Paralysée par cette vision cauchemardesque, Grace recula maladroitement et entendit un remue-ménage brutal dans la maison. Reprenant le contrôle d’elle-même, elle courut se remettre à l’abri des arbres et fit volte-face une fois à couvert, son arme braquée en direction de la chaumière. La porte demeura close pendant un temps interminable que Grace évalua au nombre de palpitations qui cognaient dans sa poitrine. Et soudain, une forme déboula dehors. La jeune femme ne discerna que les contours vagues d’une silhouette humanoïde.
Une légère brise s’était levée, faisant bruisser les branches, mais son oreille fine perçut le crissement de la neige sous des pas lourds et lents. En se fiant uniquement à son ouïe, elle tenta de suivre la progression de la créature. Cette dernière se dirigea d’abord vers la fenêtre près de laquelle Grace était cachée un peu plus tôt, puis remonta la piste qui s’en éloignait. Avec une minutie tétanisée, Grace contourna l’arbre derrière lequel elle se trouvait, pour essayer de garder la chose dans son viseur. Les pas se rapprochaient par saccades. Puis… plus rien. Seulement le faible souffle du vent et le chuintement des volutes de neige glissant sur le sol.
Cette fois, Grace ne put contenir sa peur de l’obscurité. Elle était de nouveau une proie, terrifiée, comme lorsqu’elle avait été attaquée par un ours polaire au Groenland. La différence était qu’à cet instant elle ne voyait pas son adversaire.
Et, brusquement, un bruit de chute dans son dos, un coup entre les omoplates si violent qu’elle bascula à plat ventre. La seconde d’après, un canon se plaquait contre son crâne.
— Je ne suis pas venue en ennemie ! cria-t-elle. J’ai vu votre maison sur des photos prises par une femme qui a tenté de me tuer… Je ne sais même pas ce que… qui vous êtes… ni ce que je suis censée trouver ici…
La tête contre la neige, une lumière braquée sur elle, elle sentit qu’une main lui prenait son pistolet.
— Qui êtes-vous ? demanda une voix masculine.
— Je m’appelle Grace Campbell…
— Levez-vous.
Le canon de l’arme se retira et Grace put se redresser.
— Retournez-vous.
Elle s’exécuta, un bras levé à hauteur des yeux pour ne pas être éblouie.
— Qui êtes-vous exactement ? insista la voix.
Grace hésita. Elle ne savait absolument pas à qui elle avait affaire. Mais elle se dit que, s’il avait dû la tuer, il aurait mille fois eu le temps de le faire. Elle paria sur l’honnêteté.
— Je suis inspectrice de police, je viens d’Écosse, j’enquête sur un réseau pédocriminel… J’ai mon badge, là, dans ma poche. Je vais vous le montrer.
Tout doucement, elle fouilla dans sa parka et en sortit sa carte officielle.
Quelques secondes plus tard, le faisceau qui l’éblouissait s’abaissa, et elle put distinguer la silhouette d’un homme qui la tenait en joue avec un fusil. Ses traits demeuraient néanmoins plongés dans la pénombre.
Grace alluma sa lampe torche, qu’elle orienta face à elle.
— Baissez ça immédiatement ! ordonna-t-il.
Mais Grace avait aperçu fugacement son visage. Elle n’en croyait pas ses yeux.
Évidemment, il avait bien vieilli, mais c’était lui, aucun doute là-dessus. Cette douceur dans son regard… Ce regard à jamais gravé dans sa mémoire.
— Lukas ?
Il ne répondit pas tout de suite.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
Il était donc vivant. Une joie explosa dans le cœur de Grace avec l’émerveillement d’un enfant perdu qui retrouve ses parents. Bouleversée, elle ne parvint à parler qu’en balbutiant.
— Lukas, c’est moi, Hendrike… la petite fille que tu as sauvée il y a plus de vingt ans, en Écosse…
Le visage de l’homme s’ouvrit comme s’il était témoin d’une apparition divine. Il observa Grace avec un étonnement mêlé d’incrédulité.
— Tu… Tu as survécu…, souffla-t-il.
— Grâce à toi.
Le vent redoubla, secouant les branches, léchant la neige pour la transformer en volutes glaciales.
— Comment m’as-tu retrouvé ?
— C’est un peu long à expliquer, et j’ai moi-même beaucoup de questions à te poser, répondit Grace, émue.
Et encore plus à présent, pensa-t-elle lorsque l’étrange tenue dans laquelle elle l’avait surpris lui revint à l’esprit. Elle s’efforça donc de rester sur ses gardes malgré l’enthousiasme des retrouvailles. Rien ne lui assurait que l’individu qui lui faisait face avait la même bonté que le petit garçon qu’elle avait connu vingt ans plus tôt.
— Veux-tu entrer ? demanda-t-il d’une voix un peu timide.
— Volontiers.
Il pivota et prit la direction de sa demeure.
Sur le chemin, Grace put voir que tous les arbres autour de la maison étaient reliés entre eux par une série de passerelles en bois. Lukas avait probablement dû les emprunter pour la surprendre. Arrivé devant la chaumière, il se retourna et rendit son arme à Grace. Puis il tira sur un morceau de bois cylindrique enfoncé dans la porte, on entendit quelque chose basculer derrière et il poussa le battant.
Surprise, Grace se remémora soudain la célèbre formule du conte du Petit Chaperon rouge : « Tire la chevillette, la bobinette cherra. » C’est précisément ce qu’elle venait de voir. Que se passait-il ici, exactement ?
Un début de réponse lui vint à l’esprit en découvrant l’intérieur de la maison. Du bois de toute part, mais du bois courbe, noueux et irrégulier, qui donnait l’impression que les murs, la table et les deux chaises avaient poussé directement là, sous cette forme, plus qu’ils n’avaient été sculptés. Seule exception, la cheminée en pierre, dans laquelle crépitait un feu chaleureux, qui projetait une lueur orangée dans la douillette pièce basse de plafond. À côté de l’âtre reposait une vieille marmite en fonte.
Lukas laissa son fusil dans l’entrée et invita Grace à rejoindre un fauteuil recouvert d’un plaid. Elle s’y installa, remarquant une porte qui devait conduire à la chambre dans laquelle elle avait surpris cet homme déguisé en loup.
— Alors, tu vis seul ici ? demanda-t-elle pour s’assurer que c’était bien lui qu’elle avait vu dans le lit.
— Oui, répondit-il avant de s’asseoir face à elle et de la dévisager longuement en silence.
Grace le laissa faire, bien consciente du choc que devait produire son apparition.
— Je te reconnais maintenant, murmura-t-il. Tu es la même, sauf que tu n’as plus la peur dans ton regard.
— Cela fait des années que je te cherche, Lukas… pour te remercier.
Il ne dit rien, la tête baissée, les épaules voûtées. Elle se rendit compte combien ses cheveux étaient gris et ses yeux creusés. À quel point son visage anguleux témoignait d’une souffrance interminable qui lui donnait trente ans de plus que son âge.
— J’ai eu tellement peur de t’avoir envoyée à la mort, en te faisant monter dans cette voiture…
Lukas fixait le sol en refaisant le geste de celui qui tient le capot d’un coffre, scrute à l’intérieur et le referme avec délicatesse.
Grace eut un vertige en le voyant réinterpréter la scène vingt ans plus tard.
— Après que tu m’as sauvé la vie, j’ai décidé d’être inspectrice pour éviter que des enfants soient de nouveau victimes de cette horreur… et peut-être un jour retrouver les coupables qui nous ont fait subir… ça. À toi, moi et certainement bien d’autres.
Il hocha la tête.
— C’est toi qui as déposé un message devant ma porte ? demanda Grace, quasi certaine d’avoir enfin trouvé le mystérieux expéditeur.
Lukas afficha un air surpris.
— Non, ce n’est pas moi. Je ne savais même pas que tu étais encore en vie.
— Tu n’as pas une idée de qui aurait pu me faire parvenir une lettre disant que je n’étais pas seule à chercher la vérité ?
— Non… Maintenant, il faut que tu partes, annonça-t-il abruptement.
— Quoi ? Attends, j’ai besoin de te parler…
Il fronça les sourcils, une expression douloureuse sur le visage.
— Si je suis venu ici, c’est justement pour ne plus jamais entendre parler de tout cela, déclara-t-il en se levant. Je vais t’accompagner jusqu’à une route, je connais un chemin rapide. Après, tu oublieras tout ce que tu as vu ici, pour toujours.
Il était de plus en plus nerveux. Quelque chose d’imprévisible émanait de lui. Mais Grace ne pouvait pas s’en aller comme ça. Elle avait tant de questions à lui poser sur Klaus Brauner, sur le joueur de flûte et ses complices, et à propos de l’impensable vérité que Scott Dyce avait évoquée avant de mourir.
— D’accord, Lukas, ne me parle pas du passé. Mais dis-moi comment je peux t’aider…
— En disparaissant.
Grace comprit qu’il n’y avait plus que la provocation pour tenter de sauver la situation.
— Tu es surveillé, Lukas ! Par des gens qui tuent ceux qui les gênent ! Tôt ou tard, ils te tomberont dessus.
— Tu ne m’apprends rien. Je sais qu’ils m’observent. Mais tant que je reste ici et que je me tais, ils ne me feront rien. Ils n’ont pas envie de s’encombrer inutilement d’un cadavre de plus.
— Qui ça, ils ?
— Va-t’en, Hendrike. Va-t’en avant de tout gâcher !
Il la poussa autoritairement, mais sans méchanceté, vers la porte.
Elle se dégagea d’un mouvement de bras, consciente qu’elle n’était pas allée suffisamment loin.
— Tu as besoin d’aide ! Tu es malade ! assena-t-elle alors.
— Je vais très bien !
— Lukas, tu vis dans cette chaumière tout droit sortie d’un conte de fées, tu te grimes pour rejouer une scène du Petit Chaperon rouge. Je sais que tu es encore sensé, je vois bien que tu luttes de toutes tes forces contre la folie. Mais comment un tel décor peut-il t’aider ? Ces légendes sont pour la plupart atroces ! Tu aimes donc te faire du mal, comme on t’en a fait pendant toute ton enfance ? C’est bien cela ? Tu reproduis le schéma qui t’a détruit ! Tu leur donnes raison ! Tu te complais à rester leur esclave ! Et tu trouves que tu vas très bien ?
Lukas crucifia Grace du regard, la nuque raide, le buste tremblant.
— Ne dis pas ça ! Ce n’est pas vrai ! s’emporta-t-il.
— Tu es lâche et tu fais honneur aux ordures qui ont brisé nos vies, en t’enfermant dans cette atmosphère sordide !
— Tu ne sais pas de quoi tu parles !
— Tu es fou !
Grace prit peur au moment où Lukas lui saisit le bras, mais elle sentit qu’il ne cherchait pas à lui faire mal. Elle se laissa entraîner vers la porte qui devait conduire à la chambre. À l’intérieur, elle vit aussitôt le masque de loup posé sur le lit à côté de la chemise et du bonnet de nuit. Cette fois, sa vision n’était donc pas le fruit de son imagination. Lukas la lâcha et s’empara du costume.
— Le Petit Chaperon rouge, commença-t-il d’une voix fiévreuse. Violée par le méchant loup qui l’invite à se coucher nue à côté de lui avant de la dévorer. Un chasseur, sur la piste du loup, tue l’animal et sauve ainsi la petite fille et sa grand-mère.
Il rejeta les accessoires sur le lit et ouvrit brutalement une armoire. Il en tira une peau de bête grise qui se terminait par une tête d’âne, qu’il brandit sous les yeux effarés de Grace.
— Peau d’âne, pour échapper à son père incestueux qui veut se marier avec elle, s’enfuit, trouve l’amour auprès d’un prince et son père lui demande pardon.
La tunique grotesque rejoignit masque, chemise et bonnet sur sa couche. Il se saisit alors d’une bourse, dont il vida le contenu par terre. Une multitude de petits cailloux blancs se déversèrent dans une pluie minérale. Par-dessus, Lukas jeta une haute paire de bottes en cuir.
— Le Petit Poucet, victime d’un ogre qui aime la chair fraîche des jeunes enfants, échappe à son bourreau et réussit à retrouver le chemin de sa maison grâce à ses cailloux et ses bottes de sept lieues. Il vit ensuite heureux auprès de ses frères et ses parents !
Lukas prononça ces derniers mots la voix cassée par l’émotion. Puis, se reprenant, il fixa de nouveau Grace, qui n’osait dire mot.
— Oui, les contes sont terrifiants parce qu’ils dépeignent les sévices et les horreurs que les adultes font subir aux enfants sans défense ! Trop faibles pour se battre, trop innocents pour même vouloir meurtrir leur bourreau ! Mais dans les contes, les situations ont beau paraître parfois désespérées, le miracle qui sauve les petites victimes est possible. Dans les contes, le Bien peut triompher du Mal absolu, la lumière chasser les ténèbres à jamais. Et ce qu’il y a de plus beau encore, malgré les blessures, la vie normale reprend son cours ! Tu comprends ça ? Tu comprends pourquoi je vis dans ce monde déconnecté du vôtre ? Parce que les contes m’offrent un espoir.
Grace hocha la tête. Oui, bien sûr qu’elle comprenait.
— C’est au prix de cet énorme mensonge que je me raconte à moi-même que je survis, Hendrike ! s’emporta-t-il, les veines du cou palpitantes. En rejouant chaque jour l’épouvante qui fut la mienne et cette résolution magique que je n’ai pas connue, je parviens à entretenir la petite flamme fragile du sens de mon existence. C’est à ce prix du travestissement absurde de mon monde, de cette folie apparente, que je ne meurs pas de désespoir. Alors, ne me dis pas que je perpétue la torture de… de…
Il s’arrêta, les mots bloqués dans sa gorge.
— Chaque seconde, reprit-il, les poings serrés, je me bats contre le souvenir de ce qu’ils m’ont fait. Et tout ça…, ajouta-t-il en désignant sa chaumière et les costumes. Tout ça, c’est la canne de cette résilience que j’attends de tout mon être.
Il tomba à genoux, la tête enfouie dans ses bras sur la couverture..
Grace voyait son dos se soulever à la cadence ardente de sa respiration.
Elle s’assit au bord du lit et, délicatement, posa une main sur son épaule.
— Je ne pensais pas ce que j’ai dit, Lukas. J’ai conscience que l’image que l’on donne aux autres est bien loin de qui on est vraiment à l’intérieur. Comme toi, je me suis éloignée du monde. Oui, j’ai un métier, mais je n’ai ni amis, ni parents. Je vis seule avec mes livres, lui confia-t-elle en triturant nerveusement l’anneau qu’elle avait au pouce. Tu as choisi une autre façon de composer avec… ton passé. Ce qui compte, c’est que cela t’aide…
Ils demeurèrent tous les deux ainsi unis, en silence, à l’abri de cette chaumière perdue dans un autre univers, un autre temps.
— Tu as été plus forte que moi, Hendrike… tu as eu le courage d’affronter la réalité.
— Je crois un peu en la destinée, et si je peux accomplir cette mission de justice, c’est parce qu’un jour un petit garçon a ouvert la porte de ma cellule et m’a cachée dans le coffre d’une voiture… au péril de sa vie. Sans toi, je ne serais rien. La bravoure dont tu as fait preuve à l’époque est encore en toi. C’est simplement que tu n’as eu personne à tes côtés pour te le rappeler.
Lukas se redressa, les yeux rougis, mais le regard bon et doux, brillant d’une lueur de profonde reconnaissance.
— Je regrette d’entendre que tu n’as pas rencontré quelqu’un avec qui faire ta vie…
Le cœur de Grace se serra à l’évocation involontaire de Naïs.
— Ce n’est pas avec cette tête que je vais augmenter mes chances, de toute façon, ironisa-t-elle en pointant l’hématome gonflé et bleui qui déformait sa pommette. Mais, plaisanterie à part, je crois que la vie à deux ne sera pas pour moi tant que je n’aurai pas trouvé la paix. Une paix que j’atteindrai peut-être en menant à bien cette enquête.
Dans la pièce d’à côté, le feu continuait à crépiter dans la torpeur de la nuit. Lukas ne dit rien pendant un long moment. Puis il posa sa main sur celle de Grace.
— Si pour toi le salut est dans la vérité, alors je vais essayer de t’aider. Ne m’en veux pas si, parfois, j’ai du mal à parler… mais j’imagine que tu n’es pas au courant de tous leurs agissements… Dis-moi d’abord ce que tu sais.
Assise au bord du lit, elle lui raconta tout ce qu’elle avait découvert au cours de ses recherches.
Lukas écouta attentivement, puis il tourna la tête vers elle, le visage si triste que Grace eut presque peur de ce qu’il allait lui dire.
— Alors, non, tu ne sais pas, Hendrike. Tu ne sais pas jusqu’où ils ont osé aller.