Secouée par cette dernière révélation, Grace avait désormais acquis la conviction qu’elle devait creuser cette piste de la légende noire de Hamelin. Le faisceau d’indices en faveur de l’authenticité de l’événement était suffisamment étoffé pour qu’elle puisse envisager une réalité historique sur laquelle appuyer son enquête personnelle. Afin de recueillir des informations plus précises, elle décida de se rendre au musée de la ville, dont l’adresse figurait au bas de chaque panneau touristique
Il était précisément 20 h 12 et le musée fermait ses portes ce soir-là à 20 h 30. En se géolocalisant sur son téléphone, elle constata qu’elle ne se trouvait qu’à une minute à pied de l’établissement. Grace sortit en trombe de l’église, manquant de renverser un couple qui entrait. Le même qu’elle avait croisé dans les rues de la ville une demi-heure plus tôt. Ils se dévisagèrent un bref instant et elle poursuivit sa course pour gagner Osterstrasse, une avenue piétonne. Du coin de l’œil, elle notait l’accumulation d’enseignes dorées des cafés et restaurants traditionnels devant lesquels, lors des beaux jours, s’étalaient sans doute de vastes terrasses égayées de touristes. Mais en cette période hivernale, la rue était presque vide, et seules quelques rares silhouettes évoluaient sous les lueurs discrètes de petits lampadaires qui avaient ici remplacé les lanternes accrochées aux murs des maisons. La figure et les yeux mouchetés par la bruine, Grace aperçut enfin la façade du musée, bien éclairée par des spots. Elle poussa la porte abritée sous une arche de pierre sculptée, et tomba nez à nez avec le joueur de flûte drapé de son habit de couleurs. Sous le choc, elle recula brutalement.
Derrière un comptoir, une jeune femme aux cheveux violets la regarda, interloquée.
Grace se ressaisit et tenta de jouer la carte de l’ironie.
— Ah ce n’est pas le vrai, un instant, j’ai cru que… enfin bon.
L’hôtesse d’accueil la dévisagea, l’œil vide, avant de lui répondre en anglais :
— Je crains que vous n’ayez pas le temps de faire le tour du musée. Nous fermons dans moins de quinze minutes.
— Je ne suis pas là pour faire du tourisme, mais dans le cadre d’une enquête de police, reprit Grace plus sérieusement en présentant son badge. J’aimerais voir celui ou celle qui dirige cet établissement, s’il vous plaît.
La réceptionniste à la chevelure colorée semblait indécise. Elle donnait l’impression de ne pas trouver l’embranchement intellectuel qu’elle devait suivre dans le cadre de la procédure.
— Maintenant, si possible, insista Grace avec un sourire.
— Euh, oui… J’appelle M. Brawekod.
Moins d’une minute plus tard, un homme d’une petite quarantaine d’années, aux cheveux blonds coupés court, s’approchait de Grace en lui tendant la main. L’inspectrice trouva fort élégants son pull bleu marine bien ajusté et ses fines lunettes dorées.
— Nate Brawekod. Que puis-je pour vous ? demanda-t-il dans un anglais parfait.
— Grace Campbell de la police nationale d’Écosse. Vous pouvez peut-être m’aider à avancer dans une affaire un peu particulière. Cela ne concerne pas votre musée, s’empressa-t-elle de préciser devant la mine soudain inquiète du directeur. Puis-je m’entretenir avec vous en privé, s’il vous plaît ?
— Bien sûr, venez dans mon bureau. Merci, Gersh, dit-il à la réceptionniste, qui continuait à fixer l’enquêtrice avec un mélange de fascination et de crainte.
Ils traversèrent une première salle, dans laquelle une abondante série de représentations picturales mettait en scène la légende du joueur de flûte. Chaque artiste avait injecté une dimension menaçante dans ce qui semblait pourtant s’apparenter à un défilé festif. Les enfants étaient confiants, tout aux réjouissances, le musicien lui-même paraissait enjoué, pleinement concentré sur son instrument. Mais en s’attardant plus avant, on décelait le mauvais regard en biais du flûtiste s’assurant que ses victimes restaient bien dans son sillage, ou encore le visage paralysé de peur d’un des bambins, conscient du sort qui leur était réservé et de son incapacité à arrêter le drame.
Un peu plus loin, l’attention de Grace fut attirée par des présentoirs blancs sur lesquels reposaient des cloches de verre baignées de lumière. À l’intérieur se trouvaient différents objets qui piquèrent sa curiosité. Sous la première, on voyait une antique carte de l’Europe ; sous la deuxième, une paire de bottines rouges ; et, sous la troisième, un tas de gravier.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle en désignant la petite collection éclectique.
— C’est notre exposition permanente sur la légende du Pied Piper, autrement dit le joueur de flûte. Mon bureau est par là. Si vous voulez bien…
— Ce qui m’intéresse est ici, répondit Grace en se rapprochant des vitrines. Je suis à la recherche de toutes les informations qui pourraient attester l’éventuelle dimension historique de ce sombre récit.
— Ah… vous n’êtes pas la seule.
Le directeur allait développer, mais se ravisa.
— Puis-je vous demander quel lien il y a avec… ?
— Mon enquête ?
— Oui, afin que je puisse être plus précis dans mes explications.
— C’est confidentiel. J’ai surtout besoin de savoir jusqu’à quel point cette partie de l’histoire de Hamelin est vraie ou non.
L’homme remonta ses lunettes sur son nez.
— Humm… C’est bien là toute la question. Même après deux ans passés ici à étudier le sujet, je n’ai toujours pas acquis de conviction. Les principales sources sont le registre de la ville de 1384, conservé au musée, qui évoque la disparition des enfants, le manuscrit de Lüneburg, datant de 1440-1450, que vous voyez là et qui apporte d’autres détails, et enfin l’aquarelle d’Augustin von Mörsberg de 1592, dont vous trouvez ici une copie. J’ajoute à ces traces historiques cette dalle provenant de l’ancienne porte fortifiée de Hamelin, généralement moins connue des touristes, qui montre combien cet événement s’avérait être une véritable obsession pour tous les habitants au fil des siècles.
Il s’accroupit devant un bloc de pierre beige d’au moins un mètre de haut placé sur un présentoir, et suivit du doigt l’inscription qui y était gravée en lettres gothiques.
— « En l’an 1556, deux cent soixante-douze ans après que le magicien eut conduit cent trente enfants hors de la ville, ce portail a été érigé », traduisit-il.
Presque trois siècles après, les habitants continuaient à commémorer le drame, pensa Grace. Comment ne pas y voir la manifestation d’un traumatisme collectif ?
— Et quelle est la signification des objets dans les vitrines ?
— C’est une mise en scène un peu ludique de toutes les hypothèses des historiens qui tentent d’expliquer ce qu’il a réellement pu arriver à ces enfants le 26 juin 1284.
Le directeur s’approcha de la première cloche.
— Cette carte illustre la théorie de l’émigration. À cette époque, la région baltique de l’Europe de l’Est était fort peu peuplée et les grands propriétaires de ces territoires avaient besoin de main-d’œuvre. Ils envoyaient donc régulièrement des messagers à travers les villes surpeuplées d’Allemagne pour recruter du sang neuf. Or, les familles les plus démunies ne s’opposaient pas à vendre certains de leurs enfants pour avoir moins de bouches « inutiles » à nourrir. C’est ce qui a pu se passer à Hamelin et plus d’une fois d’ailleurs. Et l’on peut imaginer que les recruteurs ambulants, pour attirer l’attention, s’habillaient de façon voyante et jouaient d’un instrument.
— On a des preuves pour étayer cette thèse ? demanda Grace.
— Oui et non. Certes, on a constaté que l’on retrouvait des noms de famille similaires à ceux de Hamelin dans ces régions éloignées de la Baltique. Mais ces patronymes sont en réalité très communs dans tous les pays de l’Est. Cette explication a priori convaincante est donc sans doute erronée.
— D’autant qu’on peut se demander pourquoi les habitants de Hamelin auraient fait de cet événement une tragédie puisque, d’une part, ce genre de pratique avait l’air courant d’après ce que vous me dites et que, en outre, les habitants étaient consentants.
— C’est juste.
— Et les chaussures rouges ?
— Ce ne sont pas des chaussures d’époque, mais ces bottines illustrent une hypothèse un peu farfelue. Avez-vous déjà entendu parler de la danse de Saint-Guy ?
— Non…
— Il s’agit d’une maladie qui se manifeste chez les enfants entre cinq et quinze ans après une contamination par un certain type de streptocoque. Celui-ci atteint le système nerveux et provoque des mouvements involontaires. Notamment des contractions des muscles du tronc, des torsions des bras et des jambes, qui donnent l’impression d’exécuter en permanence une danse saccadée et désarticulée. Or, au Moyen Âge, on pensait que les airs de flûte pouvaient apaiser ces spasmes incontrôlés…
Grace hocha la tête, réfléchissant.
— Donc les enfants de Hamelin auraient été contaminés en même temps par cette danse de Saint-Guy et un joueur de flûte les aurait emmenés on ne sait où en essayant de les calmer…
Le directeur haussa les épaules.
— Vous allez me rétorquer que cent trente petits frappés par une même maladie dans le même village, cela semble quelque peu exagéré.
— Je ne suis pas historienne de la question et peut-être était-ce à l’époque une pathologie courante, je n’en sais rien. En revanche, de ce que j’ai pu lire jusqu’ici de la légende et des textes historiques y faisant référence, je n’ai rien vu sur la maladie des enfants ou le rôle de soigneur du joueur de flûte. Les écrits de l’époque semblent au contraire poser une énigme : les enfants sont partis mais personne n’a jamais su où ni pourquoi. Le ton, laconique, fatal, n’explique rien, il questionne l’impensable.
— Effectivement. Reste l’hypothèse d’une épidémie de peste qui aurait décimé les plus jeunes, le musicien symbolisant alors la mort emportant les âmes des petits.
Grace était dubitative.
— Si la peste était arrivée à Hamelin, les enfants n’auraient pas été les seuls touchés. On aurait parlé d’une hécatombe dans toute la ville, il me semble ?
— Oui…
— L’idée qui semble revenir à la fois dans les écrits historiques et dans la légende, c’est le départ des enfants. Si je me souviens bien, le manuscrit de Lüneburg est encore plus précis, assena Grace en revenant sur ses pas. Je crois avoir aperçu le témoignage du moine sur l’un de vos panneaux explicatifs.
Grace ne mit pas longtemps à retrouver ce qu’elle cherchait.
— Ah voilà, c’est ici : « Cent trente enfants nés à Hamelin furent séduits et perdus au lieu du calvaire près de Koppen. » Où est-ce, Koppen ?
— On pense qu’il s’agit d’une colline près de Coppenbrügge, à quelques kilomètres d’ici. Là-bas, il y a des parois rocheuses couvertes par la forêt, et au bout d’un long chemin grimpant au sommet se trouve une dépression en forme de crâne appelée locum calvaria depuis l’Antiquité. Cette expression latine, qui fait donc référence à ce « lieu du calvaire », signifie « la place du crâne ».
— Les enfants auraient donc été conduits et perdus à cet endroit ?
En y réfléchissant, Grace prit conscience qu’un élément de l’histoire la perturbait depuis le départ.
— Monsieur Brawekod, quelque chose m’échappe dans tout cela. Comment peut-on savoir où ils sont partis si personne ne les a vus et qu’aucune victime n’est revenue ?
— Il y a une explication toute simple. Peut-être ne vous a-t-on pas raconté la légende in extenso, mais dans la plupart des versions, deux enfants ne seraient pas allés au bout du chemin et seraient retournés auprès de leurs parents. Et il y a une bonne raison à cela, l’un était sourd et aurait suivi les autres sur une partie du sentier sans toutefois succomber à la mélodie envoûtante de la flûte jusque dans la grotte. L’autre était estropié et n’a pas réussi à grimper jusqu’au sommet de la fameuse colline. Leur handicap les a sauvés et a fait d’eux les témoins du drame.
Grace jeta un coup d’œil vers l’aquarelle d’Augustin von Mörsberg accrochée un peu plus loin, et comprit ce que l’auteur avait voulu signifier en dessinant cet enfant à l’arrière du groupe, tombé sur le dos, et tendant le bras vers ceux qui continuaient inexorablement leur ascension de la colline. Mais à présent qu’elle avait résolu cette question, un autre détail de l’histoire l’intriguait.
— Je vais sans doute vous paraître tatillonne, mais pourquoi cent trente petits habitants de la ville ont suivi, en toute confiance, un homme qu’ils n’avaient vu qu’une seule fois ? Et de surcroît si loin de chez eux ? On parle d’une musique ensorcelante, mais je n’y crois pas.
Grace surprit une brève lueur d’inquiétude dans le regard du directeur avant qu’il ne reprenne un air un peu blasé.
— Vous savez, les enfants étaient beaucoup plus indépendants à l’époque. Et les distractions probablement rares. Un saltimbanque qui vous faisait la promesse d’une danse joyeuse entre copains était une aubaine pour oublier un moment la dureté de l’existence.
La jeune femme n’était pas tout à fait convaincue par cette explication, mais elle n’avait pas de contre-argument à opposer. Elle mit de côté ce détail et considéra que le reste du récit était désormais assez cohérent. Mais elle n’était pas là pour faire une thèse sur le joueur de flûte. Et il lui manquait l’essentiel : trouver un élément concret qui lui permette de relier son histoire personnelle à la légende. C’est sur cette base si fragile que reposait son dernier espoir de remonter la piste vers son tortionnaire.
— Que trouve-t-on dans ce « lieu du calvaire » ?
Brawekod laissa échapper un petit sourire sardonique.
— La Teufelsküche, la cuisine du diable. Un creux dans le sol, où s’entremêlent des écroulements de roches vermoulues. On raconte que le diable faisait cuire ses victimes dans cette grande marmite de pierre.
Instinctivement, Grace lança un regard vers la troisième vitrine qui abritait un tas de gravier.
— C’est l’une des dernières hypothèses et la plus probable, enchaîna le directeur. Le joueur de flûte aurait attiré les enfants là-haut pour faire une belle frayeur aux parents, mais avec certainement l’intention de leur rendre leur progéniture après leur avoir donné une bonne leçon. La blague aurait malheureusement mal tourné lorsqu’un tremblement de terre aurait provoqué un éboulement accidentel. Cette thèse est d’autant plus crédible que cette partie de la colline de Coppenbrügge se situe sur une faille tellurique.
Grace remarqua alors que des jambes et des bras de Playmobil dépassaient du monticule miniature.
— J’ai toujours eu un doute à propos de cette mise en scène, déclara Brawekod, dubitatif. Je me demande si la présence de jouets figurant les petites victimes décédées n’est pas plus violente qu’on ne le pense pour un enfant…
Grace lui confirma sa crainte dans un acquiescement silencieux, tout en faisant le triste bilan de son entretien. Rien de ce qu’elle avait appris ne permettait de rattacher le récit du joueur de flûte à sa propre enquête. Avant d’enterrer définitivement ses espoirs, il lui restait néanmoins une question fondamentale à poser.
— Des fouilles ont-elles été entreprises sur ce « lieu du calvaire », pour y dénicher des ossements, par exemple ?
— Oui, bien sûr, en 2016.
Grace ne s’attendait pas à cette réponse. Rien dans l’exposition n’y faisait allusion.
— Et qu’ont découvert les archéologues ? s’enquit-elle fébrilement.
— Des preuves d’un éboulis et des restes… de chèvres. Il y en a encore quelques-unes qui bondissent de rocher en rocher là-haut. Mis à part cela, rien. Sinon, croyez bien qu’on se serait empressé de le faire savoir. Vous imaginez le bénéfice touristique pour le musée ?
La jeune inspectrice laissa échapper un profond soupir, sans pour autant se départir de son professionnalisme.
— Vous avez le compte rendu de ces recherches, que je puisse y jeter un coup d’œil ?
— Je dois avoir la synthèse quelque part dans mon bureau. Un instant, je reviens.
Cinq minutes plus tard, le directeur tendit à Grace un dossier relié qui ne devait pas comporter plus de quatre pages. On y voyait quelques photos des lieux explorés et notamment la fameuse « cuisine du diable ». Le texte expliquait doctement que les blocs de pierre entassés avaient une composition minérale similaire à celle du rocher et que les fractures étaient typiques d’un effondrement qui avait dû être la conséquence d’un séisme. Le rapport se concluait sur l’absence d’ossements humains et n’apportait aucune autre information qui puisse évoquer le propre calvaire de Grace.
Minée par la déception, elle referma le dossier et le rendit à Brawekod.
— Merci pour votre temps, monsieur.
— Cela vous a-t-il aidée ?
— Je sais maintenant que je fais fausse route.
— Ah, je suis désolé. Mais cette histoire est si… brumeuse. Bonne chance.
Découragée, Grace salua une dernière fois le directeur et tourna les talons. Elle était allée au bout de son idée. Son enquête était dans une impasse.