CHAPITRE III

Le voyage de noces en Crimée et dans les montagnes du Caucase avait mal préparé Tania aux devoirs monotones de sa nouvelle vie. Longtemps encore, après son retour à Armavir, elle regretta l’existence libre et variée dont elle avait profité aux côtés de Michel pendant les premières semaines de leur union. Malgré un effort constant et sincère, elle n’arrivait pas à se réveiller tout à fait de l’enchantement qu’elle avait subi. Comblée de souvenirs, elle profitait du moindre instant de solitude pour les évoquer avec délectation. Elle se revoyait à Yalta, dans le hall de l’hôtel de Russie, où des serviteurs souples la saluaient au passage et où des femmes élégantes la dévisageaient méchamment. Dans la rue, se dandinait une foule cosmopolite, faite de promeneurs vêtus à l’européenne, de fonctionnaires aux uniformes neufs, d’Albanais en fustanelle et de Tartares, loueurs de chevaux, qui passaient, raides et nobles, calamistrés et parfumés, sur leurs montures dansantes. De Tiflis, en revanche – qui avait été la seconde étape du voyage – Tania conservait l’image confuse d’une ville asiatique aux ruelles tortueuses et mal pavées. Ce n’était qu’un fouillis de boutiques de bric-à-brac, de cuisines en plein vent, d’ateliers minuscules, où des artisans, assis sur les talons, martelaient des bagues d’argent ou brodaient des bottes de cuir fin. Des armuriers essayaient la trempe de leurs poignards en abattant le tranchant de la lame sur une grosse pierre de grès. Des boulangers plongeaient, à mi-corps, dans de grands fours en terre alimentés de braise. Des barbiers rasaient leurs clients au cœur même de la cohue. Des marchands de tapis attendaient le chaland en fumant le narghileh, ou en égrenant les cent noms d’Allah sur un chapelet d’ambre jaune. Tania ne savait plus où donner de la tête, devant ce déballage de soieries, de cuirs et de bibelots. Les yeux brillants, le sang aux joues, elle palpait nerveusement les brocarts de Noukha et de Shémakha, de Bagdad et du Turkestan. Et Michel était obligé de l’arracher de force à ses palabres avec les marchands orientaux.

Après une semaine de promenades sentimentales et d’achats inutiles, ils avaient quitté Tiflis pour se rendre à Vladicaucase par la route militaire de Géorgie. Michel avait loué, à la poste de Tiflis, une voiture particulière à ressorts, qui lui fut réservée pour un délai de six jours. Cette randonnée de deux cents verstes à travers les monts du Caucase avait laissé à Tania une impression chaotique, lumineuse, sauvage. Elle se rappelait, pêle-mêle, la petite route étroite qui, à la sortie de Mtsket, coupait un ancien cimetière israélite, dont les ossements passaient à travers les tranchées ; et la diligence qui les avait croisés, toute bringuebalante, avec son postillon joufflu qui sonnait de la trompe aux tournants ; et la descente vers Kobi, protégée des avalanches par des galeries de bois aux toits inclinés ; et le village de Kobi, où les femmes ossètes, vêtues de tuniques rouges, offraient aux voyageurs des carafons d’eau pétillante et glacée ; et le grondement du Térek, étranglé entre des murs de roches verticales ; et les nuages accrochés aux pinacles de sucre et de rouille, et le bond des chamois, et le vol des aigles, et le Kazbek enfin.

Dans le ciel vert vif, la coupole blanche, isolée et solide, du mont Kazbek, s’élevait d’un seul jet, avec son cratère latéral béant et les griffures éblouissantes de ses glaciers. Toute la lumière du monde semblait concentrée sur cette pyramide d’albâtre. Michel pestait parce que les deux cartes qu’il avait emportées ne donnaient pas la même altitude pour le mont Kazbek :

— Est-ce que c’est cinq mille quarante ou cinq mille quarante-cinq mètres ? Il faudrait s’entendre.

Tania entendait encore avec précision la voix de Michel, cette voix de plein air, pure, étirée, et aussi la voix du cocher qui criait tout à coup dans son oreille :

— Les gorges du Darial !

Le défilé était si étroit, maintenant, que la route et le torrent filaient côte à côte. Il faisait sombre. En levant la tête, Tania apercevait à peine un mince ruban de ciel mordu par les plus hautes pierres. À l’entrée du défilé, s’érigeait un fortin russe, aux murs percés de meurtrières et hérissés de tourelles. Les parois du Darial, déchiquetées à vif, offraient au vent leurs entrailles de porphyre et de basalte. Des nuées livides coupaient les cimes et séparaient du monde des bouchons rocheux. Le soir descendait rapidement. En bas, le fracas du Térek devenait insoutenable. Des blocs éboulés obstruaient son cours. Le torrent se cassait contre leurs masses grises, avec des jaillissements d’étincelles, des crépitements de champagne glacé, une effusion de mousse blanche et légère.

De Vladicaucase, Michel et Tania avaient pris le train pour rentrer à Armavir. Comme il fallait s’y attendre, le retour avait été pénible. Il pleuvait. Des paysages d’herbe molle et de boue glissaient le long de la voie. Michel, soucieux, pensait à ses affaires qu’il avait trop longtemps négligées et regardait fréquemment sa montre.

— Tu as bien le temps, lui avait dit Tania. On croirait que tu regrettes notre voyage, que tu es pressé de rentrer.

— J’aime le voyage que nous avons fait, avait-il répondu, mais j’aime aussi notre maison d’Armavir et la vie que nous y mènerons.

Malgré cette affirmation, Tania ne pouvait s’habituer ni à la maison ni aux coutumes de sa belle-famille. Elle se retenait de pleurer à l’idée que ces longues routes vertigineuses, et ces neiges de diamant, et ces ciels du gouffre marin, aboutissaient à une chambre close, avec du tulle aux fenêtres et des pantoufles brodées sous la table de nuit. Elle déplorait que ses parents eussent déjà quitté la ville.

Elle leur écrivait de longues lettres tristes. Un moment, elle se crut enceinte. Mais cette joie même lui fut refusée.


La demeure des Danoff était une vaste bâtisse européenne, construite sur quatre rues, et enfermant une cour carrée où étaient les écuries et les entrepôts. Trois façades sur quatre étaient réservées aux vitrines des Comptoirs. Le quatrième corps de l’immeuble, qui donnait sur la rue Voronianskaïa, était destiné à l’habitation. La grand-mère de Michel dirigeait avec autorité sa famille. Ni Alexandre Lvovitch ni Michel n’osaient désavouer les ordres de l’aïeule. La maison abritait aussi un nombre variable de vieilles Arméniennes, de collaborateurs chenus d’Alexandre Lvovitch, de petits-cousins, de petites-cousines, et toute une valetaille paresseuse, obséquieuse et inutile. Les pièces étaient immenses, avec de hauts plafonds, de grandes fenêtres limpides et des parquets de fine marqueterie. Les meubles, de style Louis XVI, tout neufs, cloutés d’or et saucés d’un vernis luisant, s’alignaient sagement le long des parois comme pour une vente aux enchères. Il n’y avait pas un tableau aux murs, pas un dessin, pas une photographie. Les vases étaient privés de fleurs. Les portes ne grinçaient pas. L’air ne sentait que l’encaustique et la naphtaline. D’ailleurs, la plupart des pièces étaient inhabitées et ne servaient que pour les repas de mariage, de baptême et de funérailles. Michel et Tania avaient reçu en partage un petit appartement de quatre chambres, au deuxième étage de la maison. L’une de ces chambres était dédiée aux futurs enfants du jeune couple. L’aïeule avait demandé qu’on la cirât et qu’on l’époussetât régulièrement, comme si elle eût été occupée déjà par un héritier exigeant.

Le premier soin de Tania, lorsqu’elle revint à Armavir, fut de modifier l’ameublement de son boudoir. Le canapé, la table, la psyché, les fauteuils étaient poussés contre le mur, selon la tradition familiale. Tania installa sa table devant la fenêtre, la psyché prit place, en biais, dans un coin de la pièce, les fauteuils émigrèrent au milieu du champ libre, et le canapé s’avança en jetée jusqu’à trois pas de la porte. Plus tard, des vases surgirent, pleins de fleurs et de branches. Les rideaux se laissèrent saisir par des embrasses de cordons dorés. De petites lampes discrètes s’épanouirent sur des guéridons arabes. Et quelques tableaux, envoyés d’Ekaterinodar, plaquèrent sur des cloisons monotones des frondaisons vertes traversées de soleil, des fichus rouges de paysannes et des ciels bleus pommelés de nuages blonds. La mère de Michel s’épouvantait de cette insolence. Parfois, tandis que Tania rangeait sa chambre avec la servante qui était affectée à son service, Marie Ossipovna passait le nez par l’entrebâillement de la porte et lâchait un faible cri scandalisé :

— Hein ? Hein ? Tu as encore tout mis à l’envers, ma fille. Hein ? Ce n’était pas bien avant toi, sans doute ?

— Tous les meubles étaient contre le mur, disait Tania.

— Et maintenant, ils nagent. Comme chez une folle ! Hein ? Ça me rendrait malade d’habiter une chambre pareille !

Et elle s’en allait en hochant la tête.

Ayant arrangé les chambres à son goût, Tania ne sut plus que faire. La mère de Michel dirigeait le ménage sous les ordres de l’aïeule et n’admettait pas que sa bru vînt l’aider ou la conseiller dans sa tâche. Les promenades en ville étaient interdites à la femme d’un Danoff, car n’importe quel va-nu-pieds aurait pu la dévisager dans la rue. La famille Danoff n’avait pas de relations parmi la jeunesse d’Armavir, et les convenances s’opposaient à ce que des étrangers rendissent visite à une mariée de fraîche date. Michel, enfin, qui restait au bureau de huit heures du matin à une heure de l’après-midi, et de trois heures à sept heures du soir, ne voyait Tania qu’aux heures des repas et se couchait tôt parce que son travail le fatiguait à l’excès.

À plusieurs reprises, Tania s’était rendue aux Comptoirs pour bavarder avec Michel. Elle n’ignorait pas que ce caprice de jeune femme était jugé sévèrement par la famille et les employés. Mais l’envie de se distraire un peu lui faisait braver les réprobations. Elle aimait bien ces magasins animés et clairs, où défilaient tant de visages différents. Les murs étaient bardés de rayons, où s’entassaient des rouleaux de draps multicolores. Des tables de chêne foncé longeaient les cloisons. Et, au centre de chaque pièce, s’érigeait un comptoir de forme carrée, sorte de bastion en bois plein, où le vendeur principal se démenait comme un diable dans sa boîte. Les commis, vêtus de vestons et coiffés de calottes d’étoffe noire, avaient tous un crayon derrière l’oreille, un mètre en tissu dans la poche et un revolver au côté. Ils mesuraient les draps avec de grands gestes d’oiseaux prêts à prendre l’essor. Ils criaient d’une voix forte des métrages sensationnels et des prix de vente détaillés au kopeck. Docile comme l’écho, le comptable, assis devant son boulier, répétait les chiffres et faisait claquer les billes de bois d’un geste preste d’escamoteur.

— Soixante archines de madapolam « Sourire de Paris », quinze archines de drap givré, disait le commis.

— Vu… Vu…, disait le comptable.

La porte battait au vent. Les acheteurs entraient, sortaient, piétinaient en file devant les vendeurs débordés :

— Alors ? C’est pour aujourd’hui ou pour demain, fiston ?

On trouvait là des clients venus pour le compte des maisons de détail de Stavropol et de Rostoff. Ils avaient de petites moustaches frisées comme des crottes, des cheveux lisses, des joues roses. Une rangée d’épingles était plantée dans le revers de leur veston. À côté d’eux, stationnaient des Tcherkess, raides et fiers, harnachés de revolvers et de poignards d’argent, des Tchetchen aux souliers de cuir léger, des Khevsour en redingote de drap bleu tombant jusqu’à mi-jambes, et des Tartares en bonnet conique. Tout ce monde se bousculait, se chamaillait, mêlant les idiomes, palpant à pleins doigts les marchandises dépliées, soupesant les velours, élevant les satins vers la lumière des vitres. Les vendeurs, excédés, couraient d’un client à l’autre, répondaient en russe, en tcherkess, en arménien, en géorgien. Des chevaux hennissaient devant les magasins. L’affaire conclue, l’étoffe coupée, les acheteurs s’avançaient vers la caisse, tiraient quelques roubles en papier, glissés dans la tige de leur botte, les comptaient avec de gros doigts malhabiles, grognaient :

— Fais-le-moi cinquante kopecks moins cher.

— On ne peut pas. Le prix est le même pour tout le monde.

— Au grand Bazar du Caucase ils vendent à meilleur compte…

— Alors, va te servir chez eux.

— Allah ! Allah ! Comme tu parles à un vieil ami de la maison ! Moi qui voulais t’apporter un fromage de chèvre…

Puis, les acheteurs chargeaient les colis d’étoffe sur leurs épaules et s’éloignaient d’un pas lourd en criant :

— Place… Place…

Aux heures de la prière musulmane, tous les Circassiens mahométans qui se trouvaient dans le magasin se rendaient par petits groupes vers le fond de la salle, où des tapis individuels avaient été disposés à leur usage. Là, ils se prosternaient, serrés l’un contre l’autre, les bras écartés, et le visage tourné dans la direction de La Mecque.

Un jour, certain vendeur arménien, un tout jeune homme, engagé la veille, pouffa de rire en regardant un vieux Tcherkess aplati sur le sol à quelques pas de lui. Le vieux Tcherkess ne broncha pas d’une ligne. Mais, la prière achevée, il s’avança nonchalamment vers le gamin. Son visage exprimait une résolution tranquille. Arrivé en face du commis, il cracha par terre, poussa un cri de gorge et, tirant son poignard, se précipita sur le malheureux. Un hurlement secoua la bâtisse. Le commis fuyait comme un rat le long des comptoirs encombrés d’étoffes. Le Tcherkess, la figure tordue, les yeux déments, le poursuivait à longues enjambées. Il allait le rejoindre, lorsque d’autres vendeurs s’interposèrent et saisirent le vieillard aux épaules. Des acheteurs tcherkess accouraient déjà vers le groupe, le pistolet à la main. Il y eut une bousculade, un éclatement de jurons incompréhensibles. Un coup de revolver claqua sec, et la balle se logea dans le plafond. Deux employés barricadaient la porte pour interdire l’accès du magasin à la foule de badauds qui emplissait la rue. Le gamin qui avait déclenché la bagarre était effondré sur une chaise. Blême, la mâchoire tremblante, il gémissait :

— Ils sont fous, fous !

Tania, épouvantée, courut chercher Michel qui se trouvait dans son bureau. Michel arma son revolver et se rendit aussitôt sur les lieux, où la dispute risquait de dégénérer en bataille rangée entre les Tcherkess et les employés.

— Chiens de chrétiens ! grondait le vieux Tcherkess. Je vous étriperai ! Je vous saignerai ! Je brûlerai votre baraque impure ! Où est le patron ?

Michel s’avança, pâle et calme, vers le vieillard, le salua et fourra ostensiblement son revolver dans sa poche. Tania se blottissait derrière l’épaule de son mari et lui soufflait à l’oreille :

— Sois prudent, Michel !

— Ce fils de mulet a osé rire pendant la prière ! dit le Tcherkess d’une voix essoufflée.

— Je sais, dit Michel. On t’a insulté dans tes croyances, et nul n’a le droit de mépriser la religion d’autrui. L’homme qui t’a injurié sera chassé de la maison. Es-tu satisfait ?

— Non, dit l’autre, je veux qu’il demande pardon à Allah de l’offense qu’il lui a faite.

Un murmure d’approbation parcourut le groupe des Circassiens :

— Oui, oui, l’amende honorable…

— Allah n’est pas offensé par les injures d’un chrétien, dit Michel.

— Alors, qu’il demande pardon à son Dieu !

— Il le fera, dit Michel. Je te le promets.

Le vieux s’apaisa et rentra son poignard dans sa gaine.

— Qu’es-tu venu acheter chez moi ? demanda Michel.

— Du drap noir pour trois tuniques.

— Je te le donne. Oublie le malentendu qui nous a séparés.

Le Tcherkess se mit à sourire en balançant la tête :

— Allah ! Allah ! Tu sais les paroles qui font plaisir Ouvre ta main.

Michel tendit la main, et le vieillard appliqua trois tapes sur la paume.

— Tu es mon ami, dit-il. Je t’enverrai du miel.

Les employés ouvrirent à nouveau les portes : Michel accompagna le vieillard et ses camarades jusqu’au perron, où les attendaient des chevaux et des charrettes attelées de bœufs.

À la suite de cet incident, Michel interdit l’accès des magasins à sa femme.

— Ta place n’est pas ici, dit-il. Je n’aime pas que les employés te dévisagent pendant que tu te promènes entre les comptoirs. C’est une question de… d’honneur ! L’honneur des Danoff est en jeu !

Tania renonça donc à cette dernière distraction. Elle se levait tard, s’ingéniait à traîner devant sa table de toilette, feuilletait quelques journaux, écrivait quelques lettres. Parfois, une femme de chambre accourait pour la convoquer d’urgence chez l’aïeule. La grand-mère était installée dans un fauteuil, au centre de son salon particulier. Sa tête était recouverte d’un châle noir. Et elle tenait la canne d’ébène à pommeau d’or en travers de ses genoux. Autour d’elle, siégeaient la mère de Michel, quelques parentes anonymes et une dizaine de ces Arméniennes, crochues et sordides, qui formaient sa cour ordinaire. À peine Tania avait-elle franchi le seuil, que la conversation s’arrêtait net, tous les regards convergeaient sur elle.

— Dis bonjour, ordonnait l’aïeule.

Et Tania disait bonjour à toutes ces femmes qu’elle ne connaissait pas. Les invitées tâtaient au passage l’étoffe de sa robe, se levaient pour l’inspecter de plus près, ricanaient, bavardaient entre elles :

— Elle est un peu maigre !

— Pourquoi se coiffe-t-elle ainsi ? Il faut tirer les cheveux.

L’aïeule tapait le parquet du bout de sa canne :

— Si mon petit-fils est assez bête pour l’aimer comme ça, il faut la laisser. L’homme est le maître.

— Hi ! hi ! ricanait quelque parente moustachue. L’homme se dit le maître…

— Chez les Danoff, il l’est, grondait l’aïeule en fronçant les sourcils.

Ce qui ne l’empêchait pas de déclarer, quelques instants plus tard :

— Mon fils ne sait pas conduire l’affaire… Quant à Michel, il parle le russe mieux que notre langue… Ça le perdra… Regardez-moi où il est allé chercher femme… À Ekaterinodar… Les femmes d’Ekaterinodar ne font pas d’enfants… C’est connu…

Et elle ajoutait, tournée vers Tania :

— Ah ! tu es là ?… Ça va comme ça, tu peux te retirer, ma fille.

Tania quittait la pièce, tandis que, derrière elle, résonnaient déjà de petits rires serviles et des plaisanteries en patois.

Elle s’enfermait dans sa chambre pour attendre le déjeuner. Pendant le déjeuner patriarcal, servi pour douze personnes et présidé par l’aïeule, il lui était impossible de parler à Michel sans que tout le monde fît silence pour entendre ce qu’elle disait. Après le repas, Michel retournait au bureau, et Tania, écœurée et morne, se couchait et tentait de dormir pour tuer le temps.

À la longue, cette oisiveté devenait intolérable. Tania abordait chaque journée nouvelle avec épouvante, parce qu’elle savait d’avance les gestes qu’elle ferait, les visages qu’elle verrait, les paroles qu’on lui dirait jusqu’à l’heure des lumières éteintes. La morgue austère des Danoff tuait sur place toute chance de gaieté ou d’action personnelle. Il y avait un cercle mort autour de Tania, et elle tournait dans ce cercle comme une prisonnière. Souvent, elle revenait aux souvenirs de sa libre jeunesse. Elle se rappelait la maison fleurie d’Ekaterinodar, pleine de courants d’air, de robes vives, de visites, où les portes claquaient, où les bonnes riaient, où Constantin Kirillovitch fredonnait, en rentrant, des chansons gaillardes qui offusquaient sa femme. Elle s’imaginait petite fille, courant avec ses sœurs et ses frères vers le docteur. « Renversez-moi, les enfants ! » disait-il. Et les enfants le bousculaient sur le canapé avec des cris stridents, lui retiraient ses souliers et lui apportaient ses pantoufles fourrées. Elle évoquait aussi les fêtes de Pâques en famille, avec les œufs coloriés, dressés en pyramide, et chaque enfant choisissait un œuf, et l’on choquait les œufs l’un contre l’autre, et le champion avait droit à une double ration de chocolat.

Que tout cela était loin ! Que tout cela était beau ! Comme elle se retrouvait pauvre, après tant de richesse facile ! Michel ! Michel ! Il l’avait si bien comprise avant leur mariage ! Pourquoi ne la comprenait-il plus à présent ? Il semblait qu’après l’avoir épousée, qu’après l’avoir amenée dans sa ville, dans sa maison, dans sa famille, il eût renoncé tout à coup à lui plaire et à s’occuper d’elle comme elle le méritait. Avec un égoïsme tranquille, il négligeait sa femme pour se consacrer à ses affaires. Ignorait-il donc à quel point elle souffrait de son absence ? Elle ne voulait pas, par fierté, lui parler de sa peine. Et, cependant, elle avait plus que jamais besoin d’attention, d’adulation, de tendresse. Elle rêvait d’un concert de louanges perpétuelles : « Tu es ravissante !… Tiens ? Tu as changé de coiffure !… Tu me plais tant que je n’irai pas au bureau aujourd’hui !… » Ah ! il était dommage qu’elle aimât tellement Michel ! Si elle ne l’avait pas aimé, elle eût désobéi avec délices aux règles de la bienséance. Elle n’eût pas hésité à quitter le foyer des Danoff, à récolter quelque soupirant, ou à mener l’existence dangereuse des femmes seules. Souvent, elle songeait à ce qu’eût été sa vie auprès de Volodia. Celui-là, au moins, se moquait des convenances et ne craignait pas d’afficher ses sentiments au nez des imbéciles. Bravant le risque, il était venu sur place pour assister au mariage. Peut-être même avait-il eu l’intention de tuer Tania et Michel ? C’était admirable ! Où se trouvait-il à présent ? À Ekaterinodar ? À Moscou ? Hors de Russie ? Tania n’osait pas interroger Michel à ce sujet. Une seule fois, elle s’était aventurée à lui demander si Volodia avait bien quitté la ville au lendemain de la cérémonie. Et il lui avait répondu « oui » d’un air bourru et triste. En vérité, elle regrettait que Volodia ne fût plus là, jaloux et vindicatif. Non qu’elle fût éprise de lui, certes, mais la présence du jeune homme à Armavir eût signifié clairement qu’il était amoureux et que rien ne pouvait le consoler d’elle. Cet hommage indirect était appréciable. Et puis, il y avait l’attrait du danger permanent qu’incarnait Volodia. Avoir peur, c’était déjà n’être plus désœuvrée. Or, elle n’avait même pas le droit d’avoir peur. Sa vie était préservée de toute joie et de tout malheur exceptionnel. Elle n’existait que pour manger, dormir, se laver, s’habiller et embrasser son mari entre les heures de bureau. Combien de semaines, combien d’années durerait cette torture lente et douce ?

Un jour qu’elle pleurait, le visage caché dans son oreiller, elle entendit frapper à la porte. Avant qu’elle eût pu dire un mot, le père de Michel s’avançait vers elle à petits pas silencieux.

— Chut ! dit-il. Je viens en passant. À déjeuner, je t’ai trouvée très pâle, très nerveuse. Je voulais te consoler un peu.

Son beau visage régulier, à la barbe grise, aux yeux intelligents et clairs, exprimait une réelle tendresse. Tania lui prit la main et murmura :

— Je vous remercie. Mais je n’ai pas besoin d’être consolée.

— Si, si, dit-il en s’asseyant près d’elle. Michel est trop jeune pour se douter de ton chagrin. Mais moi, qui suis un vieux bonhomme et qui ai de l’affection pour toi, je sais tout ce qui se passe dans sa tête. Tu t’ennuies, n’est-ce pas ?

Tania haussa les épaules :

— Vous trouvez que c’est drôle ici ?

— Non, dit-il. Mais tu n’as pas épousé Michel pour t’amuser.

— C’est charmant !

— Michel a beaucoup de travail. Il doit se mettre au courant de toutes mes affaires pour pouvoir me remplacer bientôt. Et, afin qu’il ait l’esprit libre, il faut que tu te sacrifies, que tu lui donnes l’impression d’une épouse heureuse, que tu lui mentes charitablement, comme seule une femme sait mentir.

— C’est ce que je fais.

— Il ne faut pas le faire avec rage. Il faut le faire avec abnégation. Alors, ta peine sera plus douce.

Tania regardait cet homme souriant, et, comme toujours en face de lui, elle éprouvait un sentiment de quiétude. Elle soupira :

— Je veux bien vous croire. Mais encore me faudrait-il une compensation quelconque ! Or je n’ai rien. Je ne vois personne, je ne sors jamais, je…

— Tu nous juges bien barbares de t’interdire ces petites distractions, mais la coutume du pays exige cette sévérité vis-à-vis des femmes. Et Michel serait très mal vu s’il transgressait la règle. Laisse-moi faire. J’ai une idée.

Il cligna de l’œil :

— Que dirais-tu si j’obtenais pour toi l’autorisation de te promener une fois par jour en calèche, aux environs de la ville ?

Tania sourit tristement :

— Ce n’est pas très original.

— Cela t’égaiera tout de même. Et ainsi, au moins, tu auras l’impression que j’ai fait quelque chose pour toi. Je veux que tu me considères comme un ami… un peu comme ton père ! Ton père est plus drôle que moi, bien sûr. Mais, sous le rapport de l’affection, tu n’auras pas à te plaindre de moi. Allons !… C’est entendu ! Et pas un mot de notre complot, petite fille.

Désormais, chaque jour, à quatre heures de l’après-midi, une calèche, attelée de deux chevaux à pompons rouges et bleus, vint se ranger devant la maison des Danoff. Tania, en grande toilette, montait dans la voiture. Une soubrette arrangeait sa robe autour d’elle et lui recouvrait les jambes avec une fourrure d’ours blanc. Puis, fendant la foule des curieux, l’équipage s’ébranlait à travers les rues clapotantes de neige boueuse. Des cochons grognaient, des poules s’envolaient avec des caquètements affolés devant les roues. L’itinéraire invariable du phaéton avait été fixé en famille. Après avoir labouré la vase noire de la cité, les chevaux dépassaient la caserne et longeaient au petit trot les eaux rapides et jaunes du Kouban. Un grondement irrégulier venait du fleuve. Sur le pont de fer qui enjambait le courant, un train glissait, mince, noir, entortillé de fumées livides. Puis, c’était la plaine. La plaine, plate et grise, qui s’usait, très loin, en vapeur. Le cocher arrêtait ses bêtes. Tania se dressait dans la voiture et demeurait debout, un instant étonnée d’être vivante dans ce désert. Il faisait froid. De gros nuages flottaient dans le ciel. Une odeur pure montait de la neige fondante. Un cheval secouait ses clochettes limpides. Très loin, des charrettes à bœufs suivaient une route de rêve. On entendait une voix sans âme qui criait « Ho ! Ho-ô ! »

Un Tcherkess dépassait le convoi au trot de sa monture minuscule.

Le cocher regardait sa montre :

— Il est l’heure de rentrer, barinia.

Et c’était le retour, par les mêmes chemins, vers les mêmes maisons, vers la même tristesse.

Un soir, vers la fin du mois d’avril, la calèche de Tania croisa un cavalier qui galopait le long du Kouban. L’uniforme tcherkess à cartouchières était un peu trop large pour lui. Il se tenait difficilement en selle, le buste renversé, les jambes écartées d’une façon comique. Son visage maigre était bleui par le vent de la course. Tania poussa un cri en le reconnaissant. Volodia se retourna sur sa selle, regarda la jeune femme et cravacha sa bête.

— Ça s’habille en Tcherkess et ça monte à cheval comme une soupière, dit le cocher avec un mépris souverain.

Le cœur de Tania sautait violemment dans sa poitrine. Elle éprouvait de la difficulté à reprendre son souffle, à dominer son tourment. Plusieurs fois, elle fut tentée de se retourner, afin de voir si Volodia n’avait pas rebroussé chemin pour la suivre. Pourquoi était-il revenu ? Depuis quand était-il revenu ? Elle cria dans le dos du cocher :

— Eh ! C’est Volodia Bourine qui est revenu, n’est-ce pas ?

— Oui, ça fait deux jours qu’il est là, dit l’autre par-dessus son épaule. Il a loué un appartement à l’hôtel, en face des Comptoirs.

— Quoi ? Quoi ? Un appartement ?

— Trois chambres sur la façade. Pour sa femme et pour lui. J’ai demandé au concierge.

— Quelle femme ?

— Une de Moscou, je crois. Elle viendra le rejoindre quand tout sera arrangé. Ce sera leur voyage de noces. Puis, ils iront à Ekaterinodar…

Tania baissa la tête, frappée d’une horreur subite. Volodia marié ! Cela paraissait inconcevable ! Il l’avait fait par dépit, sans doute. Avec la première venue. Et il ne s’installait à Armavir que pour la narguer, elle, Tania, pour lui prouver qu’il l’avait oubliée, qu’elle était remplacée, qu’elle ne comptait plus. Pourquoi Michel ne l’avait-il pas avertie de cet événement ? Il était au courant, bien sûr, du mariage de Volodia. Et il n’avait rien dit. Craignait-il d’affecter ou d’effrayer Tania en lui annonçant brusquement la nouvelle ? Ou espérait-il encore empêcher Volodia (par quel moyen ?) de séjourner à Armavir avec sa jeune femme ? Une autre question tourmentait Tania : cette créature que Volodia avait choisie, qui était-elle ? Comment était-elle ? Elle tentait d’imaginer un visage banal, une robe terne, des cheveux sans éclat.

Puis, tout à coup, ses idées se brouillaient, et elle sentait qu’elle ne pouvait plus réfléchir à rien d’autre qu’à ce fait brutal, inexplicable, excellent « Volodia est ici. Volodia est revenu pour me voir. » Dès son retour à la maison, elle raconterait tout à Michel et lui reprocherait de ne pas l’avoir prévenue. Maintenant, prise d’une hâte nerveuse, elle frappait le dos du cocher et lui ordonnait de presser les bêtes. Comme la calèche traversait les faubourgs, elle crut s’évanouir d’impatience, Enfin, la rue, les vitrines, la porte. Tania sauta hors de la voiture et se précipita dans le vestibule. Le silence glacial de la demeure arrêta son élan. Avant qu’elle ait eu le temps de se ressaisir, Michel était devant elle, avec un visage pâle et fatigué qui annonçait le malheur. Oubliant son trouble récent, Tania murmura :

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Grand-mère a eu une attaque. Le docteur prétend qu’elle ne passera pas la nuit. Surtout ne t’inquiète pas si tu entends hurler dans la maison : ce sont les pleureuses.

Jusqu’à la nuit, les pleureuses sanglotèrent à pleine voix et récitèrent les mérites exceptionnels de la mourante. On avait interdit à Tania l’entrée de la chambre où reposait l’aïeule. La jeune femme se tenait dans un petit salon où les vieilles Arméniennes venaient reprendre haleine entre deux vocalises. Elles arrivaient, trois par trois, essoufflées, toussotantes, buvaient un verre de thé et retournaient à la tâche :

— Oh ! notre bienfaitrice ! Pourquoi nous quittes-tu si tôt ? Tu étais trop parfaite sans doute, et c’est pour ça que Dieu te rappelle à sa droite ! Ah ! Oh ! Que ne pouvons-nous te suivre dans la tombe ! Oh !

À minuit, Michel envoya chercher un prêtre. Les pleureuses s’installèrent pour une collation autour de la table servie. Leur office achevé, elles se retrouvaient entre elles, indifférentes et lasses :

— Je me demande ce qu’elle nous laissera ! disait l’une.

— On aurait dû lui parler de sa grande armoire. Ma fille a justement besoin d’une armoire.

La tête fatiguée par les cris des vieilles et les chuchotements des valets, Tania ne quittait plus le petit salon qu’une double porte séparait de la chambre de la malade. Elle n’avait aucune sympathie pour cette femme grasse et autoritaire qui râlait doucement dans la pièce voisine. Mais la présence de la mort dans la maison lui était pénible. Accoutumée à une existence simple et pâle, elle supportait mal que deux événements d’une égale importance marquassent une seule journée : le décès de l’aïeule et la rencontre de Volodia. Il semblait que chacun de ces faits sensationnels l’empêchait de penser convenablement à l’autre. Son esprit sautait de la grand-mère à Volodia, de la mort à la vie, de la tristesse à l’espoir, au point qu’elle en était étourdie. Elle monta se coucher à trois heures du matin. Mais Michel ne put la rejoindre, car il avait résolu de passer toute la nuit au chevet de la malade. À l’aube, Tania était de nouveau dans le petit salon. Les pleureuses, aux visages bouffis de fatigue, se restauraient en buvant du thé kalmouk dans de grosses tasses de porcelaine bleue. Michel surgit en coup de vent. Une barbe rare lui hérissait les joues. Ses yeux étaient rouges et faibles. Il dit :

— Ah ! te voilà. On jurerait qu’elle se porte un peu mieux. Le médecin a repris confiance…

Puis il rentra dans la chambre de sa grand-mère. Tania, assise à la croisée, détournait la tête pour ne pas voir les vieilles qui lapaient gloutonnement leur infusion beige et odorante. Le bruit de leurs langues mouillées, leurs reniflements, leurs plaisanteries pâteuses, exaspéraient son intransigeance. Machinalement, elle écarta le rideau de voile qui masquait les vitres et regarda la ville pluvieuse. Et, tout à coup, son cœur bascula dans sa poitrine. Le salon de l’aïeule donnait sur la rue Voronianskaïa. De la fenêtre, on voyait bien la façade plate et mouillée de l’hôtel. Quatre croisées au troisième étage, retenaient son attention. Des peintres s’affairaient dans les pièces, avec leurs échelles et leurs seaux baveux. Parmi eux, le chapeau sur la tête, les mains dans les poches, se trouvait Volodia. Tania laissa retomber le rideau et jeta un rapide coup d’œil vers les pleureuses. L’une d’elles avait aperçu son geste :

— Tu regardes la maison d’en face ? Il a choisi l’hôtel le plus proche. Exprès, le fils de chien. Et il fait repeindre les chambres. Comme si elles n’étaient pas assez belles ! Ça t’amuse ?

Tania se leva brusquement et quitta le salon où les petites vieilles riaient et claquaient des mains.

La grand-mère mourut dans la nuit. Les funérailles furent suivies par un peuple nombreux de parents, d’amis et de protégés. Les pleureuses se surpassèrent. Après l’enterrement, tous les hommes du cortège se réunirent dans le grand salon pour un repas froid. Et toutes les femmes s’installèrent dans le salon voisin, autour d’une table à thé. Tania, étant la plus jeune des Danoff, était chargée d’assurer le service à l’exclusion des domestiques. Elle détestait cette assemblée de vieilles, aux visages râpés, aux yeux voleurs, aux épaules entortillées de voiles funèbres. On eût dit une rangée de corbeaux, accroupis sur une tombe. Elles jacassaient entre elles, se chipaient les meilleurs morceaux, réclamaient du thé et des confitures, sans vergogne.

— Donne-moi des gâteaux, disait l’une d’elles en se tournant vers Tania.

— Vous en avez sur votre assiette !

— Et alors ? Tu es aussi avare que la grand-mère, je pense ! Ah ! misère ! misère !

Tania tendit le plat de gâteaux, et la vieille se servit des deux mains, avec une hâte sauvage, engouffra un morceau dans sa bouche élastique, en glissa un autre dans la poche de sa robe. La pleureuse mâchait, et toute sa figure se plissait selon le jeu de ses fortes mâchoires. Des miettes de pâtisserie pendaient au coin de ses lèvres velues. Entre deux bouchées, elle s’étrangla et but une gorgée de thé. Puis, elle se caressa le ventre du bout des doigts, cligna de l’œil et dit :

— Elle n’en mangera plus, la pauvre défunte.

Tania songeait avec terreur à la portée de cette oraison funèbre. Elle imaginait la vie de cette aïeule, que Michel lui avait si souvent racontée. Elle avait épousé à quatorze ans un homme de trente ans, qui l’avait enlevée, suivant l’usage, après avoir payé le tribut en bétail et en étoffes. Des compagnons de la jeune fille avaient poursuivi le voleur en tirant des coups de feu pour ameuter le village. Puis, la jeune fille ayant déclaré qu’elle acceptait d’être la femme de son ravisseur, le mariage avait eu lieu dans la petite église d’Armavir. Et ç’avait été la vie recluse, les besognes ménagères, les enfants. La femme n’apparaissait aux yeux des étrangers que sur l’ordre de son maître. Elle ne prononçait pas le nom de son mari devant les personnes de son entourage. Les années passaient, sans qu’elle vît autre chose que les rues d’Armavir et les Comptoirs Danoff, et la steppe, la steppe jusqu’à s’en fatiguer les yeux. Son fils se mariait ; des enfants naissaient ; l’héritier de la famille prenait femme à son tour. Et l’aïeule, respectée, ignorante et lasse, mourait enfin, entourée de vieilles hargneuses qui poussaient des glapissements. Et, après sa mort, ses amies croquaient des friandises, daubaient sur son compte et disaient « Elle n’en mangera plus, la pauvre défunte. »

C’était une vie comme tant d’autres, dans ce pays primitif et cruel. Nul ne pensait à plaindre celle qui avait ainsi gâché son existence. Personne ne comprendrait que Tania prétendît à un autre destin. La gorge de Tania était sèche, crispée. Des larmes lui montaient aux yeux. Une vieille la désigna du doigt :

— La voilà qui pleure, maintenant ! C’est trop tard ! La grand-mère ne peut plus rien te donner, ma fille !

Le soir, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, avec Michel, Tania fut prise d’un accès de fièvre. Michel voulut convoquer le docteur, mais la jeune femme s’y opposa :

— Ce n’est rien… Les émotions, la fatigue…

— Oui, dit-il, moi aussi je suis exténué… Cette mort inattendue, absurde, a bouleversé toute la maison.

— Je ne pense pas seulement à la mort, dit Tania.

Michel la regarda d’une manière si directe qu’elle se troubla un peu et baissa la tête.

— Quoi ? dit-il. Qu’y a-t-il encore ?

— Volodia est ici.

— Je le sais.

— Il habite l’hôtel d’en face.

— — Oui, depuis deux ou trois jours.

Tu trouves cela naturel, peut-être ?

Michel plissa les yeux, comme ébloui par une lumière désagréable.

— Volodia est libre de résider où bon lui semble, dit-il.

Le calme de Michel exaspérait Tania. En vérité, elle ne pouvait supporter qu’il parlât avec désinvolture d’un évènement qui ne la laissait pas en repos. Elle eût souhaité qu’il participât mieux à son inquiétude, qu’il entrât plus franchement dans son jeu. Mais il demeurait là, fatigué, sceptique, sûr de lui.

— Je suis heureuse, dit-elle, de voir que tu prends les choses avec philosophie. Sais-tu seulement combien de jours il compte passer ici ?

Michel dégrafait son col, dénouait sa cravate avec des gestes lents.

— Non, dit-il, deux ou trois semaines. Peut-être plus. Je l’ai croisé dans la rue…

— Il t’a parlé ?

— Parlé ? Nous ne nous saluons même pas. À ce propos, je voudrais te dire qu’il faudra renoncer à tes promenades en calèche. Volodia serait capable de t’accoster…

— Eh bien ? Je suis assez grande pour me défendre !

Michel redressa la taille et son visage devint sec et méchant.

— Je ne tiens pas à savoir tes raisons, dit-il d’une voix brève. Je me suis brouillé avec Volodia. Il est notre ennemi. Tu ne t’exposeras pas à le rencontrer. Ni lui ni sa femme. S’il n’est venu à Armavir que dans l’espoir de susciter un scandale, il en sera pour ses frais. Voilà tout.

Les promenades en calèche n’amusaient guère Tania. Mais, à l’idée d’y renoncer, elle se sentit prête à pleurer de rage :

— Même plus de promenades ?… Mais c’est la prison, alors ? Mais…

— Ni ma grand-mère ni ma mère ne se sont promenées en calèche hors de la ville, dit Michel. Et elles ne se sont jamais plaintes de leur soi-disant réclusion.

— Excuse-moi, s’écria Tania, mais je ne suis pas de la même race que ta mère et que ta grand-mère ! J’aime vivre ! J’aime rire ! J’aime…

— Il ne fallait pas m’épouser, Tania, dit Michel avec une douceur subite.

Et il posa sa main sur les cheveux de la jeune femme. Le poids de cette main était agréable. Tania se laissait faire, gémissante, furieuse et soumise à la fois. Tout à coup, elle saisit le bras de Michel et écrasa ses lèvres contre le poignet large et osseux.

— Jusqu’à quand vais-je t’aimer assez pour supporter tout ce que tu m’imposes ? dit-elle.

— Mais jusqu’à ta mort, Tania, dit Michel avec un sourire joyeux.

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