CHAPITRE II

La calèche roulait à grand fracas sur la route crevée de chaleur. À droite, à gauche, la steppe s’étendait d’un flux tranquille jusqu’à l’horizon.

— Eh ! Diatchok, tu dors ou tu travailles ? cria le cocher.

Son dos énorme se dandinait au rythme des cahots. La poussière volait en nuée blonde sous les roues. Des mouches tournaient sur les oreilles nerveuses des chevaux attelés en troïka. Le drap bleu de la voiture sentait l’étoffe moisie et le goudron. Les grelots tintaient. Les essieux grinçaient.

— La route est mauvaise, n’est-ce pas ? demanda Michel.

— Quand on sait tenir les bêtes, tous les chemins sont doux comme du caramel, dit Artem avec dégoût.

Bien que la chaleur fût intolérable, Artem avait renoncé à déboutonner sa tunique ornée d’un poignard et de deux pistolets massifs. Il souffrait, digne et résigné, le menton ruisselant de sueur comme une éponge. Il souffrait et cherchait le sommeil, les paupières clignées, les narines prêtes au ronflement. Mais Michel le tira par la manche :

— Nous sommes loin du relais encore ?

— Tu es bien pressé d’arriver !

— Non, mais cela m’amuserait de voir une auberge.

— Quand le soleil se couche, les ombres s’allongent, dit Artem sentencieusement.

Il employait souvent des métaphores poétiques dont le sens échappait à ses interlocuteurs aussi bien qu’à lui-même. Mais ces formules flattaient son goût du langage noble. Et il se fâchait quand on lui demandait de les expliquer. On disait de lui, dans l’aoul, qu’il parlait comme le Coran.

Michel extirpa de sa poche un paquet de bonbons Montpensier, ramollis et poisseux, et en fourra un dans sa bouche pour tromper la soif. Artem s’était endormi. Un grognement creux et régulier sortait de ses lèvres entrouvertes. Le fouet du cocher cingla le paysage trop lent.

— Hou ! cria Michel pour « essayer l’écho ».

Mais sa voix s’évanouit aux confins de la steppe. La steppe, Michel la regardait avec une intensité obstinée, douloureuse. Elle s’étalait jusqu’aux bords du monde visible, échevelée d’herbes folles, piquée de fleurs. Si quelqu’un s’y aventure, il doit perdre pied et couler dans un abîme glauque où passent des vermisseaux à lunules de feu. Mais non, voici, très loin, le fichu rouge d’une femme qui marche dans la plaine. Elle enfonce à mi-corps dans la matière épaisse de l’herbe. Elle agite les bras. Elle rit. Elle crie. Et ses paroles se défont dans l’air, comme si certaines syllabes cheminaient plus vite que d’autres à travers l’espace enflammé. Des corbeaux volent à plat dans le ciel, et tombent sur le sol à grandes secousses d’ailes. Une borne blanche sur la route : encore dix verstes jusqu’au prochain relais.

— Artem ! Artem !

Artem dort pour de bon, et des mouches enragées se promènent sur son visage. Comme il transpire ! La sueur coule en ruisseau le long de son nez, s’accumule au-dessus de sa lèvre supérieure et dégouline jusqu’à son menton. Pourtant, il ne déboutonne pas sa tunique. C’est admirable ! « Voilà un homme, un vrai ! » songe Michel. Il n’est pas étonnant que ce gaillard ait tenu en respect douze brigands d’une tribu montagnarde, lors d’un lointain voyage à Stavropol. Que ferait-il, Artem, si on les attaquait maintenant ? Il arrêterait la calèche, il s’embusquerait derrière les roues et, à travers les rayons : « Pan, pan !… » Lui, Michel, tirerait avec sa fronde, et presque à bout portant. Quand les ennemis ne seraient plus que deux, Artem sortirait son poignard et Michel son couteau de poche à cran d’arrêt ; la lame de ce couteau était plus longue qu’un travers de main donc, elle pouvait être meurtrière. « En avant ! » Et les derniers bandits s’effondreraient aux pieds des voyageurs. Puis, ce serait l’arrivée au relais, les récits du cocher, les clameurs flatteuses de la foule, les articles dans les journaux et les distinctions honorifiques d’usage. On reconduirait Michel chez ses parents en grande pompe, et il n’irait pas à l’Académie d’études commerciales pratiques. À la seule pensée de l’école, une tristesse sans gloire accablait Michel. Pour chasser son appréhension, il résolut de ne plus s’intéresser qu’au paysage. Un village cosaque s’avançait vers lui en se balançant d’une manière comique. Tout un groupe de maisons blanches, propres et dures comme des blocs de craie, avait poussé là, en pleine herbe. Chaque demeure avait son jardin planté de maïs et de tabac, son champ de pastèques, son enclos où paissaient des vaches et des chevaux joueurs. Une église à coupole verte dominait de peu les toits de chaume du hameau. Le cocher retint ses bêtes. La calèche longea des palissades tressées d’où sortaient les têtes jaunes et ahuries des tournesols. Une femme en jupe de percale bleue, les cheveux tordus en couronne, tirait de l’eau d’un puits à balancier. Sous le porche d’une écurie, trois hommes en blouse blanche chantaient au son plaintif d’un accordéon.

— Salut, Grichka, cria l’un d’eux.

— Salut, répondit le cocher. Toujours à ne rien faire ? Tu devrais bien prendre ma place pour un jour !

— D’accord, mais je ferais maigrir tes rosses à chaque tour de roue. Il te sert à quoi, ton fouet ? À chasser les mouches ?

Michel rit de la boutade. Le cocher fouette ses bêtes. Quelques poules détalent devant les chevaux en caquetant. Des gamins en chemise et pieds nus courent dans la poussière et cherchent à s’agripper aux ressorts de la voiture.

— Place, morveux ! hurle le cocher.

Et le village s’écoule de part et d’autre de la calèche, dans un fracas de sabots, dans un tintement de grelots exaspérés. Et, de nouveau, la steppe s’avance, lisse, pure, interminable. Tiens, un bouquet d’arbres, des acacias obèses, deux bouleaux grêles entourés d’un feuillage de vif-argent. Une malle-poste surgit, croise la troïka au galop. Le postillon, coiffé d’un chapeau de feutre, un bouquet de fleurs à l’oreille, brandit son fouet et crie :

— Rangez-vous ! C’est Vasska qui conduit !

Vasska ? Qui est Vasska ? Sûrement quelqu’un de très connu. Artem est-il au courant ?

Des têtes de voyageurs se montrent à la portière ; une main tient un gobelet d’étain.

— Saligaud ! grogne le cocher, il nous passerait sur le ventre !

La calèche reprend le milieu de la route. Le limonier trotte sec, et Michel regarde les draperies d’écume qui s’arrondissent sur son pelage. Les deux bricoliers, l’échine tirée, courbée, galopent régulièrement. La chaleur devient torride. Le ciel bleu tourne au mauve et accueille des nuages ébouriffés, livides, venus d’on ne sait où, effrayés d’on ne sait quoi. Un grondement soyeux roule à la lisière du monde. L’un des chevaux hennit, encense de la tête.

— Diable ! dit le cocher. Il va pleuvoir avant la nuit.

Une borne. Un chiffre. Le relais est proche. Voici les premières maisons de la bourgade, aux murs de terre battue, aux remparts de fumier. Artem se réveille, s’étire et se mouche d’un coup brusque dans ses doigts. Puis il s’essuie les mains avec un carré de drap blanc, impeccable.

La calèche tourne à droite. Une porte cochère s’ouvre en grinçant, et un valet d’écurie, roux et boiteux, saisit le limonier au mors et le mène à pas lents jusqu’au centre de la cour. Michel saute à bas de son siège. Artem se laisse descendre à terre, en gémissant :

— Tu nous as rompu les côtes, cocher de malheur ! La foudre tape et la branche casse.

Des calèches vides rangées à gauche, les brancards dressés, les sièges encombrés de vieux papiers. À droite, s’étirent les bâtisses vétustes des écuries. L’auberge est au fond de l’enclos.

— N’y allons pas, dit Artem. Ça sent toujours mauvais et c’est bourré de monde. Nous avons tout ce qu’il faut dans le panier.

Sur une table de bois, en plein air, il déballe les vivres de voyage, et Michel suit ses mouvements avec déférence. Il se souvient de sa mère, penchée sur ce même panier, avec sa figure jaune et fruste. Cette image l’afflige un peu. Pourtant, sa mère n’a jamais été bien tendre avec lui. Hautaine et rude, ménageant le geste, la parole, elle l’a traité, depuis son plus jeune âge, avec sévérité. Elle a privé Michel d’un millier de joies puériles, par discipline, par pudeur. Lors de son départ, même, elle lui a déposé un seul baiser sur le front. Un baiser froid et strict. Ce baiser, il le sent encore sur sa peau. Un peu au-dessus des sourcils. Pour se distraire, il regarde les provisions : une bouteille d’eau de fruit, du pain bis, une boule de fromage circassien, du saucisson fumé, des tranches de viande sèche.

Hier encore, il était à la maison, entre son père et sa mère, parmi des meubles stables, dans un pays amical et riche. Aujourd’hui, il n’y a plus que des inconnus sur sa route. Il songe tristement à toutes ces plaines dévidées à droite, à gauche, à tous ces villages dépassés, à tous ces visages aperçus. La distance qu’il a parcourue lui donne le frisson.

Que font-ils, à présent, ceux qu’il aime, ceux qu’il a quittés ? Sa mère doit raconter le départ aux vieilles Circassiennes bavardes qui lui tiennent compagnie, l’après-midi. Son père est au bureau. Tchass monte la jument noire. Dire que Michel ne la verra même pas sellée et docile ! Il compare son aventure à celle des chevaux sauvages : ils jouent, insouciants, dans la plaine. Et puis on les attrape. On leur passe le mors. Et il faut qu’ils travaillent pour gagner leur fourrage. C’est leur Académie d’études commerciales pratiques.

— Le fromage est trop salé, dit Artem. Et je crois qu’un peu d’eau de fruit a coulé sur le pain. Mais c’est bon quand même.

— Oui, c’est bon, dit Michel d’une voix blanche.

— Ta maman m’a dit d’acheter du kwass si nous avions soif. Et je meurs de soif…

— Maman t’a dit cela ? Quand ?

— Juste avant de partir. Sur le perron.

— Sur le perron… sur le perron, murmure Michel, et son chagrin l’empêche d’en dire davantage.

Il va pleurer, c’est sûr. Et devant Artem encore !

Artem tousse et se gratte la nuque. Il est visiblement gêné et ne sait comment détourner la conversation. Tout à coup il repousse son chapeau d’astrakan sur la nuque et pose sa patte énorme sur la main droite de Michel.

— Tu es triste, dit-il.

— Non, dit Michel avec colère.

— C’est bien ce que je pensais, dit Artem. L’oiseau s’envole et la branche tremble. Allah ! Allah ! On a des malheurs à tout âge, et plus tôt on commence, plus tôt on a fini.

— Je n’ai pas de malheurs. Simplement, j’étais heureux à la maison. Je montais à cheval, j’allais, je venais, je vous regardais travailler…

— Et tu ne travaillais pas toi-même. Ton tour est venu. C’est justice. Les Tcherkess sont éleveurs, ou guerriers, ou voyageurs. Un beau jour, ils quittent parents, femme, enfants et partent à l’aventure…

— Ils ne vont pas à l’Académie d’études commerciales pratiques, dit Michel avec humeur.

— Et après ? Qu’est-ce que ça change ? L’Académie, la montagne, c’est la même chose. Cligne des yeux, tu verras plus haut.

— Je n’ai pas envie de voir plus haut.

— Parce que tu es bête comme une brique. Pense un peu ! À douze ans, tu vas affronter Moscou. Quelle expédition ! Aïe ! Aïe Aïe ! Comme je serais fier à ta place !

— Je voudrais être de retour.

— Mais tu nous reviendras. Tu nous reviendras comme le Tcherkess qui a quitté sa famille et s’est lancé au galop vers la terre inconnue. Tu nous reviendras, et tu nous diras comme lui : « Voici ce que j’ai vu, pendant que vous, pauvres imbéciles, demeuriez sur place à vous chauffer le dos. Voici ce que j’ai vu, moi… » Et nous tous, assis en cercle, la pipe aux dents, nous t’écouterons en hochant la tête. Et puis il y aura des danses pour toi. Et on tirera des coups de feu en ton honneur. Et tu seras plus grand et plus fort parce que tu auras osé mettre un pied devant l’autre…

Jamais de sa vie, Artem n’avait parlé de façon aussi abondante et péremptoire. Michel le considérait avec stupeur. Le visage hâlé et violent du Tcherkess exprimait une émotion véritable. Ses mâchoires étaient serrées. Un regard d’orgueil brillait dans ses minces yeux noirs.

— Pourquoi me dis-tu tout cela, Artem ? demanda Michel.

— Parce que je n’ai pas eu de fils ! dit Artem.

— Je ne comprends pas.

— Qui te demande de comprendre ?

À ces mots, Artem partit d’un éclat de rire, si franc, si juvénile, que Michel lui sauta au cou.

— Laisse-moi ! Tu m’étrangles !

— Tu ne m’oublieras pas, Artem ?

— L’herbe coupée, la racine demeure. Non, je ne t’oublierai pas. Et nous prendrons soin de la jument noire. Quand tu reviendras, elle sera dans votre écurie. Toute sage. Toute belle.

— Comment l’appellerons-nous ?

— Oulîta.

— Pourquoi Oulîta.

— Et pourquoi pas Oulîta ? C’est joli, Oulîta. J’ai connu une femme fidèle qui se nommait ainsi. La jument te sera fidèle. C’est important.

— Oui, c’est important, dit Michel en fronçant les sourcils pour se donner un air averti.

Un gamin, pieds nus, les pantalons roulés, la camisole crottée jusqu’aux épaules, apporta une bouteille de kwass. Artem la débrida, et le bouchon jaillit d’un claquement sec vers le feuillage :

Allah, verdy ! Que Dieu soit avec toi, mon garçon.

L’ombre du tilleul s’étirait jusqu’au centre de la cour. Des valets d’écurie s’affairaient autour de la calèche. Le cocher s’approcha de la table, son bonnet à la main :

— Quand vous voudrez partir…

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