Grace fonçait sur la route aussi vite que ses pensées défilaient dans sa tête. Pourquoi son père avait-il appelé si souvent en deux mois l’inspecteur chargé de l’enquête sur sa disparition, alors qu’il avait déclaré ne plus vouloir entendre parler de cette histoire ?
Son aigreur d’estomac s’épanchait au fur et à mesure que Grace considérait les deux hypothèses pouvant expliquer ces coups de fil. Soit son père était bien plus concerné par l’enlèvement de sa fille qu’il ne le laissait croire et faisait pression sur Dyce pour relancer une enquête au point mort. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir dit ouvertement au lieu de fuir sans laisser d’adresse ? Soit Darren Campbell et Scott Dyce étaient liés à l’horreur dont Grace avait été victime. C’était le pire scénario qu’elle puisse envisager et malheureusement celui qui lui semblait de plus en plus probable. De là à ce que l’un des deux traîtres se soit repenti et lui ait déposé la lettre anonyme, ce n’était pas impossible non plus. Mais s’il espérait son indulgence, il allait brutalement déchanter.
Grace braqua et gara son SUV sur l’une des places réservées du poste de police de Govan dédié aux investigations criminelles et au contre-terrorisme. À défaut de savoir comment localiser son père, elle avait peut-être une chance de retrouver la trace de Scott Dyce.
À Glasgow, les nuages n’avaient pas encore libéré la neige qui enflait pourtant dans le ciel gris gorgé de brouillard. Apparemment indifférents au froid, quatre officiers armés de fusils d’assaut et protégés par leurs gilets pare-balles saluèrent Grace quand elle franchit le sas d’entrée du bâtiment : un portique bleu et des baies vitrées aux allures d’école élémentaire, mal assortis aux austères murs de prison qui structuraient le reste de l’édifice.
N’ayant aucune envie d’expliquer à un éventuel collègue ce qu’elle faisait là un dimanche, Grace traversa l’open space quasi vide d’un pas rapide et s’enferma dans le bureau individuel qu’elle avait récupéré depuis sa réhabilitation ; puis elle lança le logiciel d’identification des membres de la police écossaise. Si elle ne pouvait retrouver son père, ne demeurait plus que la piste de l’ancien inspecteur pour espérer faire avancer son enquête.
Ce n’était évidemment pas la première fois qu’elle envisageait de faire une recherche sur Scott Dyce. Mais elle avait toujours reculé au dernier moment, empêchée par des nausées si violentes qu’elle était incapable de pousser plus loin l’investigation. Derrière cette manifestation physique de l’angoisse se cachait évidemment sa peur de ne pas supporter la vérité sur son passé. C’était cette même crainte qui l’avait conduite à repousser la confrontation avec sa mère durant toutes ces années.
Sur l’écran, un curseur clignotait, attendant qu’elle entre sa requête. Les mains autour d’une tasse de thé brûlant, Grace ferma les yeux, se préparant à s’aventurer dans les ténèbres de son passé. Elle laissa la chaleur de la céramique contaminer ses poignets, monter le long de ses avant-bras, envelopper ses épaules et se répandre dans sa poitrine, tandis que Naïs lui chuchotait à l’oreille d’avoir confiance.
Troublée par cette sensation qui s’était invitée en elle sans crier gare, Grace rouvrit lentement mais résolument les yeux. Puis, comme si elle entrait les lettres d’un code nucléaire, elle tapa le nom de l’enquêteur et lança la recherche.
La puissance de calcul des processeurs actuels ne lui laissa pas le temps de reprendre son souffle. En moins de deux secondes, une correspondance s’afficha. Le fichier avait immédiatement retrouvé l’inspecteur Scott Dyce, à un détail près : un r minuscule était accolé à son patronyme. Ce qui signifiait que l’homme avait été radié de la police.
Grace fut parcourue d’un frisson en découvrant que la radiation datait du 22 mars 1999, soit trois mois après que l’enquête sur sa disparition avait été classée. Ça ne pouvait pas être un hasard. Les deux événements étaient trop rapprochés pour qu’il n’y ait aucun lien entre eux. Qu’est-ce que l’inspecteur Scott Dyce avait bien pu faire pour mériter une sanction si radicale ? Le dossier qu’elle avait sous les yeux ne le mentionnait pas, Grace dut fournir un code de sécurité personnel afin d’accéder à plus d’informations.
Cette fois, l’ordinateur moulina plus longtemps et lorsque, enfin, il afficha les données, Grace manqua se sentir mal.
Scott Dyce avait été radié pour avoir commis deux viols sur mineurs, perpétrés dans la région du Lanarkshire, dont l’un avec tentative de meurtre, et pour détention de matériel pédopornographique. En avril 1999, il avait été condamné à dix ans de prison, au cours desquels il acceptait de subir un traitement de castration chimique. La suite du document stipulait que sa peine avait finalement été prolongée de deux ans parce qu’il avait agressé sexuellement son codétenu. Un mois après sa mise à l’isolement, il avait fait une tentative de suicide et avait ensuite été interné dans un hôpital psychiatrique sous haute surveillance. Il en était sorti cinq ans plus tard pour être transféré dans un centre de longue convalescence au cœur des terres forestières de Cairngorms, où il devait toujours demeurer puisque aucune date de décès n’était indiquée.
Grace recula son fauteuil, bouleversée. Elle écrasa le plat de sa main sur son bureau dans un geste de rage qu’elle ne pouvait plus contenir. La vérité qui se dessinait au fur et à mesure de ses avancées était encore pire que ce qu’elle avait imaginé : le policier chargé de la retrouver, de la sauver, était lui-même un pédocriminel. Et le plus écœurant de ces révélations : son père correspondait secrètement avec lui. Restait à savoir si Darren Campbell était ou non au courant des actes épouvantables de l’inspecteur.
Ce qui était certain, c’est que les deux hommes entretenaient une relation particulière. Leurs conversations téléphoniques avaient duré chaque fois au moins un quart d’heure, ce qui laissait entendre qu’ils avaient beaucoup de choses à se dire. Et si son père avait vraiment voulu faire avancer l’enquête sur son enlèvement, il n’aurait pas harcelé un policier incompétent et incapable, il aurait payé les services d’un détective privé, et ce contact apparaîtrait dans la liste de ses appels.
Les mains devant les yeux comme si elle ne voulait pas voir la vérité, Grace tentait de retrouver son calme. Au prix d’un intense effort de concentration sur sa respiration, elle parvint à apaiser le flot affolé de ses réflexions. Peu à peu, le vacarme de son cerveau se tut et le noir complet tomba devant son regard. Elle se laissa dériver dans cette obscurité anonyme et sans douleur. Jusqu’à ce qu’une pâleur diffuse semble émerger des profondeurs. La forme était peut-être ovale, comme celle d’un visage, le visage livide et glaçant de son père qui l’observait dans le coin le plus sombre de sa chambre.
Grace sortit de son cauchemar, le souffle coupé, la gorge nouée. Elle alla se passer de l’eau sur la figure pour essayer de chasser son angoisse.
En revenant, elle décida de mettre pour l’instant de côté la question de la complicité de son père, pour se concentrer sur Scott Dyce. Ce qu’elle venait d’apprendre sur l’ancien inspecteur éclairait d’une tout autre lumière les déboires de l’enquête sur sa disparition. Grace ne pouvait plus exclure que, si les recherches avaient tant traîné, ce n’était pas parce que Dyce était incompétent, mais parce qu’il protégeait d’autres pédocriminels comme lui. Peut-être même connaissait-il l’identité précise des ravisseurs de Grace et l’endroit où elle était détenue à l’époque. Sa hiérarchie avait forcément envisagé cette hypothèse et interrogé Scott Dyce dans ce sens.
Grace se rapprocha de son ordinateur afin de lire la suite du dossier. L’inspecteur avait effectivement été questionné sur ses liens éventuels avec le ou les responsables de l’enlèvement de la petite Hendrike Campbell. Mais il avait affirmé n’en avoir aucun. Il avait en revanche admis avoir sciemment ralenti l’enquête, par conviction et solidarité pour ses confrères anonymes qu’il qualifiait de « victimes d’une société qui était la réelle coupable de la pédocriminalité en interdisant aux enfants d’assouvir leur désir d’expérience charnelle avec des adultes, adultes condamnés dès lors à enfreindre la loi pour vivre leur amour ». Des perquisitions à son domicile et une longue enquête n’étaient en effet pas parvenues à établir de lien entre ses propres crimes et l’« affaire Campbell ».
Grace se massa les tempes en poussant un lourd soupir, partagée entre l’écœurement et la frustration rageuse.
Scott Dyce en savait forcément plus qu’il ne l’avait dit. C’est ce qu’elle avait envie de croire. Elle chercha sur Internet où se trouvait la maison de repos de Cairngorms. D’après le simulateur de voyage, en prenant la route maintenant, elle atteindrait le nord du pays et ses épaisses forêts en fin d’après-midi.
Elle effaça l’historique de ses recherches et ferma son bureau à clé, en se demandant comment l’inspecteur et pédocriminel Scott Dyce, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-deux ans, allait réagir en voyant la lueur de colère et de vengeance dans les yeux de la petite Hendrike.