CHAPITRE V

Le tsar Nicolas II ayant exigé, comme ses prédécesseurs, que les derniers de ses sujets pussent participer aux réjouissances du couronnement, une vaste kermesse populaire avait été organisée pour le 18 mai dans le champ de manœuvre de la Khodynka, situé aux environs immédiats de Moscou. À cet effet, cent cinquante baraques en planches avaient été construites sur le terrain vague, perpendiculairement à la route de la capitale. Des intervalles réguliers étaient ménagés entre les maisonnettes, et l’ensemble formait une sorte de rempart discontinu, qui isolait l’enclos réservé à la fête. Selon le programme établi, le public ne devait être admis dans l’enceinte qu’à dix heures précises, et il était entendu que chaque visiteur, en passant devant les kiosques de bois, recevrait du saucisson, des noisettes, des raisins secs, des figues et un gobelet de métal au chiffre des souverains, le tout enveloppé dans un mouchoir-souvenir. Ce gobelet donnerait droit à son possesseur de se présenter à l’une des innombrables fontaines de vodka, de bière ou d’hydromel dressées dans le champ. La fête se poursuivrait par des attractions théâtrales et musicales et par des départs de montgolfières au-dessus du château Petrovsky.

La promesse de ces distributions gratuites avait profondément impressionné le peuple des faubourgs de Moscou et des localités voisines. Le bruit ayant couru que le tsar entendait faire don d’un cheval ou d’une vache à chacun de ses invités, beaucoup de moujiks s’étaient munis de corde pour emmener le bétail qu’ils recevraient en partage. Par le seul chemin de fer de Moscou à Koursk, vingt-cinq mille personnes étaient arrivées la veille. Pendant la nuit qui précéda la fête, un exode monstre vida les rues de Moscou et déversa une foule silencieuse sur les terrains de la Khodynka. Cette foule, qui campait devant les baraques, comprenait aussi bien des paysans en caftans et en savates d’écorce, que des étudiants tirés à quatre épingles et des dames de la haute société. À ces éléments honorables, s’étaient joints les loqueteux qui gîtaient entre le Yaoutsky boulevard et la Solianka, les malfaiteurs que l’oukase impérial de clémence avait, trois jours auparavant, libérés des prisons moscovites, et la fameuse « horde d’or » des vagabonds. Tout ce monde se pressait, s’écrasait sur le vaste champ, crevé de fossés, soulevé de buttes. Les trous, auprès desquels on avait bâti les comptoirs de distribution, n’étaient pas comblés. À vingt-cinq pas des kiosques, s’ouvrait un immense ravin de six à huit pas de profondeur et de quatre-vingt-dix pas de largeur, d’où les ouvriers municipaux tiraient ordinairement le sable nécessaire à l’entretien des rues de Moscou. Il fallait descendre la pente de cette carrière et remonter la berge escarpée pour parvenir aux portes de l’enclos. Derrière le ravin, deux puits creusés en 1891, au moment de l’Exposition française, avaient été recouverts de fortes lattes de bois. Par ces obstacles naturels, les organisateurs de la fête espéraient ralentir l’élan de la multitude vers les boutiques de « souvenirs ». La précaution n’était pas inutile, puisque le tsar avait exprimé le désir qu’en signe de sympathie et de confiance les forces de police fussent réduites à quelques détachements de sécurité.

Lorsque Nicolas et Zagouliaïeff arrivèrent sur les lieux, un peu avant l’aube, la Khodynka présentait l’aspect d’un océan de têtes. Le ciel bas et sombre, sans une étoile, sans un rayon, écrasait la masse compacte et grouillante des visages. De temps en temps, un fanal levé à bout de bras éclairait un îlot de faces grotesques, à joues triangulaires et à barbes de feu. Puis, la lumière disparaissait, avalée par un ondoiement de corps invisibles. Et il n’y avait plus que cette nuit peuplée, humaine, qui respirait et se mouvait, dans une rumeur de flux et de reflux tranquilles. À grand-peine, les deux amis s’insérèrent entre des épaules et des ventres hostiles et se dirigèrent vers la carrière de sable. Ils s’arrêtèrent au bord du trou. Le fond de la carrière était bourré de monde. Des escaladeurs audacieux étaient cramponnés aux anfractuosités du versant opposé. On devinait la tache noire de leurs habits sur la pâleur malade de la terre. Plus haut, l’espace qui séparait la tranchée des baraques de distribution était plein d’un jus obscur et bouillonnant, d’où montaient parfois des lueurs de torches. Non loin de la chaussée, des moujiks avaient allumé un feu de bûches. On distinguait mal l’alignement régulier des boutiques à toits pointus, et des mâts décorés d’oriflammes qui marquaient l’entrée de l’enclos.

— Ils sont au moins sept cent mille, ou un million, réunis en troupeau devant les cabanes, dit Zagouliaïeff. C’est bien le diable s’il ne se passe rien !

Il frottait ses mains l’une contre l’autre, joyeusement.

— Tu as les tracts ?

— Oui, dit Nicolas d’une voix molle.

— Bon. Nous allons nous séparer. Tu vas travailler sur place. Moi, je contournerai le ravin pour atteindre les clients de l’autre rive. Nous nous retrouverons ici même, au moment de l’ouverture des portes.

— Si tu veux, dit Nicolas.

Une angoisse étrange l’engourdissait, lui vidait la tête.

— Courage ! cria Zagouliaïeff.

Et il disparut en bousculant ses voisins immobiles. Le vent soufflait au visage une haleine de terre humide, de cuir de bottes et de sueur. Nicolas, dont les yeux s’habituaient à l’ombre, discernait mieux les figures qui l’entouraient.

— Il y a cinq heures que j’attends, grognait un ouvrier. Ça ne leur coûterait pas cher d’ouvrir les portes !

— Tu ne voudrais pas qu’on nous laisse entrer avant qu’il fasse jour ! répondait un autre. Quelle marmelade !

Quelqu’un se mit à chanter une chanson obscène. Des rires fusèrent. Non loin de Nicolas, un groupe de voyous, vautrés dans la boue, buvaient de la vodka dans des tasses. Deux dames passèrent, vêtues de toilettes froufroutantes :

— Je me demande, disait l’une d’elles, quel amusement tu éprouves à coudoyer tous ces gens. Dire que nous aurions pu avoir des places dans les tribunes par ton oncle !

Nicolas parvint à se hisser en équilibre sur un bloc de pierre. Dans le crépuscule du matin, le peuple s’étalait à perte de regard, avec des vides lépreux, des grappes humaines exhaussées, des récifs de figures, des sillages de mouvements obscurs. Était-ce là les mêmes hommes, les mêmes femmes que Nicolas avait vus, en plein soleil, sur la place découverte du Kremlin, criant leur joie et leur confiance au passage du cortège impérial ? L’ombre où baignait cette cohue, lui conférait un aspect maléfique. Il n’y avait plus là d’honnêtes paysans, des commères de la ville, avec leurs enfants juchés sur leurs épaules, des vagabonds illuminés et quelque peu voleurs, mais une assemblée de têtes redoutables. Vraiment, il était incroyable que tous ces gens se fussent dérangés pour le plaisir de recevoir un gobelet d’émail et d’applaudir des danseurs de corde. Non, non, une force noire avait drainé de tous les coins de la Russie ces fleuves de misérables, et les avait poussés vers ce champ clos, et les avait arrêtés devant ces baraques dérisoires, et les gardait en réserve pour on ne savait quelle effroyable solennité. C’était le peuple de la nuit, le peuple du malheur qui murmurait sous le ciel gris, avec des voix de rêve. C’était une Russie de cauchemar, une Russie d’apocalypse, qui cernait Nicolas et menaçait de l’engloutir dans son lac de barbes, de doigts et de regards. Et les lampions, qui montaient parfois au-dessus de la matière sombre des visages, signalaient, d’un bord à l’autre de l’univers, que la fin du monde approchait avec la lumière du jour.

Une lueur sale usa le ciel, au-dessus des cabanes. Un hurlement prolongé jaillit des entrailles de la terre.

— Le matin ! Voilà le matin !

Près de Nicolas, une femme torchait son marmot avec un papier journal.

— Il n’y en a plus pour longtemps, dit quelqu’un.

— On pourra dire qu’on l’a bien gagnée, notre fête !

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? dormir là ou ailleurs !

— Il paraît que l’empereur va donner une vache à chacun de ses sujets.

— Qui t’a dit ça, imbécile ?

— On nous donnera un gobelet de deux kopecks, et voilà tout !

— Oui ! Oui ! C’est Berr qui les a fait fabriquer à l’étranger, ces gobelets. Et il empochera l’argent…

Nicolas se rappela les tracts qu’il avait mission de distribuer. Mais une impuissance maladive endormait son esprit. Les paroles qu’il eût souhaité adresser à cette foule n’étaient plus des paroles de révolte, mais d’apaisement. Il avait peur. « Tant pis… Je jetterai les tracts dans la fosse… Zagouliaïeff n’en saura rien… Et, plus tard… plus tard, je me rattraperai… » Il songea encore au paysan estropié qu’il avait vu sur la place Rouge. « Lui aussi attend depuis des heures le droit d’acclamer le tsar. Et ils sont des milliers, des milliers comme lui ! »

Tout à coup, un cri de femme domina la rumeur morne de la populace :

— On se moque de nous ! Les distributeurs sont à leurs postes ! Et on nous laisse geler sur place !

— Oui ! Oui ! répliquèrent des voix rudes. On se moque de nous ! Qu’on laisse entrer le peuple !…

Des sonnailles retentirent sur la route. Les pompiers venaient prendre leur faction dans l’enceinte. En passant, ils se firent délivrer les paquets auxquels ils avaient droit. Une huée générale accueillit leur défilé devant les baraques. D’un bout à l’autre du champ, ce n’était qu’une seule clameur :

— Pourquoi eux et pas nous ? Ils n’ont pas attendu ! Ils ont dormi dans leur lit ! Et nous, on gèle ! Laissez-nous entrer ! Laissez-nous entrer !

Le bétail humain tremblait, flottait autour de Nicolas et, là-bas, devant les baraques, on distinguait, dans la lueur pâle du matin, des bourdonnements de mains brandies, des tournoiements furieux de visages, des éboulements de fichus rouges et de bonnets.

— Les portes ! Ouvrez les portes ! gueulait la foule.

Nicolas avait grand-peine à se maintenir sur le bloc de pierre qui lui servait d’observatoire. Soudain, il vit, près de la ligne des boutiques, des balluchons blancs qui volaient et tombaient dans la foule, au petit bonheur.

— Qu’est-ce qu’ils font ? cria la femme qui tenait son bébé dans les bras. Ils vont les rendre fous ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Protégez-moi !

À ce moment, Zagouliaïeff rejoignit Nicolas. Dans sa face maigre, jaune, suante, ses yeux gris brillaient de cruauté. Il glapit d’une voix enrouée :

— Camarades ! Les agents du tsar ont perdu la tête ! Ils jettent les cadeaux au hasard ! Tant mieux pour ceux qui les attrapent. Tant pis pour ceux qui les manquent. Il n’y en a pas assez pour vous servir tous. Quatre cent mille gobelets, et nous sommes plus d’un million. En avant, sur les baraques ! En avant et vous aurez de quoi manger !

Il leva les deux poings et cria encore :

— En avant !

Des jurons lui répondirent.

— Les voleurs ! On a attendu pour rien !

— Oui ! Oui, pour rien ! répétait Zagouliaïeff.

Nicolas lui saisit le bras :

— Tu es fou ! Que se passe-t-il ?

Zagouliaïeff, tête nue, la cravate déviée, la lèvre barbouillée de salive, murmura vivement :

— Les distributeurs ont fait la gaffe. Berr et Ivanoff ont cru calmer la foule en lançant quelques paquets dans le tas. À présent, c’est la bagarre pour les premiers gobelets, devant les cabanes.

— Mais c’est affreux !

— C’est magnifique ! C’est grandiose ! Le tsar a trahi son peuple ! Au lieu de réjouissances, il lui offre un bain de sang !

Et, de fait, au bout du champ, devant les kiosques pavoisés, un tumulte furieux secouait les premiers rangs de l’assistance. Nicolas, éperdu, dressa les bras en croix et cria d’une voix blanche :

— N’y allez pas ! N’y allez pas ! Ils se battent…

Un hurlement atroce lui coupa la parole. À l’autre extrémité de la Khodynka, les planches, recouvertes de terre, qui masquaient les puits de l’Exposition, cédaient dans un craquement sourd. La foule s’engloutissait pêle-mêle dans les trous. Des râles, des sanglots, des coups de sifflet venaient de l’horizon.

— La colère de Dieu est sur nous ! piailla une paysanne au visage extatique.

Entre-temps, les organisateurs, épouvantés, avaient ordonné l’ouverture de l’enclos, quatre heures avant l’heure fixée au programme des fêtes. Zagouliaïeff grimpé sur la pierre, à côté de Nicolas, vociférait :

— Ils ouvrent les portes ! Qu’attendez-vous ?

Son conseil ne put être entendu que par un petit groupe, mais toute la meute, mystérieusement avertie, s’anima, s’ébranla. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, un cheptel compact, une marée irrésistible, progressaient vers le gouffre. Nicolas, pris dans le mouvement, se sentit arraché de sa place et poussé dans la carrière. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable, butaient contre des cailloux, contre des racines. Devant lui, il voyait un déferlement de dos ronds qui roulaient vers le fond de la fosse. Derrière lui, en tournant la tête, il apercevait une armée redoutable qui s’avançait vers le bord croulant de la tranchée, hésitait, plongeait à petits pas dans un nuage de poussière, dans un grondement de cataracte délivrée. Des femmes trébuchaient et ne se relevaient pas, submergées par le flot. Nicolas, bousculé, froissé, déchiré, gravissait à présent le versant opposé du ravin. La populace le pressait de toutes parts. Des moujiks hagards s’accrochaient à ses jambes, à ses bras. Des visages suants se collaient à son visage. Des yeux éperdus rencontraient ses yeux.

— Ayez pitié ! Ayez pitié de mon enfant ! bramait une femme effondrée dans un trou, les jupes troussées, la face barbouillée de sang noir.

Mais la multitude passa lourdement sur la malheureuse, dont les cris s’éteignirent bientôt. Ainsi, contre les bords escarpés, dans les crevasses de sable, des centaines de misérables s’abattaient, à bout de souffle, et la charge furieuse écrasait leurs corps. Nicolas balbutiait :

— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible !

Il voulut s’arrêter. Mais la horde le commandait, le poussait devant elle. Il acheva son ascension à quatre pattes, et se trouva sur le champ plat qui menait aux baraques. La foule battait avec furie les bicoques de planches disjointes. Des tourbillons soudains exhaussaient une tête. Et cette tête hurlait quelque chose et s’enfonçait tout à coup pour ne plus reparaître. Des enfants, tenus à bout de bras, surnageaient un instant et s’abîmaient dans la mêlée. Des gamins, lestes et crieurs, fuyaient à longues enjambées, de crâne en crâne, d’épaule en épaule, jusqu’à ce qu’une poigne rapide les eût fait chavirer dans le tas. Dans les couloirs ménagés entre les cabanes, la bousculade était atroce. Des hommes, des femmes, escaladaient les boutiques en bois et s’effondraient à travers les toitures éventrées. La chaîne des agents et des soldats était débordée de partout. Les officiers hurlaient :

— Ne poussez pas ! et s’affalaient, fauchés comme des marionnettes.

Nicolas, haletant, les vêtements en lambeaux, les mains écorchées, voyait tourner autour de lui des grimaces de rêve. Ses forces l’abandonnaient. Il ne pouvait plus lutter contre son horreur et contre sa fatigue.

Soudain, il songea au paysan estropié de la place Rouge. Où était-il maintenant, Ivan Kousmitch, l’humble adorateur du tsar, broyé sous quelles bottes, étouffé dans quel trou de sable ?

Stupidement, il cria :

— Ivan Kousmitch ! Ivan Kousmitch !

À sa droite, il remarqua une face de vieillard aux yeux vides. Il était mort. Son corps, pressé de toutes parts, demeurait debout. Seule la tête se balançait au gré des cahots. D’autres cadavres l’entouraient, que la foule charriait, dense et puissante, comme un courant.

Brusquement, Nicolas sentit que son propre coude pesait contre le bras d’une femme. Et, d’une manière absolument imprévisible, le bras céda en craquant comme du bois sec. La malheureuse poussa un râle de bête.

— Mon Dieu ! Pardonnez-moi, gémit Nicolas.

Mais, déjà, deux mains nerveuses le saisissaient aux hanches. Il baissa les yeux. Devant lui, une gamine au fichu dénoué, gisait, martelée par des pieds violents. Elle avait un visage blanc, semé de taches de rousseur, et du sang coulait en minces filets de sa bouche et de ses narines. Elle cria :

— Aidez-moi ! Ils vont me tuer ! Ils…

Nicolas s’inclina vers elle. Une poussée sauvage aux épaules lui fit perdre l’équilibre. Il bascula de tout son long entre des corps hostiles. Dans un éclair, il vit une botte énorme qui se levait sur lui. Il hurla :

— Attention !

Puis l’univers s’effondra dans une explosion formidable.


La catastrophe de la Khodynka avait fait près de deux mille morts, dont treize cents à peine purent être identifiés, et un millier de blessés, qui furent admis dans les hôpitaux de la ville. Vers huit heures et demie du matin, des voitures plates de pompiers et des prolonges d’artillerie commencèrent à emmener les cadavres. Des agents jetaient un peu d’eau sur les figures des victimes et rangeaient les corps trois par trois, en les traînant par les pieds. Les pompiers hissaient les dépouilles dans leurs camions. Mais les couvercles des voitures, mal appliqués, laissaient dépasser des bras et des jambes rigides. De l’un des puits de l’Exposition, profond de plus de dix toises, on retira quarante malheureux, écrabouillés et tordus. L’enlèvement dura jusqu’au soir. La populace, lentement refoulée par la police, déambulait autour de ce champ de carnage. Hébétés et mornes, les survivants regardaient cet amas de visages violâtres, de mains déchiquetées, de poitrines crevées. Des hommes, des femmes, des enfants étaient étendus, pêle-mêle, autour des baraques. Les élégantes, en robes lacérées et en bottines de cuir fin, gisaient auprès de moujiks aux pieds enveloppés de bandelettes de toile. On leur avait volé leurs bottes. Pieusement, les badauds jetaient quelques kopecks dans les casquettes des cadavres, pour subvenir aux frais des funérailles. Une mère berçait le corps meurtri de son enfant et regardait le ciel d’un œil fixe. Plus loin, devant les tonneaux débondés, un ouvrier, couché à plat ventre, buvait dans des flaques de bière. Des journalistes, arrivés après la catastrophe, prenaient des notes, interrogeaient les rescapés :

— Qu’avez-vous vu ? Comment le drame a-t-il débuté ?

— Le règne a commencé dans le sang ! C’est un mauvais présage.

Peu à peu, la foule abandonnait les lieux de l’accident et s’écoulait par la route de Moscou pour demander refuge aux églises. Certains moujiks portaient plusieurs paires de bottes sous le bras et plusieurs balluchons sur leurs épaules. Leurs yeux étaient graves. Aux passants qui les arrêtaient, ils répondaient :

— À la Khodynka ! À la Khodynka nous avons été maudits !

Cependant, vers la fin de la matinée, trois cent mille personnes demeuraient encore dans l’enclos. Il fallut commencer la fête. Et, tandis que l’on achevait d’enlever les cadavres par centaines, les danseurs de corde glissaient sur leur fil ténu, les acteurs débitaient des plaisanteries, et les montgolfières s’envolaient au-dessus du château Petrovsky. La foule, sage et recueillie, contemplait le spectacle sans se bousculer.

Successivement, arrivèrent dans le pavillon impérial les grands-ducs, les grandes-duchesses, les princes étrangers, les princesses, les ambassadeurs, les hauts dignitaires et les généraux. À deux heures, le canon tonna, l’orchestre et les chœurs exécutèrent le finale de la Vie pour le tsar, et des acclamations jaillirent du champ.

— Le tsar ! Le tsar arrive !

Les souverains descendirent de la victoria légère qui les avait amenés. Quelques officiers à cheval qui les accompagnaient mirent pied à terre. Un instant après, l’empereur et l’impératrice apparaissaient à la balustrade du pavillon d’honneur. Alors, de la vaste plaine, s’éleva un hourra formidable, poussé par trois cent mille poitrines et qui couvrait les accents de l’hymne national. Le tsar était livide et contemplait son peuple d’un regard éteint.

— Est-ce qu’il sait, est-ce qu’il sait au moins ce qu’on a fait de nous ? disait un paysan au crâne entouré de linges.

— Il est trop haut pour qu’on l’atteigne, celui-là, grognait un autre. Et, pourtant, on ferait bien de l’envoyer à Sakhaline. Vampires ! Buveurs de sang !

Le soir même, le tsar, fidèle au protocole, assistait au grand bal donné à l’ambassade de France par le comte de Montebello.


Nicolas, qui souffrait d’une double fracture de la jambe gauche, avait été transporté à l’hôpital des Ouvriers de Moscou. Cet hôpital était composé de baraquements en bois et de tentes en toile. On avait couché Nicolas sous l’une de ces tentes. Les lits étaient alignés sur les longs côtés du pavillon, et des appels d’air avaient été ménagés près du faîte. Aux piquets de support, pendaient des icônes avec leurs lumignons, et de grosses lampes cerclées de fer, dont les vitres étaient peintes en bleu. Les blessés, lavés et vêtus de linge frais, étaient étendus côte à côte. De cette double haie de têtes enturbannées, de pattes bouillies, de jambes monstrueuses dans leurs gouttières de planches, montait un gémissement enfantin et monotone, qui ne se calmait qu’au passage des infirmiers. Nicolas geignait comme les autres, et, par moments, perdait connaissance. Lorsqu’il revenait à lui, les souvenirs de la Khodynka l’assaillaient par bouffées, et il doutait d’avoir vécu cette ruée sauvage, d’avoir vu ces mufles abîmés à coups de talon, ces ventres piétinés sur le sol, ces regards traqués, ces bouches béantes où vibraient des voix animales. Sans doute était-ce un mauvais rêve dont il ne savait pas chasser les dernières fumées ? Il n’était jamais allé à la Khodynka. Il n’avait pas quitté Ekaterinodar. Il n’avait pas remarqué cette figure d’enfant semée de taches de rousseur.

— Tania ! Tania ! Lioubov ! Où êtes-vous ?

Un infirmier s’approcha de lui et lui glissa à l’oreille :

— J’ai trouvé une liasse de tracts dans la poche de votre veston, camarade. Je les ai brûlés aussitôt par mesure de précaution. Quelle victoire pour nous, cette journée !

— Tania ! Tania !

— Tu vas te taire ? grogna son voisin, qui avait un gros pansement sur la joue. On n’entend que toi dans la boîte !

À quatre heures, Zagouliaïeff vint rendre visite à Nicolas, qu’il cherchait depuis midi dans tous les hôpitaux de la ville. Zagouliaïeff portait un bandage sale sur la main droite. Sa lèvre inférieure était violâtre, tuméfiée. Mais ses yeux étincelaient d’orgueil. Il s’assit auprès de Nicolas, s’enquit rapidement de sa blessure et chuchota enfin :

— Réussie la fête, hein ?

— Quel désastre ! soupira Nicolas.

— Il y a eu près de trois mille morts ! dit Zagouliaïeff avec entrain. On enlève encore des cadavres ! Ah ! le peuple russe peut remercier son souverain des réjouissances qu’il lui a offertes !

— Je ne comprends pas, dit Nicolas d’une voix faible. La foule est devenue folle, tout à coup…

— Oui ! La foule est devenue folle ! Le peuple russe est devenu fou ! Le « peuple porte-Dieu », dont parlait Dostoïevski ! Le peuple porte-diable, plutôt ! En vérité, le peuple russe est un peuple de « porteurs ». Il porte tout ce qu’on lui charge sur les épaules : Dieu, le diable, le darwinisme, le hégélianisme, le socialisme… Tout est religion pour lui. Et, pour tout, il faut qu’il se batte et qu’il meure. Le peuple est une force énorme qu’on dirige d’un coup de pouce. C’est admirable !

Nicolas secoua mollement la tête :

— Il ne faut pas t’en réjouir, Zagouliaïeff, mais t’en effrayer.

— Et pourquoi ? murmura Zagouliaïeff, avec une exaltation qui le faisait bafouiller un peu. Ils se sont écrasés pour une distribution de saucissons et de gobelets émaillés. Te rends-tu compte de la bagarre qu’ils soulèveront lors­qu’il s’agira d’une distribution de terres ? Ils tueront père et mère, les braves porteurs de Dieu ! Ah ! plus que jamais, j’ai confiance en notre cause !

— Cette catastrophe leur servira de leçon !

— Quelle idée ! Ils sont superstitieux. Le règne a commencé dans le sang, disent-ils. Poussés par le respect des présages, ce seront eux qui achèveront notre tâche. Tous, tous, ils savent déjà que l’empereur est condamné !

Nicolas songea un instant au visage pâle de l’empereur, à son regard doux et triste, aux clameurs forcenées de la foule, sur la place Rouge. Au fond, tout en étant révolutionnaire, Nicolas n’éprouvait pas de haine contre la personne du tsar. Il croyait volontiers que la mission des socialistes consistait à améliorer les conditions d’existence du peuple, à modérer les excès de l’administration, mais aucune de ces mesures n’impliquait le renversement de la monarchie. Pour la plupart de ses camarades, en revanche, la révolution ne pouvait se faire que par la suppression pure et simple du régime impérial. Et c’est pourquoi ils tenaient tous Nicolas pour un modéré, et même pour un suspect.

— Tu sais mon sentiment à l’égard du tsar, dit Nicolas. À mon avis, il n’est pas, et ne sera jamais, un obstacle aux réformes que nous préconisons. Il est mal conseillé, voilà tout. Mais il aime le peuple, et le peuple l’aime…

Zagouliaïeff s’appliqua une claque gaillarde sur la cuisse :

— Il l’aime le peuple ? s’écria-t-il joyeusement. Tu es impayable ! Sais-tu que des milliers de morts et de blessés ne l’ont pas empêché d’assister à la fête de la Khodynka ? Sais-tu que, pendant qu’on enlevait les victimes, les chœurs entonnaient la Vie pour le tsar ? Sais-tu que, dans leur hâte de faire disparaître les traces du carnage, les organisateurs ont jeté des cadavres sous les planches des tribunes d’où Nicolas II et ses invités devaient admirer le spectacle ? Ainsi, notre potentat est resté à piétiner, pendant près de deux heures, au-dessus d’un charnier. Le tsar hissé sur les restes de ceux qu’il a fait périr, salue à droite, à gauche, et fait des risettes à ses courtisans ! N’est-ce pas un symbole unique ? Hein ? Hein ?

Nicolas claquait des dents en regardant Zagouliaïeff.

— Tais-toi ! Tais-toi, Zagouliaïeff, balbutia-t-il.

— Non ! Il faut que tu saches ! Quand il apprit le terrible accident, voici quelle fut la réponse de l’empereur « Tout cela est bien triste, mais ne doit avoir aucune influence sur les fêtes du couronnement ! » Est-ce assez beau ? Et, le même soir, lui et l’impératrice iront honorer de leur présence le bal de l’ambassade de France…

Tandis que Zagouliaïeff parlait d’une voix pressée, Nicolas sentait que quelque chose de pur et de précieux s’abîmait dans son cœur.

— Zagouliaïeff, je suis fatigué, dit-il doucement.

— Écoute encore. Voici le bouquet, mon cher. Après-demain, il y aura une grande revue sur l’emplacement soigneusement nettoyé de la Khodynka…

Nicolas haletait, suait à grosses gouttes, griffait ses couvertures à pleins doigts. La voix sèche de Zagouliaïeff pénétrait dans son oreille comme une vrille. Le regard cruel de Zagouliaïeff le fascinait. Il fallait le chasser pour retrouver la confiance et la paix.

— As-tu distribué les tracts ? demanda Zagouliaïeff. Pour moi, j’ai réussi à…

Il ne put achever. Dressé sur ses coudes, la face bouleversée de haine et de peur, Nicolas hurlait :

— Va-t’en… Va-t’en !… J’ai mal !… Va-t’en !…

— Soit, mais je reviendrai, dit Zagouliaïeff en souriant. Les camarades t’envoient leurs meilleurs vœux.

— Je n’ai plus de camarades, je n’ai plus personne, souffla Nicolas.

Et il s’abattit, en sanglotant, sur son oreiller.


Le lendemain, l’empereur et l’impératrice rendaient visite aux blessés de la Khodynka. Sous la tente de Nicolas, les malheureux, la tête tournée vers la portière, attendaient avec une extase craintive l’apparition de leurs souverains. D’un lit à l’autre, on échangeait des propos rapides.

— Quand même, il est venu nous voir !

— Il nous plaint. Il a accordé mille roubles à chaque famille éprouvée.

— Qu’est-ce que ça lui coûte ?

— C’est égal, ça n’a pas dû le laisser froid, cette petit bagarre pour les fêtes du couronnement. Un mauvais présage…

Des pas se rapprochaient dans l’allée qui conduisait à la tente.

— Les voilà ! cria quelqu’un.

Nicolas, le cœur serré, le regard fixe, vit la portière qui se soulevait lentement. Et l’empereur parut. Il portait l’uniforme du régiment Préobrajensky et la casquette de petite tenue. Son visage était pâle, et un cerne sombre entourait ses paupières. L’impératrice, le grand-duc Serge et la grande-duchesse l’accompagnaient. Le directeur de l’hôpital guidait les souverains d’un lit à l’autre. Du fond de la tente, Nicolas entendait la voix douce de l’empereur qui posait à chacun les mêmes questions :

— Où étais-tu ? Comment cela s’est-il passé ? As-tu mal ? Et ta famille ?

Il était impossible que cet homme simple et fatigué ne fût pas ému au spectacle d’une telle déchéance. Mais alors, comment expliquer qu’il n’eût pas décommandé la fête, malgré tant de cadavres amoncelés aux portes de l’enclos, comment justifier ce bal à l’ambassade, cette revue grandiose qui devait avoir lieu sur la Khodynka ? Peut-être le tsar n’était-il pas un homme comme les autres, mais un instrument irresponsable et incompréhensible du destin ? Une entité froide, inhumaine, fatale. Un surhomme. Un homme-Dieu. On ne juge pas les actes de Dieu. Il ne faut pas juger les actes du tsar, qui est le représentant de Dieu sur la terre russe.

— Où étais-tu ? Cette blessure à la tête te fait souffrir ?

Cette voix, cette voix qui se rapproche ! Dans quelques secondes, le tsar et Nicolas seront face à face, comme sur la place Rouge, mais il n’y aura plus de foule, plus de baïonnettes, plus de cloches, plus d’or, plus de canons, pour les séparer l’un de l’autre.

Fiévreux, la tête légère, la gorge sèche, Nicolas essaie de dominer son angoisse. La tension de ses nerfs est intolérable. Il n’en peut plus d’attendre. Il va crier.

Mais voici qu’un visage s’interpose entre lui et le fond de la tente. Et, dans ce visage, Nicolas reconnaît les longues moustaches, la barbe un peu défaite, le nez court, les yeux bleus, mélancoliques et profonds de l’empereur. Quelques gouttes de sueur perlent au front du tsar. Une petite tache de boue, toute ronde, marque son uniforme à l’épaule. « Eh bien, mais c’est un homme ! songe Nicolas. Un homme comme les autres ! Un homme qui n’a pas hésité à poursuivre les fêtes, malgré le deuil immense de Moscou ! Cette sueur au front, cette tache de boue. Il s’appelle Nicolas. Comme moi. Que croire ? Qui suivre, mon Dieu ? »

— Où êtes-vous blessé ?

— À la jambe, murmure Nicolas.

— Une double fracture du tibia, Majesté, dit le médecin-chef.

— Où l’accident s’est-il produit ?

Mais Nicolas ne répond pas à la question. La haine et la tendresse, le mépris et l’admiration déchirent son cœur. « Tout le monde a raison, et ceux qui le détestent, et ceux qui l’aiment. Tout le monde a raison. Tout le monde a tort. Dieu seul possède la vérité. » Nicolas regarde cette figure que tant d’effigies lui ont appris à connaître, et, à force de regarder cette figure, il lui semble que des lignes lumineuses encadrent les joues et les tempes du souverain. La face pâlit devant lui, chancelle, recule dans une fumée grise. Les yeux bleus deviennent deux trous noirs. On dirait une tête de mort.

Très loin, une voix impatiente le rappelle à l’ordre :

— Répondez. Sa Majesté vous interroge…

D’autres voix sonnent dans un espace immense :

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Il a fermé les yeux.

— Majesté… Je suis confus… Il s’est évanoui, sans doute…

« Stéphan Andreiévitch, occupez-vous de lui. Si Votre Majesté veut passer au lit suivant. Voici un pauvre bougre qui a eu trois côtes enfoncées.

— Où l’accident s’est-il produit ?… Votre famille est-elle prévenue ?… De quel quartier êtes-vous ? reprend la voix douce.

Lorsque Nicolas revint à lui, la tente était plongée dans les pénombres. Le fanal, accroché au piquet de support, dispensait une lueur bleue aux longues rangées de lits, surmontés d’écriteaux et gonflés de corps immobiles. Une voix râpeuse disait tout bas

— Oui… Il m’a demandé mon nom… Et il m’a serré la main… Le tsar m’a serré la main… Tu entends, Vasska ?

Nicolas ferma les yeux et roula dans un sommeil sans rêves.

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