CHAPITRE II

Deux jours avant le mariage, les habitants d’Armavir commencèrent à s’agiter. La cérémonie était considérée comme un événement municipal d’importance. On se répétait, de magasin en magasin, que le jeune couple jetterait des pièces d’or sur son passage, qu’un repas de trois cents couverts serait servi chez les Danoff après l’office religieux, qu’un orchestre de quinze musiciens s’entraînait dans le grand salon de l’immeuble, que les harnais d’argent des équipages avaient été expédiés de Moscou, et que des cuisiniers spécialistes, mandés d’urgence, confectionnaient déjà des pâtisseries monstrueuses, représentant l’Elbrouz et le Kazbek. On disait aussi que Volodia avait acheté un revolver chez l’armurier Kliachka, mais que les Danoff avaient mobilisé tous les gardiens tcherkess de leur propriété pour accompagner la voiture nuptiale. Quelques mendiants fredonnaient au coin des rues des airs de leur composition, célébrant les fastes des épousailles futures. L’un d’eux, venu de Nakhitchevan, imitait le son lourd de la grosse cloche et psalmodiait :

Danoff ! Boum ! Danoff ! Boum !

Puis, il prenait une voix de tête et chantait, très vite, sur le rythme des clochettes emballées :


Khourdi-Mourdi !

Viens par ici !

Khourdi-Mourdi !

Viens par ici !


Ce qui signifiait que le « Khourdi-Mourdi », ou petit peuple, serait lui aussi convié aux réjouissances.

L’émerveillement des citadins ne connut plus de bornes lorsque, la veille du grand jour, des ouvriers de Moscou vinrent fixer un projecteur à la façade de la maison des Danoff. Ce projecteur, qui était branché directement sur la petite centrale électrique des Comptoirs Danoff, devait éclairer la rue principale jusqu’au porche de l’église. L’installation terminée, les ouvriers voulurent essayer l’appareil, et, sur un ordre du contremaître, une aube blanche illumina la chaussée. Les Tcherkess et les Arméniens, groupés sur le trottoir, poussaient des hurlements de joie. Partout, des commis se massaient à la porte des magasins. Des chevaux hennissaient, épouvantés par cet éclairage brutal. Les cochers beuglaient « Khabarda ! Khabarda ! » en maîtrisant leurs bêtes. Et les mendiants feignaient de ramasser la lumière dans le creux de leurs mains, en disant : « C’est de l’or qui coule ! » Lorsque le courant fut coupé, un cri de consternation ébranla l’assistance.

« Encore ! Encore ! » glapissaient des montagnards enthousiastes.


Danoff ! Boum ! Danoff ! Boum !

Khourdi-Mourdi

Viens par ici !

ululait le vieillard de Nakhitchevan.

Le nez collé à sa fenêtre, Tania s’amusait de ces manifestations bruyantes. Des passants l’ayant aperçue, un attroupement se forma devant l’hôtel. Quelques inconnus la montraient du doigt, riaient, criaient des plaisanteries et multipliaient en son honneur de grands saluts comiques. Tania agita son mouchoir et tira les rideaux pour se dérober aux regards des curieux.

Le jour de la cérémonie, une cohue bariolée, venue des lointains aouls de la plaine, bondait les rues d’Armavir et assiégeait l’église. La plupart de ces gens avaient entendu parler d’une distribution d’or par les jeunes mariés. Dès les premières heures de l’après-midi, la police municipale était débordée. Les badauds stationnaient sur les trottoirs et sur la chaussée, mangeaient, debout, des concombres et des lanières de viande séchée, bavardaient entre eux, s’interpellaient d’un groupe à l’autre et réclamaient des bouteilles de kwass chez les restaurateurs.

À l’hôtel du Caucase, régnait un désordre fiévreux. Tania marchait en rond dans sa chambre, avec un visage de somnambule. Elle était absente d’elle-même. Elle appelait doucement !

— Maman, mamotchka, quand livrera-t-on la robe ?

Zénaïde Vassilievna passait la tête par l’entrebâillement de la porte.

Elle avait une figure toute blanche et des yeux gonflés de larmes :

— Ne t’impatiente, ma chérie. Chaque chose en son temps ! Chaque chose en son temps !

À trois heures, deux laquais des Danoff apportèrent une immense corbeille de roses et de lis. Entre les fleurs, reposaient des écrins de cuir blanc. Tania ouvrait les écrins l’un après l’autre et en retirait des rivières de diamants, des bracelets de diamants, des boucles d’oreilles de diamants. Lioubov, derrière elle, respirait difficilement et touchait les bijoux au passage avec des doigts tremblants de convoitise.

— Ça c’est une corbeille de mariage ! disait-elle. Mon Dieu, quel beau collier ! Tu permets que je l’essaie ? Il me va bien, tu sais ? Regarde, regarde. Oh ! quelle chance, quelle chance tu as !…

Et, tout à coup, elle éclata en sanglots. Kisiakoff l’entraîna hors de la chambre. Zénaïde Vassilievna appela son mari pour administrer des gouttes à Lioubov. Nina entra dans la pièce, ses chaussures à la main, et demanda si vraiment elle n’aurait pas le droit de se poudrer les joues « avec du rose ». Akim vint chercher de la pommade à la fougère pour ses cheveux qui « ne voulaient pas tenir ».

Puis, Lioubov fit une nouvelle apparition, tragique et chancelante. Elle s’approcha de Tania, la baisa sur les tempes, déclara « Ma pauvre chérie, comme tu vas être heureuse ! », et emporta un grand peigne d’écaille blonde, dont elle avait absolument besoin.

Enfin, le coiffeur de Stavropol surgit dans l’encadrement de la porte, avec sa mallette d’instruments et sa blouse blanche. Et Tania, excédée, abandonna sa chevelure aux mains de l’artiste. Pendant qu’il travaillait, Tania se regardait dans la glace et s’étonnait d’y découvrir ce visage pâle et soumis de petite fille. Il lui semblait qu’elle se dédoublait, et que la véritable Tania vivait encore à Ekaterinodar, tandis qu’une autre Tania, inconnue et à peine sympathique, se laissait apprêter ici pour de terrifiantes solennités. Elle essaya de parler, avec la certitude qu’aucun son ne sortirait de ses lèvres mortes. Elle dit :

— Relevez un peu cette mèche.

Et, par miracle, le coiffeur l’entendit et fit claquer son fer à friser avant de répondre :

— À vos ordres, mademoiselle. Mais alors, je ne me reconnais plus responsable de l’équilibre des valeurs.

Cependant, dans le salon de l’hôtel, une femme de chambre des Danoff venait d’apporter la robe de la mariée, qui, selon la coutume du pays, avait été commandée par le fiancé et était restée chez lui jusqu’à l’heure des préparatifs. C’était une magnifique livrée de satin blanc, au corsage orné d’une berthe de dentelle ancienne. Sur le devant de la jupe, deux soufflets de mousseline de soie blanche, avec des touffes de fleurs d’oranger à la naissance des soufflets, formaient le tablier. La ceinture, nouée en nœud court, était garnie de perles. En présence des parents Arapoff, émus et guindés, un prêtre bénit successivement toutes les pièces de la toilette, à commencer par la robe et à finir par les mules de satin et les gants de chevreau glacé. Ensuite, la toilette fut portée en grande pompe dans la chambre de Tania et étalée sur son lit avec précaution. Le coiffeur ayant achevé son travail, les sœurs de Tania habillèrent la fiancée. Lioubov glissa une pièce d’or dans l’un des souliers de Tania. Et Nina lui remit une médaille de la Sainte Vierge, que le jardinier s’était procurée lors d’un pèlerinage à la Laure de Kiev.

Quand Tania eut revêtu la robe blanche et ceint le diadème qui retenait le voile, ses parents la bénirent avec la vieille icône apportée d’Ekaterinodar. Puis, on confia l’icône à un petit garçon de dix ans qui devait accompagner le couple à l’église.

À quatre heures et demie, tout le monde était prêt.

Réunis dans le grand salon, les parents et les invités se complimentaient sur leur élégance respective. Lioubov recueillait tous les suffrages, avec une robe en cuir de soie rose, ornée de grosse guipure et de paillettes mordorées. Zénaïde Vassilievna portait une toilette de cachemire violet, au corsage plissé et décoré de soutaches, de galons et de rondelles d’astrakan. Les hommes, rasés de frais, parfumés, pommadés et gauches, déambulaient, les mains glissées sous les basques de leur frac. Une impatience fébrile bouleversait les visages. On attendait Michel, qui, conformément au rite arménien, devait venir chercher sa fiancée pour la conduire lui-même à l’église. Un crépuscule morose étouffait la ville. Des lampadaires s’allumaient, de place en place, à la façade des maisons.

À cinq heures moins le quart, enfin, la calèche de Michel se rangea devant l’hôtel du Caucase. Elle était attelée d’une paire de trotteurs Orloff, gris, minces et nerveux, qui piaffaient d’effroi devant la foule. Le cocher, matelassé et barbu, écrasait la voiture de sa silhouette épaisse de poussah. Autour de son épaule, il avait noué les écharpes de soie bleues et roses qu’il avait reçues pour la fête. Tania descendit les marches du perron, tendues d’un tapis rouge, et s’avança vers Michel à pas lents. Un murmure d’admiration parcourut le groupe des badauds.

— Voici la petite reine !

— Oh ! son diadème, comme il brille !

Tania, engourdie et faible, regardait Michel. Et Michel – un peu raidi dans son frac funèbre, le col haut, les sourcils froncés, le menton dur – lui parut un étranger, tout à coup. Elle ne connaissait pas cet homme. Elle avait peur de cet homme. Mais, soudain, les yeux de Michel brillèrent d’une lueur tendre, et Tania se sentit rassurée. Elle prit le bras qu’il lui offrait, en souriant. Et tous deux montèrent dans la calèche. Le petit garçon porteur de l’icône s’assit en face d’eux sur la banquette. Deux gardiens tcherkess, le poignard à la ceinture et la main à l’étui-revolver, se hissèrent sur les marchepieds. Des cavaliers, aux tuniques grises et aux cartouchières astiquées, vinrent se ranger en caracolant de part et d’autre de l’équipage. Les parents, les sœurs, les garçons d’honneur et les invités s’installaient dans les voitures qui les attendaient en retrait de la porte. Et, sur un signe de Michel, le convoi s’ébranla, fendant la foule, dans la direction de l’église.

À ce moment précis, le projecteur s’alluma, embrasant toute la rue d’une clarté jaune d’incendie. Un cri de joie salua le miracle.

— La fête ! La fête ! hurlaient des voix gutturales.

Les trotteurs gris, effrayés, s’arrêtèrent, piaffant et balançant la tête. Le cocher se mit à jurer. Les gardiens tcherkess écartaient du poing et de la botte les curieux qui se pressaient autour de la calèche. Tania contemplait avec stupeur ces figures anonymes, sculptées à grandes balafres par la lumière vive du phare. Et, soudain, elle porta la main à sa bouche. Debout sur une borne, dominant la marée des bonnets de fourrure et des fichus d’étoffe, Volodia la regardait. Il avait un visage maigre et méchant. Tania poussa un faible cri et toucha le bras de Michel.

— Il est là, dit-elle dans un souffle.

Michel se pencha vers les gardiens tcherkess et leur dit quelques mots en dialecte. Instantanément, les cavaliers se massèrent en ligne sur le flanc de la calèche, dérobant Volodia aux yeux de la jeune fille.

Le cocher réussit enfin à maîtriser ses bêtes, et le cortège repartit à lente allure, dans le tintement des grelots et le crissement des cuirs cirés. Tania, mal remise de sa terreur, croyait vivre un rêve de folle. Ce crépuscule humain, bondé de bras, de bouches et de chapeaux, ces gardiens accrochés de part et d’autre de la voiture tels des anges maléfiques, ce bruit de sabots, de sonnailles, de selles grinçantes et de coups de fouet, tout cela composait une fantasmagorie facile qui lui fatiguait les oreilles et les yeux. Elle entra dans l’église comme dans une forêt. Les chœurs chantaient à pleine voix. Les fracs, les uniformes, les châles et les chapeaux à plumes ondulaient dans la lumière saccadée et pâle des cierges Zénaïde Vassilievna en corsage violet, Lioubov, rose et mordorée, comme une fleur vénéneuse, Nina, toute bleue et frêle, écrasée entre deux commères au chef empanaché. Tant de gens se sont dérangés pour voir Tania en robe blanche au bras de son fiancé ! Elle supporte à elle seule le poids de leur tendresse ou de leur inimitié. Mais qu’importent la tendresse ou l’inimitié des autres. Michel est auprès d’elle, sage et grave. L’amour de Tania refuse tout ce qui n’est pas lui. Les portes de l’iconostase s’ouvrent à deux battants. Le prêtre s’avance à la lisière du sol, gigantesque, étincelant d’or et de pierreries, et des paroles énigmatiques tombent de sa bouche sur les têtes basses des assistants. Il parle en arménien. Et Tania regrette un instant de n’être pas unie à Michel selon le rite orthodoxe. Mais, après tout, les deux religions sont voisines. Et le Dieu, à la barbe blanche et au regard sévère, qui siège dans les nuages mauves du plafond, est bien le frère de celui qui orne les églises d’Ekaterinodar.

— Tania, le cierge, murmure Michel.

Et Tania prend docilement le cierge allumé, décoré de rubans, de tulle et de fleurs fraîches. Les garçons d’honneur élèvent les couronnes de perles qu’ils tiendront au-dessus de la tête des fiancés pendant toute la cérémonie. Le parrain dresse une croix d’argent derrière le couple. Tout à coup, un chant monte, ample et sourd, comme une lame de fond. Les genoux de Tania se mettent à trembler. Il n’y a plus de sang dans son corps. Elle est pure et légère, comme une plume blanche. Elle aperçoit son père, tout près d’elle, avec un visage mélancolique et tendre, et sa mère qui se mouche, et la petite Nina qui s’essuie les yeux. La pitié qu’ils lui inspirent complète bizarrement sa joie.

Le prêtre offre déjà les alliances dans sa longue main jaune et fripée. L’instant solennel approche. Le mystère du sacrement est dans le cœur de Tania comme un vertige. « Encore quelques secondes, et nous serons unis pour toujours. » Le chant meurt sur un grondement de vague qui se retire. Michel se tourne vers Tania. Il lui sourit. Et son regard exprime une affection et une fierté inquiètes.


Les parents de Michel étaient restés à la maison, suivant la coutume arménienne, et attendaient les jeunes mariés sur le perron tendu de velours rouge. Lorsque Tania et Michel descendirent de la calèche qui les ramenait de l’église, Alexandre Lvovitch et sa femme s’avancèrent vers eux et, puisant à pleins doigts dans une corbeille enrubannée, leur versèrent sur les épaules des poignées de pièces d’argent et de riz. Des mendiants se jetèrent à quatre pattes pour ramasser les monnaies éparses, tandis que Tania et Michel secouaient le front et riaient en se tenant par la main. Puis un domestique apporta une couple de pigeons, que le père de Michel éleva un instant au-dessus des jeunes gens, et qui s’envolèrent soudain dans un vif battement d’ailes blanches. La foule poussa un cri de joie. Un Tcherkess, incapable de se contenir plus longtemps, tira un coup de revolver en signe d’allégresse. Une vieille femme hurlait :

— Longue vie et prospérité ! Longue vie et prospérité aux tourtereaux !

Enfin, la mère de Michel tendit aux lèvres de Tania une cuiller d’argent pleine d’un mélange de beurre et de miel, pour que la vie lui fût douce. Et le couple, suivi des invités, pénétra dans la maison des Danoff.

Aussitôt, un orchestre invisible ébranla la bâtisse d’un formidable éclatement de cuivres et de tambours. Les portes de la salle des fêtes s’ouvrirent à deux battants devant les jeunes mariés. Ils entrèrent, d’un pas timide, dans une pièce vaste, blanche et déserte. Des chaises et des fauteuils étaient rangés le long des murs, comme pour un bal de province. Le parquet de marqueterie blonde et brune reflétait durement les lumières. Les musiciens étaient juchés sur une estrade tendue de velours vert. À l’autre bout de la salle, une vieille femme noire était assise dans un voltaire monumental, entouré de fougères en pots : la grand-mère de Michel, l’aïeule redoutable, qui traitait ses fils grisonnants comme des galopins échappés de l’école. Depuis la mort de son mari, elle était l’arbitre de toutes les discordes intimes, la gardienne jalouse de toutes les traditions, la dispensatrice de tous les conseils, de toutes les réprimandes, et l’objet de tous les hommages de la tribu Danoff. Bouffie et cireuse, sous son casque de cheveux blancs, elle regardait venir, du fond de la salle, celle que son petit-fils avait choisie pour perpétuer la race. Tania, fascinée par cet œil sévère, mettait un pied devant l’autre comme une automate. La distance qui la séparait de l’aïeule lui paraissait interminable. À mesure qu’elle s’approchait du fauteuil, elle distinguait mieux les traits de la vieille femme, les sourcils broussailleux, les paillettes de jais dont la robe de deuil était semée, la main veineuse, crispée sur le pommeau en or massif d’une canne d’ébène. L’ancêtre demeurait immobile, hiératique et mécontente, et on eût dit qu’elle observait, au-delà des jeunes gens, le fantôme de ceux qui naîtraient de leur union. Tout à coup, elle éleva sa main droite, et Tania baisa respectueusement le bout de ses doigts morts. Alors, l’aïeule eut un sourire de fierté tranquille et dit d’une voix ferme :

— Je te salue, ma fille. Et je souhaite que tu nous donnes des enfants.

Puis, elle bénit Michel et lui dit :

— Que les douceurs du mariage ne te détournent pas du travail.

L’orchestre, qui s’était tu pendant la présentation de la mariée, attaqua l’ouverture de l’Enlèvement au sérail.

Les parents et les invités, restés aux portes du salon, envahirent la pièce et se pressèrent autour du couple pour le féliciter et lui souhaiter une vie légère. Comme les laquais apportaient des flûtes de champagne, les assistants s’écrièrent en chœur « Gorko ! Gorko ! Il est amer ! » ce qui voulait dire que le vin paraîtrait amer tant que Michel et Tania ne se seraient pas embrassés en public.

Michel se pencha vers Tania et lui toucha le front d’un baiser prudent.

— Hourra ! hurlèrent les invités.

L’orchestre enchaîna sur une valse langoureuse. Tania retira son voile que ses amies se partagèrent en riant. Et les jeunes mariés ouvrirent le bal dans un cercle de regards attendris.

Après le bal, il y eut un dîner de trois cents couverts, avec du caviar serti dans des blocs de glace, des cochons rôtis à la broche, des vins de Hongrie et du Caucase, des pâtisseries géantes, des discours et de la musique. L’aïeule présidait le repas. À côté d’elle, une place demeurait vide celle de son mari, mort depuis sept ans. Au bas bout de la table, se pressaient les pauvres Arméniennes, qui étaient les confidentes serviles et les pitres attitrés de la vieille. Elles poussaient des cris aigus à l’apparition de chaque plat nouveau, multipliaient des plaisanteries et des vœux en dialecte et se taisaient au moindre froncement de sourcils de la maîtresse. Michel et Tania, assis côte à côte, se parlaient à peine, étourdis par le bruit, les lumières et les vins. Kisiakoff courtisait ouvertement la petite Nina et buvait plus que de raison. Les parents Arapoff racontaient aux parents Danoff les détails de leur propre mariage. Lioubov essayait de séduire un riche négociant d’Armavir, aux favoris vaporeux et aux bagues massives. M. Minsk-à-Pinsk réclamait à grands cris l’attention générale pour chanter, on ne sait trop pourquoi, les premières mesures de Dieu protège le tsar.

— Que tout le monde se lève, hurlait-il. J’exige le garde-à-vous pour l’hymne impérial.

À ce moment, Tania remarqua que les Arméniennes du bas bout de la table chipaient des fruits et des chocolats, et les fourraient prestement dans les poches amples de leurs robes.

— Regardez-les, Michel, dit la jeune fille.

— Elles font toujours ainsi, dit Michel en riant. Si elles demandaient des chocolats à ma grand-mère, elle ne refuserait pas de leur en donner. Mais elles sont fières, elles préfèrent se servir elles-mêmes !

De temps en temps, les dames quittaient la table pour délacer leur corset. Les hommes passaient à la toilette, et revenaient, rouges, les épaules droites, les cheveux trempés d’eau. Dans la cour des magasins on entendait chanter les gardiens tcherkess, réunis autour d’un bûcher où rôtissait un agneau monté sur broche. Il y eut quelques coups de feu et des rires. À travers les accords de la musique européenne, perçaient les accents monotones de la harpe et des flûtes tcherkess. Une voix grave modulait la complainte du guerrier Ouarida, dont les paroles ne sont que la répétition inlassable d’un même nom sur des rythmes divers :


Ouarida – da – Ouarida

Ouarida – da – Ouarida,

Ouarida, da, da !

Ouarida, Ouarida, da,

Ouarida – da, da !


Tania s’étonnait de ce mélange intime de barbarie et de civilisation. D’un côté, cette maison moderne aux parquets cirés, et, de l’autre, ce troupeau d’Arméniennes sauvages, ces chants primitifs, ces coups de feu. Il lui semblait qu’elle comprenait mieux Michel depuis qu’elle avait pris connaissance de son pays. Elle le regardait, fier et rieur, avec ses cheveux collés, son frac impeccable, son faux col, sa cravate blanche, et, derrière cette silhouette conventionnelle, elle imaginait un autre Michel, en bourka de feutre et en toque d’astrakan, dressé sur des étriers d’argent, et criant à perte de voix dans le vent de la plaine. Elle se pencha vers lui :

— Avez-vous un uniforme tcherkess, Michel ?

— Oui, dit-il. Mais je ne le mets que pour monter à cheval. Soyez tranquille, vous ne me verrez jamais me pavaner devant vous dans ce costume.

— C’est dommage, dit Tania.

— Pourquoi ?

— Parce que je crois que j’aime votre pays.

Michel prit la main de Tania et la porta vivement à ses lèvres.

À minuit, l’orchestre symphonique, épuisé, céda la place à un orchestre tzigane, et la fête continua jusqu’à l’aube.

Vers sept heures du matin, les laquais apportèrent des jus de fruits, du thé de Ceylan, et, pour les Arméniennes du bas bout de la table, du thé kalmouk, mêlé de lait, de sel, de poivre et de beurre frais. Un gardien tcherkess entra, hautain et gêné, dans le grand salon des maîtres, et s’approcha de Michel sur la pointe des pieds.

— Eh bien ! Taou ? demanda Michel.

— Il a rôdé toute la nuit autour de la maison, dit Taou. Il avait un revolver à la ceinture et deux hommes l’accompagnaient. Plusieurs fois, je lui ai crié de partir. Enfin, au petit jour, il a disparu.

— Merci, dit Michel. Tu organiseras un service à la porte jusqu’à la fin des fêtes.

Le Tcherkess se mit à rire doucement.

— Pour le punir, dit-il, j’ai déjà volé une pièce de drap au Grand Bazar du Caucase. Le magasin appartient à quelqu’un de sa famille. Ça lui apprendra !

Tania n’entendait rien. L’émotion et la fatigue lui coupaient les jambes. Elle avait hâte de se retrouver seule avec Michel, mais n’osait lui demander de lever la séance par crainte de paraître impatiente. La famille Danoff avait réservé toute une aile du deuxième étage au jeune couple. Michel ne tarissait pas d’éloges sur l’ameublement des pièces qui leur étaient destinées. Mais une seule de ces pièces intéressait Tania. Elle imaginait avec effroi le moment où son mari fermerait la porte de la chambre, tournerait la clef dans la serrure et s’avancerait vers elle. Oh ! ce bruit de clef dans la serrure ! Que de fois elle y avait songé pendant ses dernières nuits de jeune fille ! Ce petit claquement sec était le signe matériel de la dépendance, de l’esclavage, de la possession. Il exprimait à lui seul que Tania était désormais à la merci d’un homme. Elle ne voulait plus quitter la table, tout à coup. Elle souhaitait demeurer le plus longtemps possible dans cette salle bondée, surchauffée et bruyante. Ces gens dont les bavardages l’ennuyaient jadis, lui paraissaient brusquement autant d’alliés, dont la présence la défendait contre tous les risques de son état. « Pas encore ! Pas encore ! Pourvu qu’il ne me demande pas encore de partir avec lui ! Pourvu qu’il ne se presse pas ! Pourvu qu’il m’oublie un peu !… »

Michel tourna vers elle un regard honteux et tendre :

— Tania, dit-il à voix basse, il est tard. Il faudrait peut-être…

Et il rougit jusqu’aux oreilles.

Tania se sentit défaillir d’appréhension.

— Vous voulez bien, reprit Michel.

Ils profitèrent d’un mouvement général de la table pour repousser leurs chaises et gagner la sortie d’un pas rapide. Tania tenait à peine sur ses pieds. Son cœur emballé cognait à coups vifs dans sa poitrine. Avant de franchir le seuil, elle se retourna. Elle vit son père et sa mère qui la suivaient des yeux. Et ils avaient l’air si tristes, si graves, si seuls, si terriblement seuls, si terriblement dépouillés, trahis, vieillis, inutiles, au bout de la longue table étincelante de cristaux et de lumière, que Tania eut envie de courir vers eux pour les embrasser et les consoler de leur peine.

— Vous venez, Tania ? dit Michel.

— Oui, oui, balbutia-t-elle. Partons vite. Je ne peux plus les voir…

À sept heures, les invités quittèrent la maison par petits groupes cérémonieux et las. Ils revinrent à cinq heures de l’après-midi pour la suite des réjouissances. Les banquets et les soupers se succédèrent ainsi pendant cinq jours. Au cinquième jour, un cousin germain des Danoff mourut de congestion. Et la fête fut suspendue en signe de deuil.

Les habitants d’Armavir furent unanimes à reconnaître que les Danoff avaient bien fait les choses.

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