’ai parlé… Le diable m’a tentée… Le diable m’a tentée… Pardonne-moi !…
— Non, je ne te pardonne pas, dit Arapoff. Va me chercher l’eau. Je te l’ordonne. Je veux que tout le monde connaisse ma bonne foi.
La femme se traîna jusqu’au puits, tandis que la foule, haletante, suivait ses moindres gestes avec attention. Puis les spectateurs commencèrent à rire et à discuter entre eux. Arapoff distinguait mal leurs propos :
— Sacrée Matriona ! Elle fait plus de mal avec sa langue qu’avec une épingle ! On se demande pourquoi elle vit encore, cette vipère ! Regardez-la, elle se signe maintenant ! Et si l’eau était vraiment empoisonnée ? Eh bien, il mourrait, et ça nous éviterait de le descendre ! Prends ma cruche, Matriona, mais je te la casserai sur la tête si tu as menti !
Arapoff souriait d’un air las. Il avait risqué le tout pour le tout. Peut-être tomberait-il malade ? Peut-être mourrait-il dans un jour ou deux ? Les guérisons étaient rares. Et il n’aurait pas le temps de se soigner. Cependant, un enthousiasme grave le soutenait aux épaules. De nouveau, il retrouvait en lui cette impression de netteté, de discipline, qui était si agréable.
Des mains se passaient une cruche ébréchée et pleine d’eau. Le cocher la cueillit entre les doigts d’un vieillard et la tendit à Constantin Kirillovitch.
— Ne buvez pas, barine, chuchota-t-il.
Arapoff lui donna une tape sur le ventre, éleva la cruche jusqu’à ses lèvres et but l’eau fraîche à longs traits. Un silence respectueux entourait son geste.
Ayant vidé la cruche, il la retourna et la secoua au-dessus de la voiture.
— Et voilà ! cria-t-il. Me croyez-vous à présent ?
Nul ne lui répondit. La foule contemplait sérieusement cet homme qui risquait la mort pour prouver sa bonne foi et son dévouement. Tout à coup, un petit moujik à cheveux de paille se mit à hurler :
— Oui ! Oui ! nous te croyons ! Sauve-nous ! Sois notre père !
Arapoff eut envie soudain de descendre vers cet inconnu et de l’embrasser.
— Notre sauveur ! Notre sauveur ! reprenaient d’autres voix d’hommes et de femmes.
« Ils m’aiment… Et voilà, demain peut-être que je serai mort », songeait Arapoff. Il hocha la tête et réclama le silence, de ses deux bras étendus :
— Puisque vous croyez en moi, vous allez m’écouter sagement et retenir une bonne fois mes paroles. Lorsqu’un cas de choléra se déclare, il faut garder la maison propre, frictionner le malade, lui donner des boissons chaudes…
Le cocher se signait à petits gestes rapides. Les agents reparurent au premier rang. Ils étaient rouges. Visiblement, ils venaient de boire un coup.
— C’est gagné pour cette fois, dit l’un d’eux en desserrant d’un cran son ceinturon de cuir noir.
Arapoff parlait toujours, et le son de sa voix cuivrée lui procurait un plaisir intense.
— À présent, dit-il enfin, que je vous ai expliqué en quelques mots ce qu’il y a lieu de faire pour combattre le choléra, je vais visiter avec vous les malades. Conduisez-moi, mes amis.
Et il descendit de la voiture. Comme il mettait pied à terre, un homme se précipita sur lui et lui baisa l’épaule, dévotement. Des chapeaux volèrent au-dessus de la foule.
— Matriona ! Matriona ! Tu peux graisser ton dos ! cria quelqu’un.
Tout le monde se mit à rire. Et Arapoff riait aussi en avançant dans cette cohue déférente. « Non, je ne mourrai pas, pensait-il. Ils m’aiment trop pour que je meure. »
Il était six heures du soir, lorsque la calèche d’Arapoff quitta la Doubinka et pénétra dans les rues d’Ekaterinodar. Les façades des maisons, roses et blondes, exhalaient la chaleur qu’elles avaient accumulée tout au long de ce beau jour d’été. La chaussée, pavée de briques rouges, aveuglait le regard comme une coulée de sang.
Arapoff était content de sa visite, mais déprimé et fébrile. Ce n’était pas la crainte de sa propre mort qui l’obsédait ainsi, mais une pensée plus lointaine. La pensée de ceux qui lui survivraient et qui souffriraient ce qu’il n’aurait pas souffert. Il se rappela le petit moujik aux cheveux de paille. Il avait une veste de peau, déchirée au coude, une casquette de cuir et des bottes trop larges qui bâillaient autour de ses mollets maigres. Et il criait de joie après avoir crié de haine. Ils étaient des millions de petits moujiks semblables à celui-ci, qui changeaient leur haine en joie et leur joie en haine, pour le prix d’un geste ou d’un mot. « C’est si facile de les retourner. Et, si on les retourne, c’est le monde entier qui est retourné. Car le monde entier repose sur eux, sur ces millions d’êtres anonymes, aux regards d’enfant et aux poings meurtriers. Si je n’avais pas trouvé la phrase qu’il fallait, j’étais mort. Saura-t-on toujours trouver la phrase qui leur convient ? »
Arrivé à ce point de ses réflexions, Arapoff arrêta la calèche devant la boutique d’un parfumeur et entra dans le magasin en sifflotant. Il avait besoin, tout à coup, de respirer un parfum, de croquer une friandise, de contempler une fleur. La vanité même de ces plaisirs lui était agréable ; ils étaient les signes d’un monde précieux et fragile, d’autant plus délectable qu’il paraissait condamné.
« Notre univers n’existe que par un miracle d’habitude. Tout est à la merci de tout ! »
Il demanda un flacon de « Fougère royale », versa du parfum dans ses mains ouvertes et les appliqua en cornet sur ses narines. D’un côté « Fougère royale », et de l’autre, la menace hideuse de la Doubinka. Comment Dieu permettait-il qu’il y eût à la fois cette « Fougère royale » et cette Doubinka ? Il frissonna.
— Votre vendeuse est bien jolie, dit-il à la caissière. Je vous félicite.
La vendeuse rougit et eut un petit rire clairet de jeune fille.
— Vous me flattez, Constantin Kirillovitch.
— Tiens, vous connaissez mon nom ?
— Qui ne le connaît pas à Ekaterinodar ?
Arapoff sourit avec une satisfaction puérile et se lissa la barbe du bout des doigts. « Non, je ne mourrai pas. Non, ce monde ne mourra pas… », songea-t-il encore. Et il dit bien haut
— Au revoir, mesdames, je reviendrai.
— Il arrive ! Il arrive !
Toute la famille était rassemblée devant la grille. Arapoff reconnaissait le corsage bleu clair de sa femme, la robe marron de Tania, le chapeau de paille de Lioubov, et la jupe noire dont Nina s’affublait pour jouer avec les bêtes de la basse-cour. Derrière elles, Akim secouait les bras et poussait des exclamations stridentes. La calèche s’arrêta et les enfants coururent à la rencontre de leur père.
— Ne me touchez pas ! cria Constantin Kirillovitch. Pour l’amour du Ciel, ne me touchez pas ! Je vais me changer, me laver, me désinfecter. Nous parlerons ensuite.
Zénaïde Vassilievna venait vers son mari, le visage défait, les yeux bouffis de larmes :
— Dis-nous au moins si tout s’est bien passé ?
— On ne peut mieux. D’ailleurs, vous me voyez devant vous en chair et en os, que vous faut-il de plus ?
— Tout de même, je ne suis pas tranquille !
— Est-ce que tu as dû te battre avec eux ? demanda Akim, avec une sorte de voracité rapide.
— Oui… Seul contre dix mille. Et j’ai triomphé. Tu es content ?
Arapoff eut un sourire narquois, écarta ses enfants et gravit les marches en sautillant un peu pour « faire jeune ».
— Nous prenons le thé dans le jardin ; tu viendras nous rejoindre, dit Zénaïde Vassilievna.
Arapoff se lava des pieds à la tête, frotta ses mains à l’ichtyol et revêtit une robe de chambre légère en soie crème passementée de vert. Puis, il alluma un petit cigare et pénétra dans son bureau de bois sombre et de cuir marron. Il voulait s’isoler un peu avant de retrouver sa famille. Il avait besoin de réfléchir à son aventure. Ce fut avec un sentiment d’allégresse coupable qu’il s’allongea sur les coussins du divan de consultation. Par la fenêtre ouverte, arrivaient les voix déréglées des enfants, la voix sage de Zénaïde Vassilievna. Ils étaient assis là. Ils l’attendaient. Ils dépendaient de lui, comme une grappe. Grâce à eux, une épaisseur tiède et vivante l’enveloppait de toutes parts. Plus jamais, il ne serait seul. Cette pensée lui procurait un bien-être physique. Il songea au temps lointain où il s’était établi dans la ville. Il avait vingt-sept ans, à l’époque. La cité n’était encore qu’une bourgade cosaque, accrochée aux marais clapotants du Kara-sou, avec des rues noyées de boue noire et bordées de trottoirs en planches. Les jeunes filles se rendaient au bal, debout dans des charrettes à bœufs. Le seul orchestre de l’endroit était la clique du régiment. Mais, avec les années, des maisons neuves avaient poussé par centaines, et la situation de Constantin Kirillovitch s’était rapidement améliorée. À trente ans, Arapoff avait épousé une jeune fille aimable et modeste. Zénaïde Vassilievna venait d’achever les cours du sévère Institut Smolny, lorsque Arapoff la rencontra dans une réunion mondaine. Elle était d’origine allemande, rougissait à tout propos, n’avait rien vu, rien lu, rien appris d’utile, et accepta le mariage avec un effarement extasié. Arapoff lui fit des enfants, parce qu’il aimait les enfants et qu’il fallait bien occuper sa femme. À présent, la ville comptait plus de cent mille habitants. La famille d’Arapoff était nombreuse et saine. La clientèle avait triplé en dix ans. Arapoff était connu de tous, aimé, fêté, gâté ; il avait su réaliser son rêve et acheter un petit jardin aux confins de la cité pour cultiver des roses. Les roses, le cercle, quelques maîtresses fugitives, une bonne chère, une brave femme, de beaux enfants, un travail considérable et varié, que pouvait-il souhaiter encore ? Constantin Kirillovitch regardait la vie avec contentement. Mais, déjà, une pensée inquiète altérait son plaisir. Les enfants. Partis de lui, détachés de lui, quelle serait leur démarche dans un univers hostile ? Lioubov aurait dix-sept ans bientôt. Elle se révélait coquette, frivole et paresseuse. Zénaïde Vassilievna échafaudait pour elle des projets de mariage approximatifs. Mais la gamine se plaisait aux promenades de la rue Rouge. Jeunes gens et jeunes filles déambulaient en groupes, le long de cette voie élégante, pavée de briques écarlates, et promise de longue date aux intrigues sentimentales.
— Je vais me promener dans la rue Rouge, disait Lioubov en ramassant le coin de sa robe.
Et Arapoff savait déjà qu’il la rencontrerait flanquée de deux ou trois garçons exaltés et timides, à qui elle disait « Vous êtes insupportables ! » et pour qui elle riait très fort, en montrant ses dents blanches et en renversant la tête.
Tania donnait plutôt dans le romantique, lisait des livres français en cachette, fredonnait des valses, tenait un journal et affectait un maintien langoureux, bien qu’elle fût une solide gaillarde de quatorze ans, aux joues roses comme des pommes frottées, et aux yeux bleus et clairs de nourrisson.
Nina, elle, s’intéressait toujours aux petits chats abandonnés et aux chiens galeux, et disait qu’elle épouserait un vétérinaire.
Akim, qui avait eu dix ans avant-hier, posait au stoïcien, se plantait des aiguilles dans la main pour éprouver sa capacité de souffrance, refusait de dormir sur un matelas, méprisait les filles et suçait des cailloux afin d’acquérir une mâchoire volontaire.
Quant à Nicolas… Constantin Kirillovitch poussa un soupir « Il finira bien par se ranger, Nicolas. Ses études finies, nous l’établirons à Ekaterinodar. Il se mariera. Il aura des enfants. Lioubov aussi se mariera, et Tania, et Nina, et Akim lui-même. »
Des mariages, des luttes, des victoires, des morts, des naissances, la descente du sang dans des ramifications inconnues, la transmission du nom à des êtres nouveaux, l’écoulement des gestes, des voix, des silences… Constantin Kirillovitch imaginait difficilement cette échelle dénouée dans le vide.
Une hâte inquiète le prenait de caser ses enfants, de les marier, des les enchaîner, de les « vieillir ». Vivrait-il assez longtemps pour être rassuré sur leur compte ? De nouveau, cette idée de la mort le frappait au cœur. Il se rappelait la cruche d’eau qu’il avait bue à la Doubinka. Il fallait interdire au cocher d’en parler à Zénaïde Vassilievna. Mais on le saurait en ville, on le répéterait de porte en porte. D’ici là, le péril serait dépassé. Avait-il la fièvre ? Non. Un peu chaud, seulement.
— Papa ! Papa, que fais-tu ? Tu nous délaisses.
Il sursauta et s’approcha de la fenêtre. Zénaïde Vassilievna et ses enfants s’étaient assis autour d’une table ronde, dans le jardin. On avait allumé une lampe et ce cercle de clarté jaune les isolait au centre du monde. Lioubov s’appliqua une claque sur le bras.
— Sales moustiques ! dit-elle. Je serai jolie, demain, si ça continue.
Tania lisait des vers à mi-voix :
Que ne suis-je l’oiseau, le corbeau de la steppe
Qui vient de survoler mon front !
Que ne puis-je planer comme lui dans les airs.
Et n’aimer que la liberté !
Occident, Occident, je volerais vers toi…
— De qui est-ce ? demanda Arapoff.
— De Lermontoff, dit Tania.
— Je trouve ça grotesque, dit Lioubov. Il serait bien embêté s’il était corbeau.
Tania ferma le livre. Dans la salle à manger, les serviteurs dressaient la table. On entendait tinter la vaisselle.
— Alors, tu viens papa ? demanda Nina. On s’ennuie sans toi.
— Oui, oui, je viens, dit Arapoff. J’étais fatigué. J’ai somnolé un peu.
Et, pour faire rire les enfants, il sauta dans le jardin par-dessus le rebord de la fenêtre.