CHAPITRE IX
— Non, dit Olga Lvovna Bourine en appliquant une claque sèche sur le bord de la table. Je vous ai accordé jusqu’au 15 mai pour vous acquitter. La date est dépassée. Je n’attendrai plus…
Kisiakoff suait à grosses gouttes et s’essuyait les mains contre son pantalon de coutil.
— Vous n’allez pas me dire que ce petit retard dans les versements vous cause un préjudice, vous embarrasse, vous inquiète… Vous n’en êtes pas à trois mille roubles près…
— Voire ! dit Olga Lvovna. Mon fils est ici. Sa femme va le rejoindre. Tout cela augmente mes dépenses. D’ailleurs, mes raisons ne vous regardent pas.
Et elle se fourra deux boulettes de tabac dans les narines. Elle s’était mise à priser depuis quelque temps et ne se déplaçait plus sans sa tabatière.
Kisiakoff poussa un soupir de bœuf. La chaleur du bureau était intolérable. Les rideaux tirés laissaient filtrer de grandes flèches de soleil, immobiles. Tous les meubles étaient tendus de housses grises. Aux murs, quelques cadres dorés enfermaient des visages de poussière. Sur la tablette du secrétaire, était ouvert un gros registre noir où s’étageaient des chiffres calligraphiés sur deux colonnes. En tête de la page, il y avait ce titre, tracé à l’encre rouge « Affaire Kisiakoff. »
Des brindilles de tabac étaient tombées sur la feuille de papier glacé. Olga Lvovna les chassait à petites tapes lestes.
Il semblait à Kisiakoff que ses propres intérêts étaient comme ces brindilles de tabac sous les doigts maigres et veineux de la vieille. Elle s’en débarrassait afin que la page fût nette. Et, pour lui, ce geste indifférent signifiait la perte de ses plantations, l’obligation de restreindre son train de vie, la ruine…
Les secondes passaient, scandées par le balancier grinçant de l’horloge. Kisiakoff cherchait en vain l’argument capable de fléchir cette femme autoritaire et avare. S’il avait fait moins chaud et moins sombre dans la pièce, nul doute qu’il eût mieux défendu sa cause. Mais cette tiédeur lourde et malsaine, ces pénombres moites, l’endormaient doucement. Olga Lvovna tournait vers Kisiakoff son visage exsangue, au nez pointu et mince comme un index. Les yeux étaient demeurés très beaux, noirs et luisants, dans cette figure ingrate. Pourquoi l’appelait-on « la vieille » ? Elle n’était pas si vieille qu’elle voulait le paraître. Cinquante ans, cinquante-cinq ans peut-être ? Cette idée rassurait Kisiakoff. Une vieille est, par principe, fermée aux tentations, et ne vit plus que pour quelques manies féroces. On ne sait comment l’attaquer. Mais une créature de cinquante ans reste vulnérable. C’est encore une femelle, une bête. On peut s’entendre.
Il passa un pouce dans sa barbe humide et plissa les paupières, comme lorsqu’il regardait venir à lui la servante Paracha, au corsage gonflé et aux hanches de jument. Il grommela :
— Je vous observe et je ne vous comprends pas, Olga Lvovna. Vous êtes un monstre de sévérité en affaires. Et, cependant, on ne m’ôtera pas de l’esprit que vous demeurez sensible à la souffrance des autres.
— Vous n’allez pas me parler de votre souffrance ? dit-elle avec un rire frêle.
Il hocha sa lourde figure et joignit les mains sur son ventre :
— Voilà ce que c’est ! dit-il. Je n’inspire pas la pitié. Impossible de souffrir, n’est-ce pas ? lorsqu’on a un coffre solide et une constitution sanguine. Ah ! si j’avais été un éphèbe pâle et blond, aux attaches fines et au ventre avalé, vous ne m’auriez pas tenu ce langage… Et pourtant, pourtant j’ai mes heures de grave mélancolie, comme les autres. Et je connais les désespoirs, les doutes les appréhensions qui font de l’homme l’animal le plus faible qui soit. Non, je ne suis pas heureux, Olga Lvovna. Votre décision frappe un être qui a déjà touché le fond de l’infortune. En m’obligeant à vous payer…
— Je croyais que cette question était réglée, dit-elle sèchement. Je vous prie de n’y plus penser.
— Mais comment ? gémit-il. Vous me ruinez. Ou bien je vous paie, et me voilà sans un sou pour préparer la prochaine récolte de tabac. Ou bien je refuse de vous payer, et mes terres vous reviennent en bloc. Jugez vous-même de la situation…
La bouche béante, les yeux à demi sortis de leurs orbites, il avança la tête vers son interlocutrice :
— Je suis un homme fichu, si vous refusez de me comprendre. Que faut-il que je fasse pour vous convaincre de m’accorder ce délai ? Que je m’humilie et que je vous implore ? Eh bien, voilà, je m’humilie et je vous implore ! On ne peut pas être plus misérable, plus suppliant, plus veule, plus ignoble que je ne suis à présent devant vous. Cela vous suffit-il ? Voulez-vous que je m’agenouille, que je me prosterne ? Oh ! je suis prêt à toutes les bassesses, si le spectacle de ma déchéance doit vous procurer la moindre satisfaction. Giflez-moi, mais laissez-moi vivre comme je l’entends !
— Vous parlez comme un valet, dit Olga Lvovna en crispant la bouche avec dégoût.
— Et je suis un valet. Je suis votre valet. Vous avez droit de vie et de mort sur ma personne…
De vraies larmes coulaient de ses yeux sur sa moustache et sur sa barbe. Olga Lvovna haussa les épaules.
— Ne faites pas le singe, dit-elle. En vous restreignant un peu, vous parviendriez fort bien à me régler intégralement dans le délai que nous avons prévu.
— Me restreindre ? dit Kisiakoff avec un effroi comique.
— Oui, vous restreindre ! Surveiller vos dépenses, arrêter vos réceptions, acheter un peu moins de robes à votre femme, mener une vie plus sage, moins… moins dissolue…
Kisiakoff leva les mains au ciel et les laissa retomber sur ses cuisses en geignant :
— À quoi bon vivre alors ?
— Je vis bien, moi, dit-elle. Et je suis heureuse. Et, cependant, je reçois peu de monde, mon train de maison est modeste, et…
— Arrêtez, clama Kisiakoff. Arrêtez, car vous faites fausse route…
Il s’était dressé et paraissait énorme, gras et pesant, barbu et rougeaud, devant cette femmelette triste.
— Vous voulez m’enseigner à vivre ? dit-il d’une voix enchifrenée. Mais de quel droit ?
— Pardon ? demanda Olga Lvovna.
— Je dis de quel droit ? répéta Kisiakoff en marchant sur elle. Si vous aviez su organiser harmonieusement votre propre existence, j’accepterais, à la rigueur, quelques leçons de vous. Mais il n’en est rien. De nous deux, c’est moi qui ai la meilleure part. Et, quand je considère la destinée que vous avez choisie, je suis pris de stupeur et de pitié pour vous !
— Mais… Mais je n’ai que faire de votre pitié, s’écria Olga Lvovna. Et je n’admettrai pas que vous me parliez sur ce ton !
— Je sais… je sais… Je suis pour vous un peu moins qu’un dindon de basse-cour. Et cela parce que je suis allié, par mon mariage, à une famille qui est brouillée avec la vôtre.
— Il ne s’agit pas de ça, dit Olga Lvovna, le sang aux joues.
— Et moi je vous affirme, hurla Kisiakoff, que je ne suis pas un dindon ! Je n’ai rien à voir dans vos petites vendettas provinciales. Tania, Volodia ! Tititi ! Tatata ! Tout ça, je m’en fiche ! Je suis un homme entier. Pour moi, ce qui est blanc est blanc, ce qui est noir est noir…
Décidément, l’atmosphère étouffante de ce bureau le poussait à la démence. Il ne savait plus très bien ce qu’il disait. Ses tempes bourdonnaient, comme prises dans un essaim de mouches.
— Donnez-moi un verre d’eau ! dit-il brusquement.
— Vous êtes fou ! marmonna Olga Lvovna, qui roulait des prunelles inquiètes et se mordillait les lèvres.
— Oui, oui, je suis fou, dit-il. Et c’est bien agréable d’être fou, car cela vous permet de dire aux gens leurs quatre vérités, bien en face.
Olga Lvovna, épouvantée, se glissait vers la porte à petits pas latéraux. Mais Kisiakoff la retint par le bras et l’attira au centre de la pièce :
— Vous voulez fuir, parce que vous avez peur de moi ? Il ne faut pas avoir peur. Je ne vous tuerai pas pour vous voler. Je ne vous violerai pas. Et je n’abîmerai pas vos meubles. Je suis votre ami.
— Je vous remercie, mais je n’ai que faire de votre amitié, balbutia-t-elle. Lâchez mes mains.
— Voilà… Je les lâche… Vous êtes libre…
Il s’inclina devant elle dans un salut profond, et, comme il se redressait, une mèche de cheveux lui retomba sur la figure. Il mouilla sa paume d’un coup de langue, et lissa sa coiffure dérangée. Il haletait :
— Savez-vous que moi seul peux vous sauver de vous-même ?
— Je n’ai pas besoin d’être sauvée !
— Si, rugit-il. Vous vous noyez, vous vous perdez, ma bonne. Et je vous tends la main. Pourquoi vivez-vous, dites-moi ?
— Mais…
— Vous ne le savez pas. Vous avez renoncé à tous les biens terrestres pour machiner des affaires qui vous rapportent quoi ? De l’argent ? Mais l’argent ne vaut que parce qu’il est un moyen d’échange. Grâce à lui, nous pouvons nous acheter ce qui flatte nos envies : des fleurs, de l’amour, des robes, des dévouements, du vin… Or, vous ne voulez rien de tout cela. Vous végétez, desséchée et noire, sur un tas d’or. Vous interdisez à votre main le geste de cueillir !
Du bout des doigts, il fit le simulacre d’arracher une fleur au revers d’un talus.
— Vous êtes une morte. Une morte vivante, reprit-il.
Olga Lvovna, suffoquée, songeait qu’il fallait à tout prix élever la voix, sonner les domestiques, expulser ce rustre congestionné et violent. Et, pourtant une terreur délicieuse la maintenait immobile en face de Kisiakoff. Les yeux de Kisiakoff lui perçaient le corps, lui versaient au cœur une espèce de stupidité paisible. Fascinée, amollie, languide, elle ne se défendait plus contre son désarroi.
— Je ne vous reconnais pas le droit de juger ma vie ! dit-elle. Je vais appeler mes gens ! Je vais appeler mon fils ! Il vous jettera dehors !
— Eh bien, appelez-le ! Mais cela ne m’empêchera pas de vous dire votre fait, ma bonne. Oui, moi, qui suis une canaille, un vicieux, un paresseux, un menteur, un monstre, moi, dont on raconte que je viole des paysannes et entretiens les amants de ma petite femme chérie, moi qui fais le mal par conviction, je prétends vous dicter la conduite qu’il vous importe de suivre. Il fait chaud. Ça sent Dieu sait quoi dans cette pièce : le renfermé, les chiffres, la misère !
Il s’épongea le front et les moustaches avec un mouchoir. Olga Lvovna recula de quelques pas vers le mur. Mais il ne la lâchait pas des yeux, et un gros sourire rouge ouvrit tout à coup sa barbe.
— Vous méritez mieux que vous-même, dit-il.
Elle ferma les paupières, parcourue par un long frisson qui la laissa les épaules douloureuses. Que se passait-il ? Elle ne voulait plus qu’il s’arrêtât de parler. Il lui plaisait d’être à la merci de cet homme horrible. Jamais, depuis le suicide de son mari, elle n’avait senti une puissance aussi obtuse, aussi mâle, battre en brèche sa propre décision. Tous ses débiteurs tremblaient devant elle, mais celui-ci lui tenait tête enfin, avec des cris et des gestes furieux. Et, à cause de cette audace, elle redevenait une femme débile, la jeune compagne de Philippe Savitch Bourine, l’épouse humble et malheureuse, la servante.
— Si jeune encore ! répétait Kisiakoff. Cinquante ans au plus ! Une bagatelle !
Il se mit à rire franchement. Quelle drôle de petite bonne femme ! Comment était-ce, sous sa robe ? Elle devait avoir un corps exigu et cassant, avec des hanches plates, des seins dégonflés. Rien ne l’amusait davantage que d’imaginer les femmes dans leur nudité. Cette vision lui rendait son assurance devant les créatures les plus inaccessibles. Déshabillées du regard, elles n’étaient plus que du gibier d’alcôve.
Il cligna de l’œil :
— Vous pourriez être jolie en vous arrangeant mieux. Hein ?
— Taisez-vous ! implora Olga Lvovna.
À présent, elle contemplait avec extase les grosses mains de Kisiakoff, rouges et velues, qui pendaient de part et d’autre du pantalon. Elle évoqua ces mains, caressant des épaules, des seins de fillettes, étranglant un oiseau. Puis, elle frémit et sentit ses joues s’enflammer, son regard se brouiller de larmes.
— Laissez-moi ! Vous me faites mal ! dit-elle.
— Vous laisser au moment où vous devenez raisonnable ? Allons donc ! s’écria Kisiakoff. Ma petite dame desséchée, mon petit oiseau oublié, il faut m’écouter jusqu’au bout. Changez de toilette, bannissez les housses de vos meubles, tirez ces rideaux pour accueillir le soleil dans votre chambre et dans votre cœur. Et les hommes viendront à vous comme un troupeau de moutons dociles. C’est si bon d’être courtisée ! C’est si criminel de s’interdire le passe-temps de l’amour ! Vous avez bien envie, parfois, de sentir deux bras qui vous entourent…
Sa voix s’enrouait. Le sang gonflait une grosse veine sur son front.
Olga Lvovna se laissa tomber dans un fauteuil et cacha dans ses mains sa figure fiévreuse :
— Partez, je vous en supplie…
— Deux bras d’homme, une bouche d’homme ! Toutes les délicieuses cochonneries ! Ça vous tourmente ? Et c’est en votre honneur !… Dieu n’aime pas qu’on méprise les plaisirs qu’il met à notre portée. Dieu veut qu’on jouisse de son monde à pleine peau. Car, dès votre naissance, vous êtes invité à la table de Dieu. Et un invité ne refuse pas les plats préparés par son hôte. Ne blessez pas votre hôte, ne blessez pas Dieu par l’abstinence.
Il leva les yeux au plafond. Comme sa tête était renversée, on voyait son cou nu sous la broussaille épaisse de la barbe.
— Dieu vous bénira comme il me bénit ! dit-il encore. Je prierai pour qu’il vous éclaire. Mais, déjà, je sais que sa lumière est sur vous.
Ayant dit, Kisiakoff se prosterna devant Olga Lvovna, qui se signait à petits gestes mesquins.
— Que racontez-vous là ? bredouilla-t-elle. C’est… c’est peut-être un sacrilège !…
— Non, ma noble colombe ! Non, mon ange radieux ! Ce n’est pas un sacrilège, c’est un ordre divin que mes lèvres impies vous transmettent fidèlement ! J’ai l’air d’une truie. Mais je suis près du ciel ! Alléluia ! Je vous ai délivrée du démon !
Et Kisiakoff appuya ses lèvres chaudes sur les mains abandonnées d’Olga Lvovna. Elle poussa un faible cri. Des larmes coulaient sur ses joues maigres.
— Pleurez ! Pleurez » dit Kisiakoff. Et moi aussi, je vais pleurer. Mais de joie. Je reviendrai vous voir. Je vous guérirai malgré vous…
— Oui… revenez, dit-elle d’une voix usée.
Kisiakoff se dressa péniblement et tira ses manchettes :
— Au revoir, ma petite miraculée. Vous penserez au délai que j’ai sollicité de vous. Dans deux, ou trois, ou quatre mois, je verserai le solde…
— Ne parlons plus de ça ! soupira-t-elle.
— Oui, dit-il gravement. Ne parlons plus de ça. Ces questions sont indignes de notre amitié, de notre alliance secrète !
Son front ruisselait de sueur. Ses prunelles brillaient d’un éclat sauvage. D’un geste prompt, il tira les rideaux, et le soleil bondit dans la pièce. Kisiakoff frappa des deux poings sa large poitrine bombée.
— Le soleil ! dit-il. Vous redevenez une créature du soleil ! Une créature de Dieu ! Olga Lvovna, mes hommages sont à vos pieds.
Il pencha le buste dans un salut impeccable, pivota sur les talons, et gagna la porte sans se retourner.
Dans le vestibule, il se heurta à Volodia qui revenait du Cercle.
— Vladimir Philippovitch ! s’écria Kisiakoff. Je ne vous aurais pas reconnu ! Comment va votre charmante femme que je n’ai pas encore l’honneur d’avoir vue ?
— Bien, dit Volodia d’une voix sèche.
— Votre mère m’a dit que vous comptiez vous installer ici, avec votre épouse. C’est une excellente idée. Olga Lvovna s’ennuie toute seule. La maison est grande.
Volodia retirait ses gants d’un geste nerveux. Puis, il prit une lettre sur la table de l’entrée, l’ouvrit, la parcourut du regard.
— Des nouvelles d’Armavir ? demanda Kisiakoff avec un sourire mielleux.
Volodia avait rougi brusquement.
— De mauvaises nouvelles, peut-être ? reprit Kisiakoff.
— Non, dit Volodia. Tout va bien. Vous m’excusez ?
Et il s’éloigna dans la direction du salon. Kisiakoff haussa les épaules et prit le chapeau, les gants et la canne que lui présentait un valet de chambre soupçonneux.
La rue dormait, engourdie de chaleur et de silence. Les blocs des maisons étaient saisis dans le bleu éclatant du ciel, comme dans la pâte d’une céramique. Une odeur de poussière et de crottin desséché doublait l’arôme têtu des feuillages. Quelques rares passants suivaient le trottoir de la rue Rouge, et ils avaient des mouvements économes de nageurs. Kisiakoff monta dans sa calèche, déboutonna sa veste, enfonça son chapeau sur les yeux. Il était satisfait de son entrevue avec la vieille Bourine. Il savait déjà qu’il avait secoué la malheureuse et qu’il obtiendrait d’elle tous les délais dont il aurait besoin. Peut-être lui faudrait-il devenir l’amant de cette créature décharnée ? Cette perspective ne lui déplaisait pas outre mesure. Il y avait dans cette femme une sorte de virginité noire et rance qui l’attirait malgré lui. Sûrement, elle était à découvrir et à salir autant qu’une jeune fille. Mais, alors que les jeunes filles sont fières de leur corps et de leur visage, la mère Bourine ne pouvait qu’être honteuse des siens. Ses pudeurs seraient comiques, pitoyables. Kisiakoff cligna des paupières et sentit que la tête lui tournait un peu. Le sang battait dans ses oreilles à tapes régulières. Il appuya un doigt sur la grosse veine de son front. Et, tout à coup, il lui sembla qu’il n’était plus seul dans la calèche. Quelqu’un était assis près de lui, ou derrière lui. Il rouvrit les paupières. Personne. Le dos du cocher se dandinait mollement sur le siège. Une mouche se promenait sur le drap bleu de sa tunique. Le cheval hennit et lâcha une bordée de crottin.
Kisiakoff se mit à rire. Vraiment, il était heureux de vivre. Tant qu’il n’aurait pas de remords, il serait irréprochable vis-à-vis de Dieu. Car Dieu existait, bien sûr, aussi certainement que Kisiakoff lui-même. Et Kisiakoff était nécessaire à Dieu, comme Dieu était nécessaire à Kisiakoff. Tous deux faisaient partie d’un même équilibre, immense et merveilleux. « Je suis le bouffon de Dieu. Dieu s’amuse à regarder mes cochonneries. Aujourd’hui encore, il était là lorsque j’ai baisé les mains de la mère Bourine. Et il riait, il riait en me regardant ! Je croyais entendre son rire dans mes oreilles. »
Kisiakoff soupira et passa ses deux mains sur son visage ruisselant d’une sueur épaisse. Qu’allait-il faire à présent ? Il avait laissé sa femme chez les Arapoff. Il pouvait aller la rejoindre. Les Arapoff avaient invité quelques amis pour le dimanche. Il y aurait là, sans doute, ce Prychkine, cet acteur raté, qui achevait une série de spectacles au théâtre municipal. Lioubov s’était entichée du bellâtre et finirait peut-être par coucher avec lui. Elle en mettait du temps à se décider ! Kisiakoff aimait Lioubov, parce qu’elle était belle et savait bien porter la toilette. Mais elle demeurait une femme entre mille. Il ne prétendait pas à une affection exclusive. Et, puisqu’elle éprouvait le besoin de tromper son mari avec Prychkine, Kisiakoff ne se sentait ni le droit ni l’envie de lui prêcher la fidélité. « Lorsqu’on est un cochon, il n’y a pas de volupté plus grande que de pousser les autres à le devenir », songea Kisiakoff. Mais la liaison de Lioubov et de Prychkine était trop fraîche encore. Il fallait laisser au poison le temps de se concentrer et de mûrir. Pour l’instant, il avait mieux à faire qu’à les surveiller. Depuis quelques jours, il pensait à cette gamine de quinze ans qui travaillait à l’usine de briques. La mère était accommodante. Mais elle avait le tort d’obliger sa fille à se laver soigneusement avant de recevoir « les visites ». Il eût aimé que l’enfant fût encore toute chaude et toute sale de son labeur, avec de la poussière de brique sous les ongles.
— Tourne à droite, cria Kisiakoff au cocher.
Comme la calèche tournait en grinçant, il lui sembla de nouveau sentir une présence invisible à ses côtés.
— C’est la chaleur… Une hallucination, dit-il.
Et, instinctivement, il se signa.
La maison où habitait la fillette était à la lisière de la Doubinka. L’escalier en tire-bouchon puait le chou aigre et l’urine. Des cris et des rires traversaient les minces portes de bois. Dès le second palier, Kisiakoff, essoufflé, trempé, les oreilles bourdonnantes, dut s’arrêter pour reprendre haleine. Il arriva enfin devant le logement marqué du n° 29 et frappa trois fois au battant. Un bruit de savates répondit à son appel. Quelqu’un chuchota :
— Sainte mère de Dieu ! Ce ne peut être que lui !
Puis la porte s’ouvrit sur la silhouette d’une femme taillée en tonnelet. Aussitôt, elle joignit les mains et fit une courbette :
— Nous avons reçu votre lettre, Ivan Ivanovitch. Nous vous attentions…
La pièce, basse de plafond, était tapissée d’un papier chocolat. Le plâtre apparaissait par endroits, en grandes écorchures blanches. Deux lits, gonflés d’édredons, encadraient une petite table cirée. Dans un coin, une veilleuse brûlait sous l’icône. Et, au-dessus de la fenêtre, des branches de sapin entouraient le portrait en chromo de Nicolas II. Kisiakoff demanda brièvement :
— Où est-elle ?
— Ah ! barine ! excusez-nous, gémit la matrone en reniflant un plein bouillon de morve. Nous sommes impardonnables, et la volonté de Dieu nous plie comme un fétu.
— Ça va… ça va… Où est Arina ?…
— Elle est ici, barine. Comment ne serait-elle pas ici, lorsqu’elle sait que vous lui faites l’honneur de vous déranger pour elle ? Elle est ici, ma tourterelle. Mais elle est malade…
— Malade ?
— Oui ! hoqueta la vieille, en portant un mouchoir à son nez bulbeux. Une fièvre maligne… J’ai été si inquiète !… Elle délirait… elle criait comme une folle… Maintenant, elle s’est calmée… elle pourra vous recevoir… Vous aurez tous les contentements… Ah ! J’ai eu bien peur qu’elle ne nous prive du plaisir de votre visite… C’est une telle joie et un tel réconfort pour nous !…
Elle s’interrompit et cria :
— Arina ! Arinouchka ! Sais-tu qui est ici ?
Puis, elle cligna de l’œil à Kisiakoff et ajouta à voix basse :
— Je vous conduis dans sa chambre. Suivez-moi.
Les volets étaient clos dans la chambre d’Arina. Le visage maigre de la gamine flottait sur la pâleur des oreillers défoncés. Ses petites mains maigres étaient abandonnées aux plis de la couverture. Elle tourna vers Kisiakoff des yeux brillants de fièvre et balbutia seulement :
— Je suis malade…
— Nous le savons ! Nous le savons ! grogna la vieille. Mais tu t’imagines plus malade encore. Ivan Ivanovitch va te tenir compagnie et tu guériras en un tournemain !
— Je ne veux voir personne, dit la petite.
— Si tu ne veux voir personne, tu ne te rétabliras jamais. Ivan Ivanovitch est un homme savant… Une lumière… Il… Il t’auscultera… Il te caressera et hop… tu sauteras sur tes pieds comme une petite chatte !… N’est-ce pas, Ivan Ivanovitch ?…
Kisiakoff ne répondit rien. Il regardait, au chevet de la gamine, une poupée de chiffons, à la figure bariolée et aux membres mal cousus. La mère, ayant deviné l’objet de son attention, saisit la poupée et la lança dans un coin de la chambre.
— Je n’ai pas eu le temps de ranger, dit-elle.
— Remettez la poupée où elle était, dit Kisiakoff.
— Mais pourquoi ? demanda la vieille.
— C’était très bien ainsi.
— Ah ! s’écria l’autre. Après tout, vous avez raison ! Quel plaisir de parler avec des hommes cultivés ! D’un mot, ils vous font tout comprendre. Quand je pense à mon ivrogne de mari ! Dieu ait son âme ! Ce n’est pas lui qui aurait eu de semblables délicatesses ! Arina, ma chérie, tu ne connais pas ton bonheur…
— Laisse-moi, maman, dit Arina.
— C’est ça ! C’est ça ! je vous laisse. J’ai des courses à faire. À propos, Ivan Ivanovitch, si vous saviez ce que les médicaments coûtent cher !…
Kisiakoff fourra la main dans sa poche et tendit à la mégère quelques billets roulés et une poignée de piécettes.
— Merci ! Merci, barine ! souffla la vieille. Vraiment, vous gâtez ma fille. Mais soyez sans crainte, elle saura vous gâter à son tour.
Elle eut un petit rire servile qui lui secoua drôlement les joues, et disparut en refermant la porte avec soin.
Kisiakoff attira une chaise et s’assit au chevet de l’enfant. Il examinait de près ce visage vidé, ce cou maigre, ces seins réduits, dont la forme se devinait à peine sous les draps. En même temps, il respirait avec attention un parfum alliacé de peau malpropre et de cuisine. Tout à coup, il prit la poupée dans sa main et palpa ses flancs mous et rêches. Puis il la reposa et dit :
— Tu joues à la poupée ?
— Oui, répondit l’enfant.
Kisiakoff ferma les yeux. Il avait l’impression d’être au bord d’un gouffre. Les lèvres du gouffre bougeaient doucement sous ses pieds. Un tiraillement nerveux serrait et desserrait ses joues. La salive se faisait rare sous sa langue. Il rouvrit les paupières et toucha du doigt l’épaule de la fillette. La chair était brûlante et humide sous la chemise. Une chair vulnérable d’esclave.
— Mon Dieu, c’est vous qui avez voulu tout cela, dit Kisiakoff. C’est votre main qui me pousse…
Il tourna la tête. Personne dans la chambre. Seulement lui et cette enfant, et Dieu qui les regardait. Kisiakoff pouvait la tuer, l’étrangler, s’il en éprouvait l’envie. Mais il ne le voulait pas.
— Serre ta poupée sous ton aisselle, ordonna-t-il d’une voix rauque.
— Pourquoi ?
— Ne pose pas de questions. À présent, découvre-toi. Là… Et laisse-moi m’asseoir à ton côté.
Ses tempes ronflaient. Sa respiration était courte, sifflante.
— Tu es ma petite fille, mon enfant malade, bafouillait-il. Tu as des ongles sales… Tu n’as pas lavé tes pieds de la semaine… Hein ? Hein ?
— Oui, geignait la gamine, en roulant des prunelles épouvantées.
— Oui… Oui… Tu es si faible, faible, faible… Ouvre la bouche !
Arina ouvrit la bouche. Kisiakoff reçut en pleine face son haleine fiévreuse.
— Bon, dit-il. Maintenant, fais le signe de la croix et prie, prie tant que tu peux.
La famille Arapoff était réunie autour d’une table à thé, dans le jardin. Constantin Kirillovitch lisait à haute voix une lettre de Nicolas qui lui était parvenue la veille, et dans laquelle il était pour la première fois question de la Khodynka. Nicolas n’avait pas écrit plus tôt à ses parents pour éviter de les alarmer inutilement. Zénaïde Vassilievna, qui connaissait la missive par cœur, ne put s’empêcher d’essuyer une dernière larme lorsque son mari eut replié les feuillets et les eut glissés dans sa poche.
— Et je n’étais pas près de lui, gémit-elle.
— Cela valait mieux ainsi, dit Constantin Kirillovitch. Tu l’aurais agacé avec tes jérémiades.
Akim s’arrêta de tailler une branche, rangea son couteau, et déclara d’une voix éraillée par la mue :
— Je me demande pourquoi Nicolas n’a pas assommé sur place tous ceux qui voulaient l’écraser.
— On t’attendait pour calmer la foule, dit Nina.
— Combien paries-tu que je l’aurais calmée ? s’écria Akim. Si on m’avait donné le commandement de cinquante hommes, j’aurais maîtrisé la populace en vingt minutes. J’aurais réparti mes soldats par groupes de dix. Et puis, par un mouvement tournant…
— Akim, tais-toi. Tu agaces maman, dit Nina.
Depuis qu’Akim avait décidé de se consacrer à la carrière militaire, il ne manquait pas une occasion d’exposer en public ses conceptions sur le commandement. Dès maintenant, il savait qu’après le gymnase il entrerait à l’école de cavalerie d’Elizavetgrad, et que, son instruction militaire terminée, il solliciterait l’autorisation d’être incorporé au glorieux régiment d’Alexandra. Tout cela était net et simple dans son esprit. Les sceptiques le faisaient sourire. Déjà, il méprisait tous ces civils indécrottables qui portaient des vestons sombres comme des plumages de corbeaux, ignoraient le maniement du sabre, et n’avaient jamais passé une nuit sous la tente, ou en faction à la lisière d’un bois.
— Pas moyen de s’entendre avec eux, grogna Akim.
Et, pour s’exercer, il brandit sa baguette et faucha d’une seule volée trois têtes de marguerites dans le gazon.
Arapoff alluma un cigare, dont l’odeur âcre flotta un instant dans l’air.
— Plus je réfléchis à la catastrophe de la Khodynka, moins je la comprends, moins je l’admets, dit-il.
— Sacha m’a déjà tout expliqué au sujet de la Khodynka, dit Lioubov. Il était à Moscou pendant les fêtes du couronnement. Et il a une vision si exacte des choses !…
L’acteur Sacha Prychkine inclina la tête avec gravité. C’était un homme de petite taille, aux joues rasées et au menton pointu. Ses cheveux roux, calamistrés, lui descendaient sur la nuque, jusqu’au faux col. Il avait, au coin de la bouche, un grain de beauté marron qui bougeait coquettement dès qu’il prenait la parole.
— Oui, dit-il avec une voix de velours, j’ai vu tout ce qu’on pouvait voir. Et j’en ai tiré mes petites conclusions personnelles.
Lioubov décocha au jeune homme un regard de langoureuse reconnaissance.
— Racontez tout, dit-elle.
Et elle se rapprocha de l’acteur, avec un joli mouvement des épaules. Elle était fière de sa nouvelle robe en mousseline champagne. Son chapeau de paille blonde, orné de rubans rouille et de coquelicots épanouis, versait à son visage une ombre fraîche où brillaient des paillettes de feu.
— On prétend, dit Arapoff, que les vrais responsables de la catastrophe sont les grands-ducs Vladimir et Serge, qui étaient chefs de la distribution. Mais ils n’ont pas été inquiétés.
— Des bons à rien, dit Prychkine en montrant sa denture dans un rictus amer.
— C’est Vlassovsky, le chef du corps des gendarmes, qui a payé pour les autres, n’est-ce pas ?
— Oui… Une crapule, dit Prychkine.
— Mais comment se fait-il que Berr et l’architecte Nicoline n’aient même pas songé à combler les trous autour des baraques ?
— Des imbéciles, dit Prychkine.
— Des bons à rien, des crapules, des imbéciles ! Nous voilà renseignés, dit Arapoff en riant.
Prychkine se renversa dans son fauteuil en osier et allongea les jambes, de façon à frôler le pied de Lioubov sous la nappe.
— Nos dirigeants, dit-il sur un ton suave, se sont montrés au-dessous de la tâche. Ils ont fait confiance au peuple, comme si le peuple n’était pas une force aveugle et brutale, dont les armes seules peuvent avoir raison.
— Comme je plains l’empereur et l’impératrice ! soupira Zénaïde Vassilievna.
— Ils ne sont pas à plaindre, dit Prychkine. Savez-vous qu’ils se sont rendus au bal de l’ambassade de France, le soir même de la catastrophe ? Le grand-duc Constantin Constantinovitch raconte que l’impératrice douairière aurait interdit à Nicolas II de demeurer plus d’une demi-heure à la réception de Montebello. Et ce sont les grands-ducs Serge et Vladimir qui ont décidé l’empereur à ne pas quitter le bal : ils prétendaient, pour convaincre le souverain, qu’à une fête de Londres quatre mille personnes avaient péri sans que le roi d’Angleterre songeât à décommander les réjouissances prévues.
— Vous connaissez le grand-duc Constantin Constantinovitch ? dit Lioubov, le regard allumé d’admiration et d’envie.
— Vaguement, dit Prychkine.
Et son pied glissa sur la cheville de Lioubov. Lioubov devint rose et se pencha sur sa tasse de thé.
— Racontez-nous encore quelques cancans de cours et d’ambassades, dit-elle avec une distinction appuyée.
— Que vous dire, mon Dieu ? Le 19 mai, au lendemain de la Khodynka, il paraît que le grand-duc Vladimir et le prince napolitain sont allés tirer le pigeon dans les parages du cimetière Vagankov, où reposaient les victimes de la catastrophe.
— Ne parlez plus de catastrophe, minauda Lioubov, dont Prychkine venait d’emprisonner une jambe entre les siennes. Je veux des potins comiques.
— Des potins comiques ? dit Prychkine en posant une main sur le genou de Lioubov, sous la table. Pourquoi pas ? Il y en a… il y en a… Mon collègue, l’acteur Pravdine, raconte que, lors du couronnement, à la cathédrale, le gentilhomme chargé de rajuster le manteau de pourpre du tsar s’acquitta si bien de sa tâche qu’il rompit la chaîne d’André Pervozvanny. On dit aussi que le conseiller d’État Nabokoff, qui tenait la couronne impériale, a été pris… excusez l’expression… de diarrhée… Son pantalon en était tout taché !…
— Pfui ! Quelle horreur ! s’écria Lioubov.
Arapoff secouait tristement la tête :
— Ce qui me chagrine, dit-il, c’est de constater que le peuple russe éprouve du plaisir à rabaisser et à salir son souverain par toutes sortes de ragots indignes. Les faits que vous racontez sont peut-être exacts, mais il n’en demeure pas moins qu’un sujet dévoué au tsar et à la patrie devrait s’interdire de les colporter. Il y a, en Russie, un besoin étrange d’insulter ce qui est beau, grand, noble et traditionnel. On dirait que le Russe a honte de tout ce qui signale son pays à l’attention émerveillée de l’Europe. Il aspire à devenir le plus petit, le plus gris, le plus vil, le plus bête des hommes. C’est dommage.
Prychkine était trop occupé à caresser la cuisse de Lioubov pour s’intéresser au discours du docteur. Néanmoins, il prit une mine de circonstance et répondit :
— Oui ! C’est dommage !
— Les livres de nos meilleurs auteurs ne paraissent écrits que pour donner à l’étranger une idée dérisoire et infâme de notre patrie, poursuivit Arapoff. Demandez à un Français, à un Anglais, l’enseignement qu’il a retiré d’une lecture de Dostoïevski ou de Gogol, par exemple. Ils vous répondront que, d’après le témoignage de ces messieurs, la nation russe est un ramassis d’hystériques, de tuberculeux, d’ivrognes, de prostituées et d’assassins…
— Vous vous attaquez là à la liberté suprême de l’artiste, dit Prychkine en tâtant la jarretière de Lioubov.
— Oui, dit Lioubov. Et c’est une question tellement brûlante !… Nous n’en finirions pas d’en discuter !… Parlons d’autre chose…
Il y eut un silence. Nina reprit la broderie qu’elle avait laissée sur le coin de la table. Zénaïde Vassilievna pria son mari de lui rendre la lettre de Nicolas qu’elle voulait relire. Akim, qui s’ennuyait à périr, demanda l’autorisation de rejoindre ses amis au parc municipal. En passant derrière la grille, il jeta une poignée de cailloux dans le jardin en criant :
— Paf ! Des shrapnells !
— Quel gamin ! dit Lioubov.
Et elle ajouta, en avançant une lèvre suppliante :
— Vous ne voudriez pas nous réciter quelque chose, Sacha ?
— Que désirez-vous que je vous récite ?
— Du Lermontoff. Un poème d’amour…
Prychkine se leva, et, comme il s’écartait de Lioubov, elle murmura vivement :
— Demain, à deux heures, venez à Mikhaïlo. Mon mari fait la sieste jusqu’à quatre heures de l’après-midi.
Prychkine acquiesça du menton, glissa une main dans son gilet, et commença d’une voix pesante :
— Quelle tristesse ! Et quel ennui !
Personne à qui serrer la main…
Son grain de beauté vibrait au coin de sa lèvre. Ses cheveux luisaient au soleil comme du miel roussi. Il cambrait les reins pour redresser sa petite taille.
« Comme il est beau ! » songea Lioubov. Et, de la pointe de son ombrelle, elle traça un cœur approximatif dans le sable de l’allée.
Après la Tristesse de Lermontoff, Prychkine récita, sans se faire prier, le monologue du Chevalier avare et des poèmes de Joukovski. Lioubov ne le quittait pas des yeux et happait au vol chaque mot formé par ses lèvres. Zénaïde Vassilievna somnolait, les paupières closes derrière ses lunettes. Constantin Kirillovitch fumait, le regard perdu dans le ciel et les mains jointes sur son ventre. Nina cousait avec application. Tout le jardin était enveloppé d’un bien-être paresseux, d’une poésie facile. Un triangle d’oiseaux passa au zénith. Le pivert familier tapa l’écorce d’un arbre. Un lézard fila d’une secousse émeraude entre deux cailloux. De la rue, venait le roulement assourdi des calèches.
— Et dire que, dans une heure, il va falloir que je vous quitte pour ce maudit théâtre ! dit Prychkine.
— Voulez-vous ne pas dénigrer votre art ! s’écria Lioubov.
Et elle le menaça de son ombrelle en tussor.
— Quelle paix ! murmura Arapoff. Des hommes sont morts. D’autres meurent à la minute présente. Les prisons sont bondées de misérables. Il y a des cas de typhus à la Doubinka. Et ici, ce calme, ce soleil, ces chants d’oiseaux. Pourquoi ? Pourquoi ?
À mesure qu’il avançait en âge, Arapoff perdait lentement son insouciance, et des inquiétudes funèbres le secouaient en pleine nuit, ou à la roseraie, tandis qu’il soignait ses fleurs avec le jardinier philosophe.
— Je vieillis, je vieillis, dit-il en souriant.
— Non, tu ne vieillis pas, s’écria Nina. Tu es le plus jeune de tous les papas du monde !
— Nina, c’est l’heure de travailler ton piano, dit Zénaïde Vassilievna.
Nina poussa un soupir et quitta la table. Bientôt, des accords limpides et réguliers s’échappèrent d’une fenêtre ouverte. Zénaïde Vassilievna battait la mesure avec son doigt. La lumière du ciel devenait douce.
À sept heures, la grille s’ouvrit d’une volée, et Kisiakoff entra dans le jardin. Il était nu-tête. Ses yeux avaient une expression hagarde. Il portait une égratignure toute fraîche sur la joue.
— Qui est-ce qui t’a griffé ? demanda Lioubov.
— Ce n’est rien, dit-il d’une voix basse. Je me suis accroché à une branche… oui, à une branche, en longeant le jardin…