CHAPITRE V

Arapoff sauta de la calèche qu’entourait déjà un groupe de paysannes bavardes, traversa le jardin envahi de hautes herbes, et gravit lestement l’escalier de planches qui menait à la véranda. Cette véranda, bâtie sur l’aile gauche de la maison, était abritée du soleil par des rideaux en perles de verre qui tintaient au moindre souffle de vent. Au centre de la galerie, Ivan Ivanovitch Kisiakoff dormait dans un fauteuil de rotin à coussins de toile bleue. Il avait poussé ses jambes bottées sous la table, déboutonné le haut de sa culotte pour libérer la masse forte de son ventre, et un journal déplié protégeait sa figure contre les moustiques. Seule sa barbe noire, épaisse, mouillée, dépassait le bord du papier. Des mouches se promenaient sur ses mains velues. Devant lui, sur une table nappée d’un drap médiocre, traînaient des restes de charcuterie, des pots de concombres salés, de ceps marinés et de raifort. La bouteille de vodka était à demi vide. Un flacon de doppelkummel avait roulé par terre. Et un cigare déchiqueté fumait encore dans une soucoupe. L’air sentait la cochonnaille, le vinaigre. Kisiakoff ronflait avec une régularité et une vigueur étonnantes.

— Ivan Ivanovitch ! cria Arapoff. Réveillez-vous, que diable !

Des grognements étouffés lui répondirent. Le journal glissa sur une face congestionnée et ruisselante de sueur. Un sourire paresseux troua la barbe noire de Kisiakoff.

— Constantin Kirillovitch, quelle bonne surprise, mon cher ! dit-il d’une voix pâteuse.

Puis il se dressa péniblement et embrassa son beau-père sur les deux joues.

— J’ai été appelé en consultation hors de la ville, dit Arapoff, et j’ai décidé de vous faire une visite en passant. Vous vous reposiez, à ce que je vois.

— Oui, oui… Cette chaleur me fatigue… On mange, on dort… on mange, on dort… C’est atroce !

— Et Lioubov ?

— Elle est dans sa chambre, ma petite reine. Elle doit se faire des mines devant la glace, ou se polir les ongles. Chacun son passe-temps. Prenez un verre de doppelkummel, Constantin Kirillovitch. Il est un peu tiède, mais d’une bonne tenue. À moins que vous ne préfériez de la vodka ? Je vais faire apporter une bouteille fraîche…

Il frappa dans ses mains et cria :

— Paracha ! Paracha ! Une bouteille de vodka ! Vite !

Arapoff s’assit dans le fauteuil que lui désignait son gendre et baissa les paupières, étourdi par l’ombre chaude de la véranda. Ses rares visites à la propriété de Kisiakoff laissaient au docteur une impression de tristesse et d’inquiétude. Il ne pouvait s’habituer à l’idée que ce gaillard rougeaud, barbu et malpropre, fût le maître de Lioubov et lui imposât toutes ses volontés. Des rumeurs alarmantes circulaient en ville sur le compte d’Ivan Ivanovitch. Les mauvaises langues d’Ekaterinodar affirmaient qu’il était fainéant, malhonnête et d’une grande brutalité. On prétendait qu’il entretenait des relations crapuleuses avec trois paysannes, pour lesquelles il organisait des orgies dans un rendez-vous de chasse désaffecté. On dénombrait la tribu de ses enfants naturels.

Mais Lioubov ne se plaignait jamais de la conduite de son mari. Bien souvent, Arapoff avait tenté de confesser la jeune femme. Toujours, elle lui avait répondu qu’elle était heureuse et qu’il lui déplaisait qu’on se mêlât de sa vie intime. Ignorait-elle les frasques de Kisiakoff ? Ou ces frasques n’existaient-elles que dans l’imagination de quelques commères radoteuses ?

Kisiakoff tira le rideau de perles, et la campagne surgit, engourdie de soleil et de vapeurs blondes. Par-delà le jardin, commençaient les vastes plantations de tabac qui s’étalaient en nappes vertes jusqu’à la route. Çà et là, dans l’épaisseur des feuilles, se balançaient les fichus rouges et blancs des ouvrières.

— La récolte sera bonne, dit Kisiakoff. Regardez comme elles travaillent, mes petites femelles. Il m’en est arrivé trois majara pleines, cet après-midi. Le soir, quand elles rentrent en ville, elles sentent le tabac frais. Et leurs maris ne détestent pas cette odeur. Un jour, pour m’amuser, j’ai distribué des flacons de parfum aux femmes. Le lendemain, les paysans sont venus se plaindre. Ils disaient qu’elles « puaient » tellement qu’on ne pouvait pas dormir à côté d’elles. De la délicatesse à rebours. N’est-ce pas charmant ?

La porte s’ouvrit et une jeune paysanne apporta un plateau chargé d’une bouteille de vodka et de deux bols d’olives. C’était une fille charnue, aux tresses blondes serrées comme des cordes. Elle baissait les paupières.

— Bravo, Paracha, tu as trouvé la bonne bouteille, dit Kisiakoff.

Il attira la fille par la taille et cligna de l’œil dans la direction de Constantin Kirillovitch.

— Un beau morceau, une belle bête. Et ça travaille comme quatre, et c’est docile, et ça ne pense pas à mal…

La fille rougit et roucoula en secouant les épaules.

Arapoff était gêné et ne quittait pas la fille du regard. Il lui paraissait évident, soudain, que Paracha était la maîtresse de Kisiakoff. Il murmura :

— Oui, c’est une belle créature !

Et, malgré lui, il contemplait la grosse patte velue de Kisiakoff, plaquée sur la hanche de Paracha, comme sur le flanc d’une pouliche.

— Ne plaisantez pas, barine, s’écria Paracha, et elle disparut dans la maison.

Kisiakoff avala un verre de vodka et clappa de la langue.

— Fameux, dit-il.

Puis il se renversa dans son fauteuil, glissa la main dans sa chemise et se gratta l’aisselle gauche du bout des doigts :

— Sacrés moustiques ! Que pensez-vous de notre solitude, Constantin Kirillovitch ? Les distractions sont rares, bien sûr, et c’est pour ça qu’on aime à s’entourer de jolies femmes, de bons vins et de fines marinades. Que dit-on en ville, quels sont les derniers ragots ? On m’a rapporté que Tania a refusé d’épouser le fils Bourine. Est-ce exact ?

— Parfaitement.

— J’en suis navré.

— Pas moi.

Kisiakoff remua de droite à gauche sa lourde tête cramoisie :

— Vous n’ignorez pas que j’ai acheté une partie de cette propriété à Olga Lvovna Bourine. Bien entendu, je n’ai pas encore payé intégralement les terrains cédés. Je me libère par des mensualités, à vrai dire assez élastiques. Et je me demande si cette brouille entre vos deux familles ne poussera pas ma créancière à exiger une régularité cruelle dans les versements.

— C’est possible…

— Je ne vous le fais pas dire, murmura Kisiakoff en crachant un noyau d’olive. N’est-il pas étonnant que les lubies d’une gamine puissent avoir des répercussions lointaines et néfastes sur son entourage ? Lioubov et moi ne désespérons pas que Tania revienne sur sa décision.

— Elle est libre d’agir à sa guise, dit Arapoff, et il se leva pour signifier que cette conversation n’était pas de son goût.

— Certainement ! Certainement ! dit Kisiakoff. Mais les jeunes filles ont une cervelle de moineau. Notre petite Tania, notre petite institutrice, comme je l’appelle, n’a sûrement pas réfléchi aux conséquences de son coup de tête. Si elle avait pu prévoir le tort qu’elle causerait à ses parents, à ses sœurs, à son beau-frère…

— Eh bien ? dit Arapoff exaspéré.

— Elle est si douce, si aimante, si dévouée, notre petite Tania, dit Kisiakoff en plissant les paupières. Si elle avait compris, si on lui avait fait comprendre la portée exacte de son refus, elle aurait accepté !

— Où voulez-vous en venir ? demanda Constantin Kirillovitch. Le mariage est une affaire de sentiments…

— Comme vous avez bien dit ça ! s’exclama Kisiakoff en joignant les mains. Ah ! vous êtes un romantique, Constantin Kirillovitch ! Notre dernier romantique ! Et c’est pour ça que je vous aime. Hum… Au fait, Lioubov pourrait-elle vous accompagner à Ekaterinodar, pour dire bonjour à sa maman et embrasser notre petite Tania ? Moi, je resterai ici, retenu par mes travaux…

Il soupira. Le fichu rouge de Paracha glissa derrière la vitre de la porte.

— Venez avec Lioubov, dit Arapoff.

— Non… non… Je ne peux pas m’absenter ces jours-ci… Un propriétaire foncier a des obligations impérieuses vis-à-vis de la terre qui le nourrit… Vous m’excuserez auprès de Zénaïde Vassilievna…

Arapoff était agacé par l’attitude obséquieuse de Kisiakoff. Il évitait de le regarder.

— Voulez-vous prévenir Lioubov de ma visite ? dit-il.

— Mais comment donc ! s’écria Kisiakoff. Paracha ! Paracha !

La fille apparut dans l’encadrement de la porte. Elle riait à belles dents. Sa chemise était largement échancrée sur sa poitrine blanche. De nouveau, un désenchantement, une angoisse louche étreignirent le cœur d’Arapoff.

— Paracha, va prévenir la barinia… Tu lui diras de descendre, dès qu’elle sera prête…

Paracha inclina la tête et fondit dans les ténèbres de la maison. Sûrement, elle était l’esprit de cette demeure vétuste et mystérieuse, aux innombrables pièces condamnées, aux buffets bourrés de victuailles, aux caves pleines de vins. Elle entrait, sortait, glissait, souriait, obéissait, commandait, et Kisiakoff la suivait de ses yeux malins et féroces.

— Y a-t-il longtemps que cette fille est à votre service ? demanda Constantin Kirillovitch.

— Cinq ou six ans, dit Kisiakoff, je ne m’en souviens plus. J’ai l’air d’être un homme exact, renseigné, et froid, mais, au fond, je n’ai aucune disposition pour l’organisation domestique. Je sais à peine le nombre des filles que j’emploie aux plantations de tabac, encore moins leur nom ou leur âge. Je les fais venir par charretées de la ville. Elles campent en plein champ pendant la récolte. Et, la récolte achevée, bonsoir ! Je suis un rêveur, moi !

— Un rêveur ?

— Eh oui ! Que de fois je m’installe sur cette véranda et je regarde la plaine où travaillent des femmes. Le ciel bleu. La chaleur immense. Le son des voix lointaines. Un grincement de télègue. Un petit verre de vodka. Une tranche de pain noir salé. Et me voici lancé dans les réflexions philosophiques les plus inattendues. Qui suis-je ? Quel est le sens de la vie ? En ville, on n’a pas le temps de se le demander. Et, pourtant, c’est essentiel !

— Vous croyez ? dit Arapoff en souriant.

— J’en suis sûr. Pour moi, j’ai déjà compris qu’il fallait vivre à plein cœur, à pleine gueule, passez-moi le mot. Tout prendre, jouir de tout, se saouler de tout. Dieu nous a donné le monde pour que nous l’accommodions selon notre bon plaisir !

— En somme, tout est permis et la notion du mal est une légende.

— Non, non… La notion du mal existe. Mais elle est très développée chez certains, et, chez d’autres, elle est à peine perceptible, à peine formée. Nous ne faisons le mal qu’au moment où nous sentons que nous faisons le mal. Si le déclic de la conscience ne joue pas, si le mécanisme est faussé ou usé, nous ne sommes plus responsables. Au regard de Dieu, l’innocence du cœur excuse la vilenie du geste. Le prêtre qui rompt inopinément le jeûne se juge coupable, et, par là même, il est coupable. Mais l’ivrogne qui tue sa femme par désœuvrement n’éprouve aucun remords de son acte, s’étonne de la rigueur excessive des tribunaux, et il est innocent parce qu’il se croit innocent. Le fin mot de l’histoire, c’est que, pour être heureux, il importe de garder en soi une candeur de bête. Dieu n’est sévère qu’à l’égard des initiés. Les ignorants, les pourceaux, peuvent compter sur son indulgence. Il faut devenir des ignorants et des pourceaux !

— Quel programme !

— C’est une nécessité, cher Constantin Kirillovitch, à laquelle je me plie depuis bientôt vingt ans. Je suis un pourceau. Nous sommes tous des pourceaux. Nous faisons le mal sans y penser. Et, ainsi, cela ne tire pas à conséquence. Les hommes peuvent nous juger. Mais la clémence de Dieu nous est acquise. Au jour du Jugement dernier, il appellera tous les pourceaux du monde, et nous viendrons vers lui, avec des groins salis et des genoux écorchés. Et il nous dira : « Sentiez-vous ma présence dans votre cœur ? » Et nous répondrons « Non. » Et il sourira en murmurant « Je ne peux donc pas vous reprocher votre ignominie. Venez à ma droite, voleurs, assassins, impudiques, parjures, incendiaires et médisants. Venez à ma droite. Car je suis responsable de votre pourriture morale. Et, si je ne me suis pas occupé de vous sur la terre, je vais m’occuper de vous dans les cieux ! »

Arapoff crut d’abord à une plaisanterie, mais Kisiakoff semblait ému par ses propres paroles. Son nez était strié de fibrilles rouges. Sa barbe tremblait. Des larmes se gonflaient dans ses gros yeux fixes. Il leva ses deux mains à hauteur de son visage et déclama :

— Et les pourceaux se changeront en anges célestes. Et ils s’embrasseront tous dans les fumées de l’encens et la musique des harpes !

Un hoquet l’interrompit. Il se versa un verre de vodka, l’avala en basculant la tête.

— Voilà ce que je porte dans mon âme, Constantin Kirillovitch, dit-il encore. Voilà mon Évangile. Et je m’en trouve bien.

— Vous avez le vin sinistre, mon cher, dit Arapoff.

Et il essaya de rire. Mais il n’en avait plus envie. Cet homme, tour à tour voluptueux et attendri, méchant et faible, sournois et candide, arrogant et humble, lui faisait peur. Le personnage se dérobait aux classifications élémentaires. Il était mouvant et traître, comme une force de la nature. Cependant, Lioubov vivait auprès de cet ivrogne dangereux et se déclarait heureuse de son sort.

Au moment précis où le docteur formait cette réflexion, un pas rapide se fit entendre. Lioubov parut sur le seuil de la porte, cria « papa » et se jeta dans les bras d’Arapoff.

— Charmante ! Oh ! combien charmante ! soupirait Kisiakoff en massant ses pattes l’une contre l’autre. Se peut-il, Constantin Kirillovitch, que je vous aie permis de me ravir pour quelques jours cette adorable petite fée des bois ?

— Est-ce vrai ? Tu vas m’emmener, papa ? demanda Lioubov.

— Puisque ton mari m’autorise à le faire, dit Arapoff.

Lioubov battit des mains et dédia un sourire langoureux à Kisiakoff.

— Gentil ! Gentil ! susurra-t-elle. On vous revaudra ça !

Elle avait embelli depuis son mariage. Son visage était d’une pâleur compacte. Ses longs yeux noirs, effilés vers les tempes, brillaient d’un éclat triomphal. Et ses hanches s’étaient évasées.

Arapoff refoula son appréhension et se traita mentalement de « vieil imbécile ».

— J’aurais voulu descendre plus tôt, dit Lioubov, mais j’essayais une nouvelle robe. Tu sais, je suis restée très coquette !

— Un bon point pour le mari, dit Arapoff.

— Oui, figure-toi… Je me suis mis en tête de lui plaire d’un bout à l’autre de l’année. C’est passionnant ! Mais je bavarde, je bavarde, et le temps passe, et j’ai ma valise à faire. Pauvre Vania, comme tu vas t’ennuyer sans moi ! Nous allons fixer une heure pour penser l’un à l’autre. À onze heures cinq du matin, je t’embrasserai en imagination. D’ailleurs, je ne resterai que quelques jours chez mes parents. Et puis, je reviendrai à notre petit nid, toute impatiente !

À cinq heures, la calèche du docteur quittait la propriété de Mikhaïlo. Lioubov, assise à côté de son père, secoua longtemps son mouchoir au-dessus de sa tête en criant :

— À bientôt !

Puis, elle ouvrit son ombrelle et demanda :

— Comment trouves-tu ma robe ?

— Fort belle, dit Arapoff. Trop belle même, pour notre petite ville…

Il y eut un silence. La calèche délaissa le sentier et s’engagea sur la grand-route, bordée par les champs de tabac. Des rigoles séparaient les terres cultivées. Derrière le vallonnement des feuilles, on devinait les cabanes en planches des séchoirs et les hangars de pressage où ronflaient des moteurs invisibles. Des paysannes à fichus de couleur circulaient dans cette masse végétale, se baissaient et se relevaient en chantant :


Je pleure et je pleurerai,

Mais jamais je ne l’oublierai


Les grelots des chevaux tintaient gaiement dans la chaleur immobile. Arapoff posa une main sur le bras de Lioubov et lui demanda doucement :

— Es-tu heureuse, ma petite fille ?

— Mais bien sûr, dit Lioubov. Pourquoi ne le serais-je pas ?

— Les parents sont des êtres inquiets par nature. Et, sans doute, ont-ils presque toujours tort. Mais, j’ai bavardé avec ton mari. Et ses propos m’ont paru étranges…

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien de spécial. Toutefois, je crains qu’il ne soit un peu violent, un peu déréglé…

— Est-ce un mal ? Tu me fais rire, papa ! Ivan Ivanovitch m’aime beaucoup et me laisse toute ma liberté.

— Mais lui-même, ne garde-t-il pas toute sa liberté ? répliqua Constantin Kirillovitch. On m’a raconté…

— Quoi ? Quoi ? dit Lioubov avec nervosité. Les gens sont d’une méchanceté ! Pour si peu de chose ! Bien sûr, Ivan Ivanovitch s’amuse un peu, à droite, à gauche, lutine celle-ci, celle-là. C’est un tempérament !

— Et tu acceptes ce partage ?

— Je serais bien bête de ne pas l’accepter ! Il a fait de moi une dame. J’ai une maison, une propriété, des robes magnifiques. S’il éprouve le besoin de se distraire ailleurs, je n’ai pas le droit de le lui reprocher. D’autant plus que moi-même…

— Eh bien ?

— Tu sais qu’il y a une sotnia de cosaques cantonnée à trois verstes de chez nous. Les officiers viennent souvent à la maison. Et ils sont fous de moi. Un khoroundji m’envoie chaque matin des vers français par son ordonnance. Hier, il m’a écrit :


Conseil d’un cosaque intrépide :

Ami, si tu veux rester sauf,

Évite le regard limpide

De Madame Kisiakoff.


« C’est charmant, n’est-ce pas ? L’essaoul lui-même me fait une cour assidue ; il m’appelle « son petit oiseau » ! Il est si comique !

— Et ton mari ne prend pas ombrage de ces visites militaires et de ces billets doux ?

— Pourquoi ? Il en est fier. Et puis, comme tu l’as si justement observé, il n’est pas un petit saint non plus, mon bien-aimé. Les hommes sont rarement de petits saints. À propos, il paraît que tu es sorti avant-hier avec une actrice du théâtre municipal. On t’a vu au restaurant avec elle…

— C’est vrai, dit Arapoff, mais ce n’est pas la même chose.

— Ah ? Et pourquoi donc ?

Arapoff haussa les épaules. Il regrettait d’avoir engagé cette conversation avec une gamine incapable de le comprendre. Il savait bien, lui, qu’il ne trahissait pas l’affection de Zénaïde Vassilievna lorsqu’il soupait en compagnie de quelque petite danseuse en tournée. Dans son esprit, il n’existait pas de commune mesure entre son épouse, charmante, vénérée et un peu trop grasse, et cette fille peinte qui éteignait des cigarettes dans un fond de champagne. Elles appartenaient à deux mondes différents. Et lui changeait de personnalité en passant d’un monde à l’autre. Ainsi, Zénaïde Vassilievna ne devait pas être jalouse d’un homme qui n’était pas son mari, et la petite danseuse d’un homme qui n’était pas son amant. Tout cela était parfaitement clair dans la pensée d’Arapoff, mais il éprouvait de la difficulté à exprimer son sentiment. Une phrase de Kisiakoff lui revint en mémoire « Nous ne faisons le mal qu’au moment où nous sentons que nous faisons le mal. Si le déclic de la conscience ne joue pas… » Oui, c’était bien cela le déclic de la conscience ne jouait pas. Se pouvait-il donc qu’il fût, lui aussi, de la race des Kisiakoff ? Se pouvait-il que l’infâme Kisiakoff fût sa propre effigie, poussée au noir, déformée et hideuse ? Entre Kisiakoff et lui-même, il n’y avait pas d’abîme, mais une pente douce qu’il était facile de dévaler à petits pas. Arapoff tressaillit à l’idée de cette déchéance offerte. Non, non, il ne deviendrait jamais semblable à cet imbécile voluptueux. Il saurait maintenir une distance honnête entre les deux images.

La vodka qu’il avait bue lui montait au cerveau. Le soleil brûlait sa nuque. Lioubov paraissait dormir dans le demi-jour de son ombrelle. Comment avait-elle pu accommoder les rêves gracieux de son adolescence avec l’atroce réalité que le mariage lui imposait chaque nuit ? Comment avait-elle pu troquer ses espérances puériles contre Kisiakoff barbu, congestionné et hilare ? Comment avait-elle pu, comment pouvait-elle être heureuse ? Arapoff réfléchissait au mystère que lui dérobait cette tête gracieuse inclinée vers la route. Il avait élevé Lioubov, et il ne savait rien d’elle. Cet être, qu’il revoyait encore en jupe courte et en bottines lacées, était déjà un petit animal, une petite femelle, voluptueuse, coquette, rusée et consentante. « J’ai une maison, une propriété, des robes magnifiques… » Comme ces paroles éloignaient Lioubov de son père ! Arapoff se représentait la vie sous l’aspect d’une fondrière qu’il fallait traverser de plein front, se déchirant aux ronces, abandonnant aux ronces des lambeaux de chair et de vêtements. On marche, hébété et grave, mais vers quel but, vers quelle délivrance ? « Et les pourceaux se changeront en anges célestes… » De nouveau, lui revenaient les paroles de Kisiakoff. Il était honteux comme d’une offense personnelle. D’une main rageuse, il chassa les mouches qui tournaient autour de son visage en feu.

— J’ai entendu dire que Tania refusait d’épouser Volodia Bourine, murmura Lioubov d’une petite voix nulle.

— Ne t’occupe pas de ça, dit Arapoff. Ce sont nos affaires.

Et il se rencoigna dans l’angle de la banquette, les mâchoires serrées et le regard dur.

Le soir de son arrivée chez les Arapoff, Lioubov eut avec Tania une conversation décisive. Les deux sœurs s’étaient retrouvées à onze heures dans la chambre rose, qui était redevenue, pour un temps, « la chambre des jeunes filles ». Appuyées à la fenêtre, comme jadis, elles regardaient la nuit claire sur les feuillages des tilleuls. Il semblait à Tania qu’elle était reportée à l’époque lointaine où elle se lamentait sur les chagrins secrets de Philippe Savitch Bourine, et où Lioubov l’écoutait en bâillant de langueur. Son cœur était aussi serré que lors de cette nuit mémorable, et le profil de Lioubov était à la même place sur le reflet noir de la vitre, et la maison s’endormait autour d’eux avec les mêmes bruits.

— Non, dit Tania, je ne te comprends pas. Exiges-tu vraiment que je me sacrifie pour les commodités financières de ton mari ?

— Il ne s’agit pas seulement de mon mari, mais de nos parents, mais de toi-même…

Les insinuations de Lioubov blessaient la jeune fille, au point qu’elle avait peine à retenir ses larmes. Elle estimait injuste qu’on vînt mêler des questions d’intérêt à son noble tourment. Vraiment depuis son mariage, Lioubov était devenue insupportable. Elle était « femme » à en donner la nausée. Femme par son amour du confort, par ses réticences souriantes, par la qualité de ses chemises de nuit, par le geste arrondi dont elle dénouait son chignon, et par la façon dont elle mâchait le prénom de son époux « Ivan Ivanovitch » en fermant à demi les yeux. Elle évoquait le lit et l’homme qui se déshabille. Elle « savait ». Mais Tania ne voulait pas savoir ce que savait Lioubov. Elle demandait seulement qu’on la laissât tranquille, qu’on ne s’occupât plus d’elle et de Volodia, qu’on lui permît de vivre sa vie close et jalouse de jeune fille comme elle l’entendait.

Elle murmura :

— J’ai trop réfléchi, Lioubov, pour revenir sur ma décision. Tu es la seule à ne pas me comprendre…

— À qui donc en as-tu parlé ?

— Eh bien, à mes parents, à des amies… et même à des amis de Volodia…

— Tu as vu des amis de Volodia ? Raconte-moi…

Tania songea au rendez-vous de Michel et un flot de sang lui monta aux tempes.

— J’en ai vu un, dit-elle, pour rendre les lettres.

— Qui ?

— Je ne veux pas le dire.

Lioubov appuya son front tiède contre le cou de Tania :

— Dis-le, dis-le, petite sotte. Ça m’intéresse tant ! Personne n’en saura rien.

Tania éprouvait un tel besoin de prononcer le nom de Michel qu’elle chuchota :

— Michel… Michel Danoff…

Qu’il était donc agréable de former ces syllabes, du bout des lèvres, comme si elle eût appelé le jeune homme dans une forêt. Elle répéta :

— Michel Danoff.

— Il est à Ekaterinodar ?

— Oui.

— Et il est bien ?

— Cela n’a aucune importance, dit Tania sur un ton sévère.

— Aucune importance ? Comme tu y vas !

— Je ne le vois pas pour m’amuser, mais pour me justifier devant lui des attaques insensées de Volodia.

— Oui ! Oui ! Fine mouche ! dit Lioubov. Je te connais !

Mais Tania s’écria soudain d’une voix altérée :

— Je te défends de dire ça ! Je te jure que Michel et moi n’avons que de l’estime et de l’amitié l’un pour l’autre !

— Ne te fâche pas.

— Je ne me fâche pas, dit la jeune fille.

Puis elle poussa un long soupir :

— Lioubov, Lioubotchka ! Je n’en peux plus ! Je suis si fatiguée, si malheureuse ! Je voudrais mourir…

— Il vaut mieux te marier !

— Oh ! tu ne me comprends pas. Tu ne me comprends plus. Tu n’es plus tout à fait ma sœur.

— Quelle absurdité ! dit Lioubov. Tiens, il me vient une idée. Si j’invitais Michel Danoff à venir à Mikhaïlo ?

— Il refuserait de venir.

— Même si je l’en priais beaucoup ?

— Surtout si tu l’en priais beaucoup.

— Eh bien, dit Lioubov, c’est un imbécile. Mais il faudra quand même que j’essaie de le rencontrer.

— Ne fais pas ça, Lioubov ! dit Tania avec brusquerie.

— Tu es jalouse ?

— Puisque je te dis que je ne l’aime pas.

— Alors ?

— Alors rien, rien, fais ce que tu veux. Moi, je me couche.

Tania était déjà sous les couvertures, mais Lioubov demeurait à la fenêtre, les épaules remontées, les cheveux dénoués jusqu’aux reins. Un accordéon jouait dans une rue voisine. Tania pensait à Michel. Une grande douceur l’inondait au seul souvenir de ce visage brun et dur. Demain, elle reverrait Michel dans le jardin de Constantin Kirillovitch. Il était si différent de Volodia ! Se pouvait-il que cette rencontre fût la dernière ?

Dans une lumière fade, elle vit Lioubov qui s’écartait de la fenêtre et s’avançait vers le lit, en soulevant à deux doigts les pans de sa longue chemise blanche.

— Est-ce que tu regrettes de n’être pas auprès d’Ivan Ivanovitch pour la nuit ? demanda Tania d’une voix sourde.

— Ta question est idiote. Épouse Volodia, et tu seras renseignée.

— Non ! Non ! dit Tania.

Et elle serra son oreiller contre son visage.

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