CHAPITRE IV

Les réjouissances étaient rares à l’Académie d’études commerciales pratiques. Quelle que fût la nature de ces divertissements, les élèves les attendaient avec fièvre. En hiver, ils espéraient le « drapeau blanc » que les pompiers hissaient à la tour de surveillance de leur caserne, dès que la température descendait à moins vingt degrés Réaumur. Ce drapeau blanc était le signe officiel du congé pour cause de froid. Les externes restaient chez eux, et les internes bénéficiaient d’une liberté relative dans le préau de l’école. Le jour du protecteur était également fort apprécié par les collégiens. Le protecteur de l’Académie était le fabricant de chocolat Abrikossoff, et, à l’occasion de sa fête, les inspecteurs distribuaient à chaque élève une demi-livre de bonbons pralinés. Enfin, lors des anniversaires impériaux, tous les établissements d’enseignement recevaient des invitations gratuites aux deux théâtres d’État. Pourtant, ces distractions estimables ne tenaient pas devant l’annonce du grand bal de l’Académie. Ce grand bal, externes et internes y rêvaient plusieurs semaines à l’avance. On parlait de l’ornementation magnifique des salles, du programme de danses arrêté par M. Labadie, de l’arrivée probable du danseur Chachkline, chargé des fonctions d’organisateur et de boute-en-train. Les élèves comparaient leurs listes d’invitées. Le moindre nom de jeune fille s’entourait de marchandages fébriles :

— Si tu invites ta cousine Ida, j’inviterai ma cousine Suzanne…

— Est-ce que ta sœur aînée sera là ? Parle-lui de moi et je te donnerai mon canif suisse à cran d’arrêt.

Les listes définitives, fruits d’insomnies, de discussions et de manœuvres, étaient enfin transmises à la direction de l’Académie. La direction étudiait le document, rayait les noms des personnes notoirement indésirables, et communiquait les cartes d’entrée, pour approbation, aux parents des élèves. Lorsque le nom d’une jeune fille avait franchi ce double feu de barrage, l’espoir naissait au cœur du soupirant, et il n’y avait plus à craindre qu’un malaise de la bien-aimée ou une brusque fâcherie de sa mère. Mais c’étaient là des conjonctures tellement exceptionnelles qu’il valait mieux ne pas y penser.

— Et toi, qui as-tu invité ? demanda Michel à Volodia, peu de temps avant le bal.

— Personne.

— Moi non plus.

— Ne t’inquiète pas, mon cher. N’y aurait-il que deux filles, elles seraient pour nous.

— Pourquoi ça ?

— Parce que nous savons leur parler.

Et Volodia fit claquer ses doigts avec une vigueur alerte. Michel admirait beaucoup Volodia. Pas une seule fois, durant ces quatre années d’études en commun, il n’avait mis en doute les mérites exceptionnels de son meilleur ami. Volodia savait tout. Volodia pouvait tout. Volodia serait un grand homme. Déjà, il recueillait tous les premiers prix de la classe. Et, pourtant, il ne travaillait guère plus qu’autrefois. Toujours rieur, négligent, paresseux, vantard, il semblait mépriser sa propre intelligence.

— Ce n’est pas ce qu’on apprend qui nous permet de comprendre la vie, dit Volodia, en bombant le torse, c’est la vie qui nous permet de comprendre ce qu’on a appris.

Ces maximes à l’emporte-pièce ravissaient Michel, qui avait encore la pensée lente et la parole malaisée.

— Je t’envie, dit-il. Et, pourtant, je sais que je n’aurai pas besoin d’être brillant pour être heureux.

— Ça dépend. Où veux-tu être heureux ?

— Au Caucase, à Armavir.

— Et avec qui ?

— Tout seul.

— Et Tania ?

— C’est si loin. Je ne vois même plus son visage. Je crois qu’elle était vraiment jolie. Ah ! si on avait pu l’inviter pour le bal !

— Tu aurais invité Tania et moi Lioubov ! Mais elles ne sont pas là, qu’importe ! Vivons notre vie, mon cher.

Volodia renifla en rejetant la tête, comme son père.

— Tu viens de ressembler à ton père, tout à coup, dit Michel.

Volodia le regarda sévèrement :

— Je n’ai rien de commun avec mon père. Si tu savais la lettre que j’ai reçue ce matin ! Il refuse de m’envoyer de l’argent, il dit que je suis fou de songer à acheter une édition illustrée de Shakespeare. Lui, il dépense des sommes folles pour payer des femmes. Et moi, rien…

— Tu exagères.

— Non, non, il a toujours été avare et méchant avec moi. Je ne l’aime pas. Et puis, tiens, parlons d’autre chose !

Il passa un doigt sur ses lèvres :

— Tu as vu ? Ma moustache commence à pousser très sérieusement. Seulement, elle est blonde, et ça ne se voit pas. Pour le bal, je vais la foncer au cosmétique. On croira que je suis un élève de huitième. Michel, Michel, mon cœur bat d’avance pour celle que je vais aimer !

La dernière nuit avant le bal fut très pénible pour le diadka chargé de la surveillance des dortoirs. Les élèves rêvaient tout haut, se relevaient, se retournaient, chuchotaient d’un lit à l’autre :

— Tu me prêteras ta brillantine ?

— J’ai vu amener des palmiers dans la grande salle.

— Comment sera-t-elle habillée, ta sœur ?

— Une robe couleur saumon.

— Saumon ? C’est bien triste. Et un grand décolleté ?

— Il paraît.

— Chic, alors ! J’aime les grands décolletés chez les femmes !

La sonnerie du réveil précipita tout un monde hirsute et rieur vers les lavabos. Une gouttière d’étain faisait le tour de la pièce. Les robinets étaient des tuyaux courts traversés d’une tige. Il suffisait de pousser la tige pour faire couler l’eau, mais l’eau s’arrêtait net dès qu’on relâchait la pression. Pour les ablutions sérieuses, il fallait donc qu’un élève obligeant fît fonctionner le mécanisme, tandis que son camarade se débarbouillait à deux mains.

— Pousse bien la tige, Volodia, pendant que je me lave le cou, haletait Michel. Les jeunes filles regardent toujours le cou de leur cavalier.

L’eau giclait dans une explosion de rires grelottants. Les gamins, nus jusqu’à la ceinture, se lavaient avec rage, s’écorchaient le dos au gant de crin, s’aspergeaient, pataugeaient dans les flaques.

— Brr ! Qu’elle est froide !

— Ça y est, j’ai un bouton sur le nez !

— C’est pour ma belle que je me rince !

— Il paraît que Simon refuse de se laver les pieds !

— Il attend les grandes vacances !

Michel releva sa tête ruisselante et observa ses compagnons, enfoncés dans une vapeur épaisse, où leurs visages passaient et repassaient, dilués, déformés, comme des masques de rêve. Une hâte joyeuse faisait battre son cœur à la pensée du bal. Mais il avait peur aussi de paraître gauche.

— J’espère bien que tu danseras ce soir, Michel, dit Volodia en se plaçant à son tour sous le robinet. L’année dernière, tu es resté à t’empiffrer au buffet…

— Je danse mal.

— Si tu le reconnais, c’est que tu ne danses pas si mal que ça ! Taratata… une deux… une deux… Taratata… une deux… une deux…

Et Volodia, nu comme un ver, les cheveux ébouriffés, empoigna Michel à bras-le-corps et l’entraîna dans une valse rapide.

La prière, ce jour-là, fut particulièrement solennelle. L’inspecteur Synoff, la barbe parfumée et le sourcil tragique, lut un passage de l’Évangile et le commenta si copieusement qu’on finit par oublier le texte initial. Un élève récita le Pater Noster d’une voix claironnante. Et les professeurs occupèrent leurs heures de cours à déclamer des vers d’Eugène Onéguine et du Prisonnier du Caucase. Quand on parlait du Caucase, les jeunes gens tournaient la tête vers Michel et clignaient de l’œil :

— C’est vrai ce qu’il dit ?… C’est bien comme ça, chez toi ?…

Michel, rouge de fierté, haussait les épaules.

Enfin, l’heure fatidique sonna aux horloges de l’Académie. Les élèves avaient revêtu leur uniforme de sortie – pantalon gris et tunique noire boutonnée d’or –, enfilé leurs gants blancs et chaussé des souliers vernis à semelles légères. Leurs oreilles s’écartaient de leur crâne soigneusement pommadé. Leurs yeux brillaient d’une même convoitise.

L’établissement réservait à l’évolution des danseurs trois vastes salles très claires, aux parquets miroitants et aux glaces monumentales. Une quatrième salle était transformée en jardin d’hiver, avec des palmiers en pot, des aloès, des cactus et des corbeilles de roses. Deux orchestres étaient installés sur des estrades tendues de velours vert. Dans une pièce retirée qui servait de buffet, le pianiste Labadie déroulait des arpèges cristallins en attendant les consommateurs.

Après la visite des salons, Michel et Volodia se postèrent au sommet du grand escalier pour épier « les arrivées » et choisir dans le tas leur future « victime ».

— Je la veux brune, disait Volodia, avec un grain de beauté au coin de l’œil et un léger duvet au-dessus de la lèvre.

— Pourquoi le léger duvet ?

— Parce que c’est signe de passion, mon cher !

Les premiers invités se débarrassaient de leurs manteaux dans le vestiaire installé au bas de l’escalier. Vu d’en haut, le spectacle était prometteur. Des capes tombaient, révélant des corsages fleuris, des pardessus glissaient, découvrant des épaulettes étincelantes. Quelques valets de pied s’affairaient autour des nouveaux venus. Une rumeur de papotages, de petits rires, de claquements de talons et de tintement d’éperons flattait l’impatience des élèves.

— Les voilà ! cria quelqu’un.

Et l’orchestre attaqua une valse, à grand renfort de cuivres et de violons.

— Maintenant, ça commence, balbutia Michel.

Et il regardait une jeune fille blonde et rose qui montait l’escalier, en devisant avec un chérubin en uniforme du corps des pages.

— Celle-là, je te la laisse, dit Volodia. Elle est encore trop maigre. En revanche, il y a une petite brunette qui vient derrière elle, et qui…

Il se tut parce que l’inspecteur Synoff lui appliquait une tape discrète sur l’épaule :

— Bourine, suivez-moi, le directeur vous demande dans son bureau.

Volodia fit une grimace ahurie et souleva les épaules :

— Le directeur ?…

— C’est sans doute pour la caricature que tu as faite au tableau noir, avant le cours de comptabilité. Quelqu’un a dû te dénoncer, chuchota Michel.

— Venez, venez vite, disait Synoff en regardant à droite et à gauche, furtivement.

— Mais je pourrai retourner au bal ?

— Oui… oui… si vous y tenez…

— Eh bien, à tout à l’heure ! dit Volodia.

Et il suivit Synoff qui descendait l’escalier à petits pas rapides.

— Je t’accompagne, cria Michel, après une brève hésitation.

Comme Michel arrivait dans l’antichambre du directeur, il vit Volodia et Synoff qui pénétraient dans le bureau. La porte se referma sur eux. Michel réfléchit un moment, puis s’avança vers la fenêtre, colla son front aux carreaux et regarda la cour déserte. Le reflet des grandes baies allumées au premier étage se découpait en rectangles exacts sur le gravier. On entendait les explosions sourdes de la musique. Un rythme joyeux ébranlait l’édifice. Michel tenta d’imaginer une jeune fille qui riait. Il devait sûrement y avoir une jeune fille qui riait, tandis qu’il regardait ainsi la cour ensevelie dans l’ombre. Elle ne pouvait être que jolie et coquette, avec de lourdes anglaises descendues sur les épaules, et des fossettes au coin de la bouche. Que n’était-il déjà auprès d’elle ? Aucun bruit distinct ne traversait la porte épaisse du bureau directorial. L’entrevue risquait de se prolonger. Fallait-il attendre ?

Michel se leva, s’étira et se dirigea vers la sortie, mais à ce moment, il songea encore aux salles brillantes, aux jeunes filles rieuses, aux cavaliers bavards, et une timidité subite arrêta le sang dans ses veines. Jamais il n’oserait rentrer dans la lumière, s’approcher d’une blonde beauté et l’enlever dans ses bras « sur les ailes de la mélodie », selon l’expression du maître de ballet. Loin de Volodia, il se sentait tout à coup empoté et déplaisant. « Sans Volodia, je ne suis rien », pensa-t-il. Cette idée le rasséréna.

Il traîna une chaise devant la fenêtre et s’assit tristement, les mains sur les genoux. À peine fut-il installé, que la porte du bureau s’ouvrit d’une volée, et Synoff traversa le vestibule au pas de course. L’inspecteur revint bientôt, portant un verre d’eau et une fiole.

— Que se passe-t-il ? demanda Michel.

Mais Synoff ne tourna même pas la tête, fonça dans le bureau et tira sur lui le battant matelassé de cuir vert. Pour qui étaient ce verre d’eau et cette fiole ? Sans doute Volodia s’était-il permis quelque réplique cinglante, et le directeur avait éprouvé le besoin de boire une potion pour se calmer. Sacré Volodia, toujours franc, dur et spirituel « comme un journaliste ». Il avait tort cependant de jouer au plus fin avec le directeur. Cette caricature était de lui. Il n’avait qu’à reconnaître sa faute. Au lieu de ça, des discussions interminables, un verre d’eau, une fiole… « Non, non, il n’est pas raisonnable. Et un jour de bal, par-dessus le marché ! Qui sait si on ne va pas le consigner pour la soirée ! »

Quelques minutes passèrent encore, durant lesquelles Michel décida tour à tour de regagner les salles de danse, de frapper à la porte du directeur, d’aller se promener, « cheveux au vent », dans la cour, et de se rendre aux lavabos pour vérifier sa coiffure. Enfin, des rumeurs de voix se rapprochèrent, et la poignée de la porte tourna imperceptiblement. Volodia parut sur le seuil. Michel poussa un faible cri et s’avança rapidement à sa rencontre. Volodia était affreusement pâle, les cheveux défaits, la mâchoire tremblante. Ses yeux regardaient au-delà des murs. Il posait ses pieds l’un devant l’autre, comme un automate. Des taches d’eau souillaient son uniforme de sortie au col déboutonné.

— Volodia, qu’as-tu ? balbutia Michel.

— Viens, allons à l’air, dit Volodia.

Et, comme ils arrivaient dans la cour, il prononça d’une voix sourde :

— Mon père s’est tué…

— Quoi ? souffla Michel.

— Oui, reprit Volodia, tête basse. Le directeur a reçu une lettre de ma mère lui demandant de me prévenir. Je partirai pour Ekaterinodar demain matin…

« Il va partir… Il va me laisser… je vais rester seul… » songea Michel. Mais aussitôt, il se reprocha cette pensée égoïste et saisit la main de Volodia dans les siennes :

— Tu souffres ?… Volodia… Volodia, réponds-moi…

Volodia haussa les sourcils :

— Après ce que je t’ai dit sur mon père, avant le bal, je n’ai même pas le droit de prétendre souffrir.

— Ce que tu m’as dit ne compte pas. On a souvent des mouvements d’humeur contre ses proches.

— Tu ne m’as jamais dit du mal de ton père, toi, murmura Volodia.

À travers les fenêtres closes, parvenaient les accords joyeux d’une valse. Des femmes riaient. Volodia hocha la tête :

— On doit bien s’amuser, là-haut.

Michel lui passa un bras autour des épaules et l’embrassa sur la joue, furieusement.

— Ne regarde pas ça, idiot… Volodia, mon cher Volodia… Tu ne seras pas seul dans la vie… Je serai près de toi… Tu te souviens de notre serment ?… Tu est l’aigle noir et moi le serpent à sonnettes…

Ces surnoms, dont ils avaient ri quelques mois plus tôt, ne leur paraissaient plus comiques, Michel répéta :

— L’aigle noir… Le serpent à sonnettes…

Et des larmes lui montèrent aux yeux :

— Sois fort, Volodia, dit-il encore. Tu vas avoir dix-sept ans. Tu seras le chef de la famille, maintenant. Et moi, je finirai mon temps à l’Académie et je viendrai te rejoindre à Ekaterinodar. Je n’habiterai pas Armavir, si tu veux. Je vivrai près de toi, pour… pour te défendre…

Un besoin farouche lui venait, tout à coup, de protéger Volodia contre des ennemis puissants et nombreux. Il avait envie de se dépenser en coups de poing, en coups de tête, en coups de pied, comme si, par les manifestations de cette ardeur sauvage, il eût pu soulager Volodia de son chagrin.

— Oui, tu dois compter sur moi, dit-il encore. Le renard rouge est sur la piste…

Il renifla ses larmes valeureusement. L’orchestre jouait le Quadrille des Lanciers. Il n’y avait plus personne aux fenêtres.

Volodia se dirigeait à pas lents vers le bâtiment du dortoir.

— Où vas-tu ? demanda Michel.

— Me changer, préparer ma valise…

— Je reste avec toi.

— Merci, dit Volodia.

Bras dessus, bras dessous, l’aigle noir et le serpent à sonnettes gravirent les marches du perron.

Dans la salle des fêtes, le danseur Chachkline claquait ses mains l’une contre l’autre et criait gaiement :

— Changez vos dames !

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