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L’assassin franchit le seuil de la chaumière de son pas claudicant sans aucune considération pour le canon du fusil que Grace continuait à pointer sur lui.

— Avant que vous ne commettiez un acte stupide, soit par erreur, soit par vengeance, déclara-t-il, sachez que nous avons beaucoup à nous dire, inspectrice. Mais pour faire simple, je suis ici parce que vous avez besoin de moi et, chose plus étonnante, parce que j’ai besoin de vous, Grace Campbell.

La situation était si absurde. L’homme qui avait tout fait pour la tuer quelques mois plus tôt revenait d’entre les morts pour lui proposer un marché. Elle était sidérée, l’esprit encombré par trop de questions.

— Que voulez-vous ? lança-t-elle en réprimant un frisson.

Gabriel s’appuya contre le mur, à côté des débris de la porte d’entrée, et répondit avec le cynisme qui le caractérisait.

— Venir jusqu’ici n’a pas été une mince affaire, dans mon état. Mais non, ne me proposez pas de m’asseoir, ironisa-t-il, j’ai du mal à me relever, avec cette jambe. Je préfère rester debout. En revanche, vous, vous allez mourir frigorifiée. Ce serait bête, alors que je viens tout juste de vous sauver la vie. Couvrez-vous. Je ne vais pas en profiter pour vous agresser… soyez tranquille.

Grace était tout sauf tranquille. Cet homme avait tué Naïs et il avait été un tel sadique avec elle. Elle se rappelait le plaisir qu’il avait pris à lui expliquer comment il allait enfoncer un crochet dans sa narine pour lui percer la cloison nasale et triturer son cerveau afin de le réduire en bouillie. Au souvenir de ces paroles et de cette tige métallique qui se rapprochait de son nez, elle avait effectivement toutes les peines du monde à ne pas presser la détente du fusil. Mais cela aurait été un tel renoncement à son éthique personnelle. Et puis, elle devait se l’avouer, elle était curieuse de savoir ce qu’il lui voulait, et comment cet homme, qui s’était tranché la gorge avant de disparaître dans les eaux groenlandaises, sans doute prisonnier sous la banquise, pouvait être là, en plein cœur de la Forêt-Noire, en train de lui parler.

Sans quitter Gabriel des yeux, elle revêtit sa parka. Elle se tourna vers Lukas, qui grelottait. La porte détruite et le mur éventré laissaient pénétrer un vent pétrifiant.

— Tu devrais te mettre au chaud dans la chambre, lui dit-elle. Ça va aller.

Il ne réagit pas, transi de froid, le regard dans le vide.

— Accompagnez-le, je vous attends, soupira l’assassin. Il a vécu bien des horreurs dans sa vie, mais une fusillade, jamais, il a besoin de s’en remettre. Et puis ce que j’ai à vous raconter ne le concerne pas, de toute façon.

Par souci de Lukas plus que pour obéir à cet être abject, Grace conduisit son ami jusqu’à son lit où elle le mit sous les couvertures. De retour dans le salon, elle aperçut son arme de service dans la neige, par l’ouverture béante du mur. Elle sortit la récupérer, avant de revenir dans la pièce principale. Gabriel n’avait pas bougé, l’observant en silence.

En le visant cette fois avec son pistolet, elle s’assit dans le fauteuil près de la cheminée.

— Quel marché avez-vous à me proposer ?

— Ah, zut, répliqua-t-il, j’étais pourtant sûr que vous alliez me demander comment j’ai survécu. Cela ne vous intéresse pas ?

Au fond, si, mais Grace refusait d’entrer dans sa mise en scène égocentrique. Elle ne répondit pas.

— Il me semble tout de même important que vous sachiez, histoire que nous partions sur de bonnes bases. Si vous veniez à avoir un doute sur mon identité, cela fausserait toute notre discussion. Rassurez-vous, je ne serai pas long. Lorsque j’ai voulu me trancher la gorge, le froid avait tellement engourdi mes muscles que mes mains tenaient à peine le couteau. Mon geste n’a donc pas été assez intense pour entamer mes chairs en profondeur. La blessure a certes été douloureuse, mais superficielle. Demeurait celle que vous m’aviez infligée à l’abdomen dans le bateau et qui celle-là était bien plus vicieuse. Elle m’empêchait de me hisser sur la rive de la banquise. Pour ne pas sombrer, j’ai dû me contenter de saisir un débris du navire qui venait de couler. Évidemment, dans cette eau glaciale et avec mon corps qui se vidait de son sang, je n’avais qu’une très brève espérance de vie… Par chance, l’explosion du bateau a attiré l’attention d’un groupe de chasseurs inuits qui n’ont pas tardé à débarquer et à me retrouver.

Gabriel frotta la cicatrice de son cou avant de sentir ses doigts en grimaçant.

— Je crois que l’odeur ne partira jamais. Ils m’ont appliqué une espèce de graisse de phoque puante. Mais bon, ces braves Inuits m’ont ramené à leur village. Le reste, après mon transfert à l’hôpital de Nuuk, est une succession d’opérations et de soins tous plus douloureux les uns que les autres… Mais me voilà.

Grace ne pensait qu’à une chose en écoutant le récit de Gabriel. Naïs, elle, n’avait pas eu cette chance et elle était bel et bien morte.

— Pourquoi aurais-je besoin de vous ? s’enquit-elle froidement.

— D’une, je viens de vous sauver la vie. Je sais, j’insiste, mais comme je n’ai pas entendu de merci, j’ignore si vous en avez vraiment pris conscience. De deux, vous ne pourrez pas mener à bien votre enquête sans moi.

— Je suis arrivée toute seule jusqu’ici…

Gabriel fronça les narines.

— Oui, enfin presque.

Grace allait lui demander d’être plus précis, quand elle comprit.

— La lettre, c’était vous ?

Il sourit et leva les yeux au ciel, comme s’il cherchait à se rappeler un poème.

— « Tu n’es pas seule à chercher. Tu sais très bien où commence le chemin de la vérité. Evening Times, 14 novembre 1999, photo page 5. »

Grace était sidérée. Comment aurait-elle pu imaginer une seconde que le messager anonyme était son pire ennemi ? Qu’elle croyait mort, de surcroît.

— Mais pourquoi m’avez-vous écrit ?

— Voilà la vraie bonne question, inspectrice Campbell. La réponse est un peu complexe, vous accepterez donc que j’en reporte l’exposé après vous avoir dit pourquoi mon aide vous est indispensable si vous voulez vraiment aller au bout de votre vengeance.

Elle lui adressa un discret signe du menton en guise d’approbation.

— Vous avez mené une belle enquête pour parvenir jusqu’ici. Mais sachez que la suite est d’un… tout autre niveau. Si talentueuse et déterminée que vous soyez, vous ne réussirez jamais seule. Tout comme, je vous le rappelle, vous avez échoué à faire tomber Olympe la dernière fois…

À ce mot, Grace tressaillit. Son enquête sur le meurtre du monastère d’Iona l’avait effectivement amenée à mettre au jour l’existence d’Olympe, une multinationale ayant des ramifications dans les domaines politique, militaire, scientifique.

— Vous travaillez toujours pour eux ?

— Plus que jamais. Même si je n’ai pas réussi à vous supprimer, Olympe n’a jamais été inquiétée après vos investigations. À mon retour du Groenland, bien qu’en piètre état, j’ai donc été promu au sein du groupe. Ce nouveau statut m’a permis de vous faire suivre jusqu’ici, dans… cette charmante maisonnette que les frères Grimm n’auraient pas reniée.

— Ne me dites pas qu’Olympe est liée à cette affaire de réseau pédocriminel ?

— Franchement, inspectrice, comment croyez-vous qu’un scandale tel que le projet Kentler ait pu être étouffé auprès de la justice, de la police et de la presse ? Quelle entreprise serait assez puissante pour protéger tant de salopards en même temps, à des postes si élevés, alors que toutes les preuves sont à portée de main ? Vous vous doutez bien que quelqu’un veille à ce que les coupables n’aient pas de problème, notamment en stoppant les enquêteurs un peu trop curieux.

Révulsée, Grace comprit l’insinuation.

— C’est donc Olympe qui a fait interner Scott Dyce ?

— Pauvre homme…, soupira Gabriel, faussement ému. Il était tellement antipathique que ce fut très facile, paraît-il, de le faire passer pour un horrible personnage. Alors qu’il n’y avait pas plus intègre et dévoué que lui à la cause des enfants.

— Que lui avez-vous fait ?

— À l’époque, je ne travaillais pas encore pour Olympe, mais afin que vous m’accordiez votre confiance, je vais être transparent et vous révéler tout ce que j’ai appris depuis que j’occupe le poste de « nettoyeur », autrement dit responsable de l’un des départements de la sécurité, dont la fonction est l’une des plus reconnues au sein d’Olympe. Le chevalier blanc Scott Dyce a cru qu’il allait à lui tout seul venir à bout du système de corruption qui entretient et protège la pédocriminalité. Au lieu de conclure à un acte isolé d’un pauvre type un peu dégénéré dans l’enquête sur votre kidnapping, il a voulu prouver l’existence d’un réseau organisé qui mettrait en cause des gens très importants. Évidemment, il avait raison et il a commencé par découvrir l’existence de la secte pédophile du joueur de flûte. Il a cru au début qu’il avait atteint son objectif. Jusqu’à ce qu’il établisse des liens entre certains membres des fanatiques de Hamelin et un réseau bien plus important : l’expérience Kentler impliquant des universitaires, des politiques, des journalistes, des fonctionnaires, des stars. Et comme ce grand naïf voulait absolument tous les dénoncer, Olympe a dû intervenir.

— Attendez, quel est l’intérêt d’Olympe d’intervenir dans ce domaine ? Je croyais que vous étiez concentrés sur les hautes technologies ?

— Olympe est bien plus vaste que vous ne le pensez, inspectrice. Tellement plus… Et ses clients viennent de tous les horizons. Y compris de la pédocriminalité. Donc, oui, quand Scott Dyce a commencé à devenir dangereux, on a fait ce que l’on a toujours fait dans ces situations.

Grace sentit à quel point Gabriel parlait avec passion, admiratif de la détestable manipulation qu’il s’apprêtait à décrire.

— D’abord, on fait croire au « justicier », en l’occurrence l’inspecteur Dyce, qu’on le soutient, voyez-vous, Grace, et puis, petit à petit, on le prive de moyens d’agir dans le cadre de son travail, sans le lui révéler ouvertement. Le gentil policier se tue à la tâche pour rédiger des rapports qui ne sont jamais assez complets aux yeux de ses supérieurs, le laissant dans l’incapacité d’agir, et les délais de réponse s’étalent indéfiniment. Au bout de quelques semaines, on lui annonce qu’il ne peut pas aller plus loin dans l’enquête pour des raisons de « sécurité nationale ». Le « justicier » entre alors dans une lente dépression et la hiérarchie glisse à l’oreille des collègues de surveiller l’inspecteur Dyce, dont le comportement est bizarre ces derniers temps. Quand notre cible devient suspecte aux yeux de tous ses camarades, on peut alors lui porter le coup de grâce en l’accusant du crime qu’il prétendait dénoncer. Les photos, films et preuves qu’il conservait en vue de faire tomber le réseau sont transformés en éléments à charge contre lui, afin de démontrer qu’il détenait du matériel pédopornographique pour son usage personnel. Son récent comportement erratique trouve enfin son explication. Même sa femme et ses enfants finissent par douter. Il est isolé, déprimé, conspué, il se révolte avec violence, on en profite pour le décrédibiliser un peu plus et on saisit l’occasion pour le faire déclarer inapte et dangereux. Ensuite on le piège pour faire croire qu’il a commis deux viols sur mineurs, mais qu’il n’avait plus toute sa tête au moment des faits. On n’a plus qu’à l’interner. Mais il va de mal en pis, peut-être parce qu’on ne lui donne pas assez de calmants… Et l’affaire est enterrée !

Gabriel souriait et Grace revit le visage ravi qu’il arborait quand il était penché sur elle, prêt à la torturer.

— C’est une méthode plus compliquée qu’un assassinat, reprit-il, mais finalement bien plus efficace. La mort d’un policier qui faisait des recherches sur un réseau, c’est aussitôt suspect aux yeux des collègues, de la presse et du grand public ; mais un inspecteur qui faisait mine d’enquêter sur des pédocriminels alors qu’il en était lui-même un, protégeant ses petits copains, c’est une histoire qui passe toute seule. Et hop, tout le monde oublie, affaire classée.

Pour avoir elle-même vécu une mise à l’écart dans son commissariat, Grace connaissait mieux que personne la spirale autodestructrice à laquelle pouvait conduire l’ostracisme hiérarchique.

— Qu’avez-vous à me proposer, Gabriel ?

— Oui, oui, j’y viens, mais je croyais que vous aimeriez savoir ce qui est arrivé à votre père ?

Grace se raidit.

— Inspectrice, je sais évidemment tout ce qui touche à vos investigations. D’ailleurs, vous auriez vu ma tête lorsque j’ai pris mes nouvelles fonctions chez Olympe et que j’ai découvert votre nom accompagné de votre prénom de petite fille dans l’un de mes dossiers sur la pédocriminalité. Il est vrai que les ramifications du groupe sont tellement étendues que la coïncidence perd un peu de son charme. Mais revenons à votre père. Un homme pas très causant, je crois, mais un homme bien, au sens où les gens « normaux » l’entendent. Quand il a commencé à avoir des doutes sur votre mère dans l’histoire de votre enlèvement, il a voulu vous emmener avec lui, mais elle a refusé et s’est mise à l’agresser physiquement. Il n’a pas voulu se battre, de peur qu’elle porte plainte et qu’elle parvienne à le faire emprisonner. Il a alors quitté la maison pour retrouver sa liberté d’agir et vous tirer des griffes de votre mère de façon légale le plus vite possible. C’est là qu’il s’est mis en relation avec l’inspecteur Scott Dyce pour aider à faire avancer l’enquête. Vous vous doutez bien qu’Olympe ne pouvait pas laisser ce nouveau justicier courir ainsi dans la nature. Je suis donc désolé de vous annoncer qu’il a été assassiné seulement deux mois après être parti du domicile familial. Mais selon le rapport que j’ai lu, cela s’est fait proprement, avec une seule balle, une incinération et on n’en parle plus.

Grace ferma les yeux sous la brutalité de la révélation. Pendant toutes ces années, elle avait ignoré le combat secret que menait son père pour faire la lumière sur sa disparition. Les deux hommes dont elle avait le plus douté de l’honnêteté étaient ceux qui avaient lutté pour elle et l’avaient payé de leur vie. Flagellée par la culpabilité et les regrets, Grace sentit une profonde peine se creuser dans sa poitrine.

— Où ses cendres ont-elles été dispersées ?

— J’ai bien peur que tout cela n’ait été fait sans cérémonie…

Grace détourna la tête pour ne pas exposer sa douleur.

— Mais, j’y pense…, reprit Gabriel, sans laisser à la jeune femme le temps de respirer. Vous étiez au courant pour la complicité très active de votre mère dans le traitement qui vous a été réservé ?

L’assassin affichait l’expression faussement gênée de celui qui prend plaisir à blesser sans prévenir.

— Cela vous fera une satisfaction de moins, répliqua Grace.

— Ah, ouf… vous saviez donc. Par conséquent, vous ne m’en voudrez pas d’être passé la tuer avant de venir vous voir. Nous sommes bien d’accord, c’est tout ce qu’elle méritait, n’est-ce pas ?

— Pardon ?

— Tenez, en guise de souvenir...

Gabriel fouilla dans une poche de son manteau, en tira une enveloppe qu’il jeta aux pieds de Grace. Elle la ramassa et en sortit des clichés. On y voyait sa mère, sur le dos, les yeux ouverts, un trou sanguinolent au milieu du front. La première photo avait été prise de loin, la deuxième de plus près, et la troisième était un gros plan clinique de l’orifice rougeâtre.

Elle n’en revenait pas. Cet homme était fou.

— Je me suis permis d’obtenir un compte rendu détaillé de la plaie afin que vous constatiez clairement l’impact de la balle dans le crâne, ajouta-t-il. Histoire que vous n’imaginiez pas une petite mise en scène spécialement concoctée pour vous.

— C’était à moi de régler le problème et de lui faire dire la vérité ! s’emporta Grace. Pour qui vous prenez-vous ?

— Voilà, j’en étais sûr. De l’ingratitude. Que fallait-il faire selon vous ? La traîner en justice ? Elle serait morte, ou plutôt aurait été assassinée avant le jugement, soit par les membres de la secte du joueur de flûte, soit par nous. La torturer pour qu’elle avoue ? Vous n’auriez jamais osé. La supplier de dire pourquoi elle avait agi ainsi ? Elle vous aurait raconté des salades du genre : « On m’a obligée, j’étais sous emprise, bla-bla-bla… » La voici, la vérité : votre mère était totalement fascinée par les théories pédophiles de l’époque déclarant que l’épanouissement des enfants passait par l’expression précoce de leur sexualité entre les mains d’adultes capables de les guider sur le chemin de la jouissance. Et qu’en autorisant ces relations on arrêterait de frustrer des personnes condamnées à commettre des crimes pour soulager leur désir. On fabriquerait enfin un monde apaisé sans pulsions refoulées, donc sans violence. Il fallait simplement que les gens s’habituent et que les enfants fassent un petit effort dont ils seraient par la suite récompensés. Voilà ce que pensait viscéralement votre mère, comme j’ai pu le lire dans son dossier.

Grace n’arrivait même pas à pleurer. Elle n’était qu’incompréhension.

— Mais, cela va peut-être vous rassurer, inspectrice, votre mère ne vous voulait pas vraiment de mal. Elle avait conclu un accord avec un réseau pédophile écossais affilié à la secte du joueur de flûte afin que votre ravisseur vous « éveille » pendant deux jours. Finalement, ils ont insisté pour allonger la durée de votre captivité, prétextant que, plus ils prendraient de temps, mieux votre initiation se passerait. Les jours sont devenus des semaines. Et quand vous vous êtes évadée et que la police a constaté les sévices que l’on vous avait infligés, votre mère a compris qu’on lui avait menti. Pour elle, ce n’était pas le contrat. Elle croyait sincèrement en votre épanouissement, certes un peu contraint, mais sans violence réelle puisque vous auriez dû, selon sa croyance, y prendre goût. Elle a d’autant plus culpabilisé que, lorsqu’elle est venue rendre visite à votre ravisseur, elle a accepté de ne pas vous voir afin de ne pas parasiter votre « formation ». Toujours est-il qu’après votre retour votre mère a cherché à vous protéger sans pour autant dénoncer ou inquiéter votre bourreau qui aurait révélé sa complicité. Bref, d’un point de vue moral, j’imagine que cette explication ne libère pas cette femme du statut de pourriture à vos yeux, mais sur le plan intellectuel, on peut lui reconnaître une certaine cohérence qui peut vous aider à mieux accepter la vérité. Vous ne trouvez pas ?

Grace ne répondit pas, plongée dans un insupportable sentiment où la haine se disputait au souvenir de l’affection qu’elle éprouvait pour sa mère.

— D’ailleurs, pour vous dire la vérité, c’est cette culpabilité qui l’a tuée, insista Gabriel. Quand vous êtes passée la voir il y a quelques jours, vous avez rouvert la plaie chez elle, et on n’était pas à l’abri qu’avant de mourir elle veuille soulager sa conscience auprès de la police. Donc, on a réglé le problème. Voilà, on en a terminé avec vos affaires de famille, je vais pouvoir passer à la raison qui m’a poussé à vous retrouver au milieu de cette forêt.

Grace s’efforçait de tenir le coup, mais elle était éreintée par l’accumulation d’horreurs et de révélations. Elle se doutait bien que Gabriel lui avait raconté tout cela par sadisme, pour le plaisir de la voir se décomposer à chaque révélation. Mais elle ne lui avait pas offert cette satisfaction et s’était obligée à l’écouter comme elle aurait suivi la déposition d’un témoin. Restait à savoir combien de temps elle tiendrait sans craquer.

— Maintenant, venez-en au fait, Gabriel, ou je m’en vais sur-le-champ, dit-elle en se levant.

— Oui, oui, vous avez raison, il commence à faire trop froid ici de toute façon. Voici ce qu’il va se passer. Vous allez dire au revoir à votre ami et bienfaiteur Lukas. Ne vous inquiétez pas pour lui, il saura parfaitement reconstruire cette cabane qu’il a bâtie tout seul. Bref, informez-le qu’il n’aura plus d’ennuis tant qu’il continuera à se taire. Ensuite, rejoignez-moi à l’auberge de la Griffe de l’ours à Hornberg, à dix-huit heures ce soir, je vous expliquerai tout.

Grace ne pouvait malheureusement lutter plus longtemps. Elle était à la fois dans un état de profonde agitation intérieure et d’épuisement physique. Elle n’avait rien mangé depuis le déjeuner de la veille, et les événements qui venaient de se produire l’avaient sérieusement éprouvée. Elle n’avait plus la force d’insister.

— Je serai au rendez-vous, répugna-t-elle à dire.

Le « nettoyeur » d’Olympe la salua d’un signe de tête et se dirigea vers la porte de son pas traînant, sa canne cognant le plancher. Juste avant de franchir le seuil désormais moucheté de neige, il se retourna.

— Soyez là à l’heure, Grace, le Passager n’attendra pas.

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