CHAPITRE IV
La rencontre avait été fixée pour quatre heures de l’après-midi, dans le parc municipal, entre le kiosque à musique vide et le Cercle de la Noblesse. La veille au soir, Michel, qui était très méticuleux, avait pris la peine de reconnaître les lieux et de choisir lui-même le banc du rendez-vous. Ce banc était planté au bord d’une allée secondaire, et ombragé par des acacias aux feuillages abondants. Les promeneurs étaient rares dans ce chemin de sable jaune, qui ne menait à aucune fontaine ni à aucune gloriette remarquable. Or, Michel tenait essentiellement à passer inaperçu.
Au jour dit, il était sur place, dès quatre heures moins le quart, le visage grave, la cravate sombre et le veston boutonné jusqu’au cou. Il avait adopté une attitude austère de témoin pour explications d’honneur, et entendait ne s’en départir sous aucun prétexte. Il se récitait mentalement quelques phrases préparées avec la collaboration de Volodia et dont il appréciait la facture solide et la dignité :
« Mademoiselle, mon ami Bourine, profondément affecté par votre conduite à son égard, m’a chargé d’une mission de confiance, dont j’espère que vous tiendrez à me faciliter l’exécution. »
Michel regarda sa montre. Il était quatre heures moins cinq. Tania ne pouvait plus tarder. Il la reconnaîtrait aisément, sans doute. Mais que faire si elle envoyait quelqu’un à sa place sa sœur, sa mère, une femme de chambre ? Tous les discours établis à l’avance deviendraient nuls, il faudrait en improviser d’autres, et Michel avait la parole difficile. Non, non, c’était absurde. Tania viendrait elle-même, comme il l’en avait priée dans sa lettre. Peut-être devrait-il lui demander de restituer cette lettre avec les autres ? Mais ne serait-ce pas pousser un peu loin les soupçons ? Michel était mal à l’aise dans ces intrigues passionnées. Il se sentait lourd et gauche à l’idée de revoir Tania. Les femmes l’intimidaient en général, et il ne comprenait pas qu’on fût amoureux d’elles. Lui-même n’avait eu que des aventures rapides et saines, dont le souvenir ne le tourmentait pas : une petite paysanne des environs d’Armavir, et, lors d’un voyage à Moscou, une jeune Hongroise qui chantait dans le chœur du restaurant Yar.
À quatre heures cinq, une nourrice énorme, à la tête enrubannée, s’engagea dans le chemin de sable. Elle poussait une voiture d’enfant à tendelet d’étoffe rouge. Michel redoutait qu’elle s’installât sur le banc, mais elle le dépassa en fredonnant une chanson d’amour. Il exhala un soupir de soulagement, et, de nouveau, consulta sa montre : quatre heures un quart. Vraiment, cette Tania n’avait aucun respect de la parole donnée.
Dans la caserne du 1er régiment de cosaques d’Ekaterinodar, dont les bâtiments bordaient le parc, on entendit sonner les trompettes. Un train glissa derrière le ravin et sa fumée monta au-dessus des arbres. Des élèves du gymnase municipal passèrent en groupe ; ils parlaient très fort d’une certaine Mimi.
À quatre heures vingt, Tania parut enfin au bout de l’allée, Michel éprouva une crispation nerveuse au creux de l’estomac.
La jeune fille avançait d’un pas léger, sous le cercle lumineux de son ombrelle. Sur sa robe rose, une gorgerette de tulle blanc tremblait comme de la crème fouettée. Un chapeau de paille, envahi de fleurs champêtres, coiffait ses boucles blondes et rabattait une ombre fraîche sur ses yeux. Elle s’arrêta devant Michel qui la saluait avec une raideur funèbre, et murmura simplement :
— Vous êtes bien Michel Alexandrovitch Danoff ?
— C’est moi-même, dit Michel, et il remarqua avec satisfaction que Tania paraissait aussi gênée que lui par cette entrevue.
Ils s’assirent côte à côte sur le banc de pierre et demeurèrent silencieux un long moment. Michel admirait le calme de la jeune fille, et aussi les papillons de lumière et d’ombre qui tremblaient sur le bas de sa robe. Nul doute que sa tâche fût facilitée par l’humeur raisonnable de Tania. Qu’eût-il fait si elle s’était mise à pleurer, ou à le supplier de la comprendre ? Michel toussota et dit, d’une voix assurée :
— Mademoiselle, mon ami Bourine, profondément affecté…
Tania haussa les épaules et eut un sourire mélancolique :
— Je sais… je sais… Voici les lettres.
Elle tendit à Michel un paquet ficelé dans du papier bleu. Allons, Michel avait deviné juste : cette petite était froide et docile. Engagée sur ce ton, leur discussion ne pouvait se prolonger au-delà des cinq minutes réglementaires.
— Merci, mademoiselle, dit Michel. Voici, en échange, les lettres que vous avez adressées à Vladimir Philippovitch Bourine.
(Son ami lui avait sévèrement interdit de l’appeler Volodia devant la jeune fille.)
Tania prit la liasse de lettres, la soupesa dans sa main et soupira en baissant les paupières :
— Ça ne pèse pas lourd, n’est-ce pas ? deux ans d’affection et de promesses.
Michel se troubla et détourna la tête. Cette phrase à sonorités sentimentales ne lui disait rien qui vaille. Pour ramener la conversation sur le plan des réalités, il demanda :
— Je ne vérifie pas le contenu de votre paquet. Il renferme bien soixante-sept lettres, sans doute ?
— Soixante-six, dit Tania avec un léger sourire.
— Comment soixante-six ?
— Oui, soixante-six ; elles y sont toutes. Vous pouvez les compter.
— Mais mon ami Bourine m’avait dit…
— Eh bien, il s’est trompé.
— C’est impossible, puisqu’il a conservé les brouillons…
— Ah ! il faisait des brouillons ? dit Tania, et elle éclata d’un rire insolent. Des brouillons ! Non, c’est trop drôle !
Michel était furieux contre sa maladresse et contre l’impudence de cette gamine trop bien habillée.
— Je vous en prie, mademoiselle, dit-il avec sévérité.
— Pardonnez-moi, dit Tania en s’éventant avec un mouchoir vaporeux. S’il a gardé les brouillons, je m’incline. C’est donc moi qui ai dû égarer une lettre. Mais laquelle ?
« Se moquerait-elle de moi ? » pensa Michel avec angoisse. Et, à tout hasard, il prit une expression vexée et ne répondit rien.
— Serait-ce la lettre où il me jurait de m’aimer toute sa vie ? poursuivit Tania.
— Peut-être, dit Michel.
— À moins que ce ne soit celle où il me promettait de pourfendre quiconque oserait médire de moi !
— Quelle que soit cette lettre, dit Michel, il nous la faut.
— Il vous la faut ? dit Tania avec une moue de surprise coquette. Et pourquoi vous la faut-il ? Volodia n’aurait-il plus confiance en moi ?
— Non, il n’a plus confiance en vous, dit Michel, et il se sentit rougir.
— Je ne comprends pas. Est-ce parce que je lui ai refusé ma main que je mérite d’être traitée en voleuse ?
— Il n’est pas question de vous traiter en voleuse…
— Si, s’écria Tania.
Et ses yeux s’emplirent de larmes, tout à coup. Elle respirait avec difficulté. Elle ouvrit son réticule et tendit à Michel une feuille de papier chiffonnée et sale.
« Allons, bon, songea Michel. Tout marchait si bien. À présent, je n’éviterai pas la grande scène ! » Il jeta un coup d’œil inquiet sur la page qui tremblait dans la main de Tania : « Le docteur débauché et ignare, Constantin Kirillovitch Arapoff, ne pouvait avoir qu’une fille… » Michel n’en lut pas davantage et grommela :
— Une lettre anonyme. C’est ignoble !
— N’est-ce pas ? dit la jeune fille, et un afflux de sang colora ses joues. Oh ! vous êtes bon, vous ! Vous me comprenez ! Quel crime ai-je commis pour qu’on m’insulte et qu’on insulte mes parents de la sorte ? J’aime Volodia, mais je sens que je n’aurais pas été la femme qu’il lui faut. Et, parce que j’ai eu la franchise de le lui dire, tous ses amis et tous ses obligés se dressent contre moi !
— Volodia réprouve certainement la conduite de ces gens, dit Michel.
— S’il la réprouvait tant que ça, il saurait leur imposer le silence. Non, la vérité est simple. Volodia se considère comme offensé, et il cherche à tirer de moi une vengeance éclatante. Il ne reculera devant rien, devant rien…
Les larmes coulaient sur le visage de Tania et tombaient sur sa gorgerette en tulle blanc. Michel, bouleversé, ne savait qu’entreprendre pour la calmer. Il n’avait jamais vu pleurer une jeune fille. C’était un spectacle monotone et débilitant. Ces hoquets minuscules, ces yeux pleins de rayons, ces petites mains crispées, cette impudeur fébrile ! Fallait-il consoler Tania ? Mais la consoler, c’était trahir la confiance de Volodia. Fallait-il lui commander de se taire ? Mais ces ordres ne feraient d’exaspérer le désespoir de la malheureuse.
— Allons ! Allons ! balbutiait Michel.
— Ah ! laissez-moi, gémit Tania.
Elle était honteuse de ses larmes. Mais n’était-il pas délicieux de pleurer contre l’épaule de ce garçon qui se disait l’ami de Volodia, et qui, cependant, n’éprouvait aucune haine envers elle ? Grâce à Michel, elle aurait un allié dans la place. Conseillé par lui, Volodia renoncerait à sa colère et ordonnerait à ses proches de ne plus tourmenter la famille Arapoff.
— Michel Alexandrovitch, je me souviens du jour où nous jouions ensemble…
— Oui… oui, dit Michel. Il ne s’agit pas de ça...
— Tout était si simple, si facile, alors…
— Séchez vos larmes… Des gens peuvent nous voir et…
Il n’en dit pas davantage, car, au tournant de l’allée venait d’apparaître une dame crochue et noire qu’il avait aperçue la veille chez les Bourine. En passant devant les jeunes gens, la vieille redressa légèrement la taille et tordit ses lèvres dans une grimace de mépris.
— On nous a repérés, dit Michel… C’est terrible !
Tania se tamponnait les paupières avec son mouchoir roulé en boule :
— Vous aussi, vous redoutez les mauvaises langues ? ça me fait plaisir !
— Je n’aime pas les ragots de province, dit Michel.
— Alors, nous allons nous entendre ! J’ai tellement besoin d’un ami sûr à qui je puisse raconter ma peine et demander un conseil. Maman est ma seule confidente. Mais elle est d’une autre époque. Elle me comprend mal. Tandis que vous…
Michel devinait avec effroi que la conversation s’engageait sur un terrain dangereux. Il était venu pour confondre cette fille, et voici qu’elle le traitait en ami d’enfance. Cependant, la naïveté de Tania était si évidente que Michel ne se reconnaissait pas le courage de la détromper. Il observait avec compassion le joli visage qui reposait dans l’ombre du chapeau de paille. Tout était si menu et si gracieux dans cette figure d’enfant, depuis les narines minces jusqu’au lobe de l’oreille, jusqu’à la fleur lisse des lèvres ! Était-ce bien cette gamine sans défense que Michel avait mission de dépouiller de ses lettres et de blesser par des propos hautains ? Ce rôle n’était pas digne de lui. Il avait honte pour Volodia et pour lui-même. Il murmura :
— Il m’est impossible de devenir votre ami, Tatiana Constantinovna, mais vous pouvez compter sur toute mon estime.
Elle leva sur lui un regard humide et tendre qui le blessa au cœur.
— Ne parlez pas ainsi. Ne me refusez pas de me revoir. J’ai besoin de me justifier devant vous…
— Vous n’avez pas à vous justifier.
— Si, si. Plus tard, vous répéterez mes paroles à Volodia, et il vous saura gré de m’avoir écoutée. Accordez-moi encore un rendez-vous…
Michel rougit et ses oreilles devinrent cuisantes. Il ramassa un gant qui était tombé dans le sable, toussota et chuchota du bout des lèvres :
— N’insistez pas, Tania…
— Vous avez dit Tania ! s’écria-t-elle. Comme c’est gentil !
Michel vit luire de petites dents blanches dans l’ombre ensoleillée du chapeau. Ce brusque sourire le réjouit inexplicablement. Le parfum des acacias lui donnait le vertige. Un cercle de lumière brillait sur la bottine pointue de Tania. Le vent léger agita une branche, et quelques fleurs d’acacia tombèrent en neige sur les cheveux de Michel :
— Oh ! vous avez vieilli ! dit Tania en riant. Vous êtes un vieux monsieur respectable. Et moi, une toute petite fille qui vous demande la permission de vous revoir.
— Non, non, dit Michel.
Son cœur battait dans sa poitrine à grands coups espacés et rudes.
— Et pourtant, il le faudra bien, Michel Alexandrovitch, dit Tania en inclinant gentiment la tête.
— Pourquoi ?
— J’ai encore une lettre à vous rendre. La soixante-septième lettre. La fameuse soixante-septième lettre ! Comme je me félicite de ne l’avoir pas jointe au paquet ! À présent, je peux bien vous dire la vérité : je voulais la garder en souvenir de Volodia. Mais, si vous m’accordez une entrevue je m’en séparerai avec joie ! D’accord ?
— Soit, dit Michel. Mais il m’est impossible de vous rencontrer ici. On peut nous voir…
— Ne craignez rien, dit Tania d’un air sérieux. J’ai déjà tout arrangé en prévision…
Elle paraissait très affairée, soudain. Elle saisit son ombrelle et dessina un cercle dans le sable.
— Voici Ekaterinodar. Si vous suivez la rue Rouge, vous sortez dans les champs du côté des fabriques, par la route de Rostoff. À cinq verstes de là, après le camp de Krouglik, mon père possède un verger plein de roses, de vignes et de fruits. Il n’y va que le lundi, le mercredi et le samedi. Donnons-nous rendez-vous au jardin le mardi, à quatre heures. Nous serons seuls. Et je vous rendrai cette lettre qui vous préoccupe.
— Quelle histoire ! grommela Michel.
Tania se dressa d’un souple mouvement de hanches. Michel se leva à son tour. Il était beaucoup plus grand qu’elle. Elle devait renverser la tête pour le regarder. Elle lui tendit la main :
— À mardi, Michel Alexandrovitch.
— À mardi.
Tania lui sourit encore et s’éloigna d’un pas rapide, tandis que Michel demeurait debout au milieu de l’allée, les bras ballants et le visage morne.
« Eh bien, eh bien, en voilà une affaire, songea-t-il enfin. Je dirai à Volodia qu’elle m’enverra la soixante-septième lettre par la poste. Cela vaut mieux. »
Fort de cette décision, il coiffa son canotier, cambra la taille et se dirigea vers la sortie du parc en sifflotant avec désinvolture. Comme il arrivait au kiosque à musique, il s’aperçut qu’il avait oublié le paquet de lettres sur le banc. Il dut revenir sur ses pas. Et cet incident lui parut de mauvais augure.