CHAPITRE IX

Nicolas s’arrêta au bord du trottoir et considéra d’un œil inquiet le mur d’enceinte de l’usine, en briques rouges. Devant le portail de fer, sommé de l’inscription « Manufacture des Trois Montagnes Prokhoroff », un agent de police bavardait avec le concierge. Le bourdonnement continu des machines empêchait leur conversation. Il semblait à Nicolas que le sol tremblait de fièvre sous ses pieds.

Une sirène mugit.

— Ce sont les ouvriers du chantier de bois qui sortent. Les nôtres ne tarderont pas, dit Zagouliaïeff.

Et il se mit à rire, sans raison, en plissant les paupières. Il lui manquait une dent.

Nicolas glissa la main dans sa poche et tâta le paquet de proclamations. Il avait passé toute la journée de la veille à rédiger et à tirer ces libelles à l’hectographe, dans la chambre de Zagouliaïeff. L’encre violette tachait les doigts, embourbait les plumes, coulait en pâte sur le placard blanc. Nicolas avait recommencé à sept reprises la rédaction de la première page. Il fallait que chaque lettre fût semblable à un caractère d’imprimerie, car la majorité des ouvriers ne savait lire que les affiches. Une fois la page calligraphiée et séchée, Nicolas et Zagouliaïeff avaient appliqué le papier sur la nappe gélatineuse de l’hectographe. Les documents humides jonchaient la chambre, envahissaient la table, les sièges, le lit et le rebord de la fenêtre. Pour imprimer la deuxième page du manifeste, Zagouliaïeff avait dû fondre la matière de l’hectogramme, la remuer et l’étaler sur une plaque de fer. L’air sentait la glycérine et l’encre brûlée. Le plafond, très bas, rabattait sur les visages une chaleur intolérable. Dans le poêle ouvert, il y avait du pétrole et des allumettes pour brûler les proclamations en cas d’alerte. Un camarade surveillait l’entrée de la maison. À onze heures du soir, le tirage et le brochage des tracts étaient terminés.

Maintenant encore, aux portes de l’usine, Nicolas doutait de son souvenir. Était-ce bien lui, Nicolas Arapoff, le fils chéri de Zénaïde Vassilievna, l’enfant rêveur d’Ekaterinodar, qui se trouvait à l’affût dans cette rue déserte ? Qu’avait-il de commun avec Zagouliaïeff ? Qu’avait-il de commun avec tous ces ouvriers aux pieds lourds ?

Zagouliaïeff croquait des graines de tournesol et crachait les écales, du coin de la bouche, avec désinvolture.

— Tu flanches ? dit-il.

— Non, dit Nicolas. Mais je suis fatigué.

— C’est la même chose.

Nicolas s’étonnait toujours de la haine que Zagouliaïeff paraissait nourrir à son égard. On eût dit que cet homme lui reprochait sa fortune relative, son visage régulier, ses vêtements corrects.

— Donne-moi des graines, dit Nicolas.

Zagouliaïeff plongea la main dans sa poche et versa une poignée de graines minces et noires dans les paumes de Nicolas.

— Grignote-les. Ça te calmera, dit-il.

Tout à coup, la sirène de l’usine lâcha un meuglement sinistre. La bâtisse vibrait au son de cette grande voix de fer et de vapeur. Puis, le signal se tut et les machines s’arrêtèrent. Il n’y eut plus qu’un silence malade où la tête tournait un peu. Des voix humaines surgirent du néant. Le concierge repoussait les battants de la porte centrale et les calait avec des briques. Un second agent de police vint se joindre au premier et ils échangèrent quelques mots à voix basse.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Nicolas.

— Ils sont là tous les soirs, dit Zagouliaïeff. Rien à craindre de leur côté.

Déjà, du fond de la cour, déferlait le courant compact et sombre des ouvriers. Ils avançaient avec lenteur vers l’espace libre de la rue : des hommes en blouse et en casquette, des femmes en fichu, des gamins aux têtes rasées, une marée de visages hâves, d’épaules basses, de bras pendants. De temps en temps, le concierge arrêtait un ouvrier et lui palpait les poches, pour vérifier s’il n’emportait pas une pièce d’étoffe ou des déchets de feutre. Nicolas considérait avec attention cette foule obéissante, qui venait à lui comme pour le bénir ou pour le piétiner. Mais ils le dépassaient, un à un, après l’avoir bousculé sans le moindre dommage. Ils ne le voyaient même pas.

— Voici les nôtres, dit Zagouliaïeff. C’est le vieux Joseph qui les conduit. De futures recrues…

Quelques ouvriers s’assemblaient loin des portes, à l’angle de l’usine. Un gaillard, aux moustaches blanches, les dominait de la tête. Zagouliaïeff et Nicolas se rapprochèrent de lui. Arrivé à hauteur du groupe, Zagouliaïeff fourra la main dans sa poche et offrit des tracts aux ouvriers qui le dévisageaient sans mot dire. Il murmurait :

— Prenez, prenez… Voici pour vous éclairer, camarade… Nous savons par le camarade Joseph vos souffrances, les injustices que vous endurez… Mais soyez sans crainte, nous veillons…

Nicolas imitait Zagouliaïeff, clignait de l’œil et glissait des proclamations dans les mains noires qui se tendaient vers lui. Son cœur battait durement dans sa poitrine. Ses jambes étaient molles. Les hommes, ahuris et tranquilles, prenaient les manifestes, les retournaient en hochant la tête et les enfonçaient dans leurs bottes :

— Merci… On lira ça…

Il y avait là, surtout, un très jeune homme, au visage clair, aux yeux bleus, qui souriait bêtement et répétait d’une voix douce :

— C’est pour quoi faire, au fond, ces papiers-là ?

— Notre organisation vous protège, dit Zagouliaïeff. Un jour arrivera où vous serez les maîtres…

— Comment veux-tu que nous soyons les maîtres, puisque nous n’avons pas d’argent ? dit un vieillard à la barbe pisseuse.

— C’est parce que vous n’avez pas d’argent que vous serez les maîtres ! s’écria Zagouliaïeff. Le pouvoir doit être à ceux qui travaillent, et non à ceux qui se prélassent dans des fauteuils de cuir. Vous êtes nombreux. Vous êtes forts. Nous vous encadrons. Lorsque la troupe des prolétaires sera assez disciplinée pour submerger le vieux monde, alors nous commanderons : « En avant ! »

— Oui, dit Nicolas d’une voix forte. Et, s’il le faut, nous mourrons pour vous !

Zagouliaïeff haussa les épaules.

— Mais les papiers, c’est pour quoi faire ? disait le jeune homme avec une insistance puérile.

— Pour lire, camarade, dit Nicolas, pour avoir des nouvelles de vos compagnons de souffrance qui gémissent comme vous dans les antres du capitalisme. Pour apprendre nos mots d’ordre. Pour comprendre vos droits. Pour…

— En somme, c’est un journal, dit le jeune homme.

— Si tu veux, dit Zagouliaïeff, excédé.

Le gaillard à moustaches blanches étendit le bras.

— Je réponds de ces hommes, dit-il. Ils liront les tracts et les répandront autour d’eux.

— Parfait, Joseph, dit Zagouliaïeff.

L’odeur de briques pilées et de cuir de bottes semblait grisante à Nicolas. Il aimait chacun de ces hommes dont il ignorait tout. Il souhaitait leur prospérité, leur liberté, leur triomphe. Mais Zagouliaïeff le tira de sa méditation.

— Les agents ! Il faut filer !

Les deux agents se rapprochaient de l’attroupement à lentes enjambées. Nicolas et Zagouliaïeff se mêlèrent à la file des ouvriers qui descendaient vers la station du tramway. Ayant fait quelques pas, ils se retournèrent. Le rassemblement avait disparu. Les deux agents encadraient le jeune homme au visage imberbe et lisaient la proclamation qu’ils lui avaient arrachée des mains.

Un coup de sifflet parvint aux oreilles de Nicolas.

Quelqu’un courait derrière lui. Une femme bousculée se mit à hurler :

— Au secours !

— Prends à gauche ! Moi, je prends à droite ! cria Zagouliaïeff. Rendez-vous chez moi, demain soir…

Ils se séparèrent. Nicolas courut longtemps, traversa au petit trot le pont Presnensky et se perdit dans des rues qu’il ne connaissait pas. Il marchait d’un pas souple à présent et il n’avait pas peur d’être rejoint. Son aventure l’avait déçu. La rédaction et le tirage du manifeste, le guet aux portes de l’usine, la distribution des tracts, les coups de sifflets, la poursuite… Tout cela paraissait bien inoffensif, à distance. En vérité, Nicolas avait l’impression d’être un collégien attardé qui tire les sonnettes et s’enfuit pour échapper à la correction d’un concierge. « Et c’est pour ça que j’ai tremblé ? Et c’est pour ça que les camarades me féliciteront ? Et c’est ça le début d’une révolution ? Non, sûrement, nous nous sommes trompés. Il faut d’autres moyens pour soulever le peuple. Mais quels moyens ? »

En fourrant la main dans sa poche, il retrouva un manifeste chiffonné « Camarades ouvriers, l’heure de la libération approche… » Nicolas appliqua un mouchoir sur son visage ruisselant de sueur. Des passants se retournèrent sur cet homme exténué. Bien qu’il fût tard déjà, quelques femmes sortaient en se signant d’une église à coupoles vertes. Deux mendiants somnolaient sur les marches du parvis. Une nonne tendait à la quête sa petite boîte recouverte de toile cirée noire. Nicolas pénétra dans l’église. C’était une minuscule église obscure et fraîche, décorée de fresques et d’inscriptions slavonnes. Des bougies brûlaient en cercle au bord des images saintes. Les trois portes de l’iconostase étaient fermées. À côté de la porte du sanctuaire, en argent massif, de gros cierges éclairaient l’effigie du Sauveur, drapé de blanc, les bras ouverts. Des blessures rouges marquaient les pieds et les mains du Christ. Son regard n’exprimait rien qu’une espèce de certitude historique.

Nicolas dépassa deux vieilles femmes agenouillées qui se frappaient le front contre les dalles. Plus loin, un tout jeune homme, en uniforme de lieutenant, se signait devant l’icône de la Vierge. Plus loin encore, un frère convers multipliait de grands saluts aplatis.

Nicolas mit un genou à terre et se cacha la tête dans les mains. Les bruits de la rue mouraient aux portes de l’église. Il n’y avait plus au monde que le Christ et Nicolas. Nicolas se réjouit à l’idée de cette solitude sacrée. De nouveau, lui revenait en mémoire le souvenir de ce flot d’ouvriers aux visages interchangeables. « Le Christ a connu la misère des hommes, songeait-il, il a souffert parmi eux, et, comme nous, comme moi, il a voulu soulager leur détresse. Cependant, que leur a-t-il donné en échange de leur adoration ? Un espoir vague dont ils ne peuvent se contenter. Une promesse différée qui n’allège pas les maux terrestres. Des gens pleurent, volent, tuent, et le Christ secoue la tête et leur dit « Je ne peux rien pour vous ici-bas… Attendez, attendez… » Était-il nécessaire qu’il vînt parmi nous pour nous enseigner cette formule dilatoire ? Se doutait-il, en descendant du ciel, qu’il regagnerait son trône de nuées sans avoir nettoyé nos écuries et nos étables ? Savait-il qu’il « raterait » sa vie, comme tant d’autres ? Non. Mais très vite, il a compris son erreur, et il s’est livré aux mains des bourreaux. Car il n’y avait pas d’autre issue pour lui que la mort après cette défaite. Et nous, nous les socialistes, les révolutionnaires, nous osons reprendre son expérience. Nous allons vers le peuple, alors que rien ne nous appelle à cette tâche. Nous lui affirmons la possibilité d’un bonheur tangible, alors que le Christ même n’a pas eu l’audace de le lui proposer. Nous prétendons triompher là où le Christ a échoué, malgré tout son amour et toute sa puissance. Ah ! nous devrions, comme lui, parler de la vie éternelle, et bercer les masses d’un espoir qu’elles ne vérifieront pas en ce monde. Oui, oui, la seule mission digne d’un révolutionnaire, c’est d’insuffler au peuple une foi solide et de mourir ensuite, écartelé et sanglant, pour qu’on sache son amour, sa fierté, sa douleur. »

Nicolas releva la tête et son regard rencontra le regard du Christ. « Il a passé par mes doutes, par mes colères. À présent, il me contemple, avec commisération. Il sait que je l’aime malgré son échec, à cause de son échec. Il sait que cet échec le rapproche de moi. S’il avait triomphé, il aurait eu l’adoration froide et administrative qu’on dédie à Dieu. Mais, comme il a flanché, il nous appartient, il nous est cher, familier, précieux, et nous lui gardons dans notre âme une place intime. Nous ne nous gênons pas avec lui. Nous lui disons « Hein ? Quelle histoire ! Tout ça pour rien ! »

Nicolas frissonna et se signa d’une main tremblante.

— Je suis fou ! dit-il à mi-voix. Cette course m’a complètement détraqué le cœur.

Une vieille femme s’approcha de lui et s’agenouilla dans l’ombre du pilier. Nicolas la regarda à la dérobée. Elle avait un châle noir sur la tête. Sa face était plissée comme une pomme cuite. Elle se signait avec de petits gestes précipités de guenon. « Celle-là n’a pas mes doutes. Celle-là est heureuse. Et, pourtant, elle est pauvre, vieille, malade. Oui, mais voilà, c’est une idiote. Christ ! Christ ! rends-nous stupides pour que nous puissions croire ! »

En sortant de l’église, Nicolas glissa un rouble dans la main crasseuse d’un mendiant. Le mendiant, émerveillé, poussa un gémissement de gratitude. Comme Nicolas descendait les marches, il entendit l’homme qui murmurait dans son dos

— Je prierai pour vous, barine…

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