Épilogue

Deux jours plus tard, vers neuf heures du matin, Grace quittait l’hôpital contre l’avis des médecins. Contusionnée, elle mit cinq minutes à gravir l’escalier de son immeuble qu’elle avalait d’ordinaire en quelques secondes.

La veille, elle avait fait envoyer la clé USB au département informatique de son commissariat, qui lui avait promis un compte rendu le lendemain en fin de matinée.

De sa chambre d’hôpital, elle s’était également entretenue avec Elliot par téléphone. À sa grande joie, elle avait appris que le train du Passager avait été arraisonné juste avant de passer la frontière russe. Un problème électronique l’avait apparemment immobilisé sur la voie. Une aubaine sans laquelle les services de police ne seraient jamais arrivés à temps pour l’intercepter.

Sans révéler à son supérieur le rôle que Gabriel avait dû jouer dans cette malchance électronique, Grace avait ressenti une étrange chaleur dans le ventre en apprenant la nouvelle. D’autant que tous les enfants étaient en bonne santé et avaient été recueillis en lieu sûr. Les adultes avaient en revanche été arrêtés pour être interrogés. Mais, comme Grace s’en doutait, la plupart avaient vite été libérés en l’absence d’une quelconque infraction avérée.

Exactement ce à quoi devait remédier le contenu de la clé USB qu’elle avait arrachée des mains du Passager au péril de sa vie.

Parvenue sur le palier à bout de forces, Grace vit son vieux voisin Kenneth faire irruption dans le couloir.

— Grace ? Que se passe-t-il ?

— Un chat m’a fait part de son mécontentement, ironisa-t-elle.

— Venez ici que je vous aide. Je me suis douté que c’était vous.

Kenneth conduisit Grace jusque chez elle.

— Je vous déposerai un repas sur le pas de votre porte. Et surtout, vous savez où me trouver en cas de besoin.

— Merci Kenneth.

— Ah j’oubliais ! lança-t-il. Un coursier a laissé cette lettre chez moi à votre intention.

Le vieil homme lui tendit une enveloppe kraft.

— Bon repos, conclut Kenneth en s’éloignant.

Grace referma la porte de chez elle, se traîna jusqu’à son canapé et s’y assit avec mille précautions avant d’ouvrir le courrier et d’en retirer une feuille.

Grace,

Je suis rassuré de vous savoir en vie. Vous vous remettrez de vos blessures physiques et morales. Le Passager nous a échappé, mais je sais que vous êtes parvenue à obtenir la clé USB. L’heure des comptes a donc sonné. Je vous fais confiance pour ne rien lâcher de la guerre judiciaire historique qui s’annonce contre Olympe.

J’ai, si cela vous intéresse, quitté la multinationale juste après avoir provoqué l’incident électronique ayant entraîné l’immobilisation du train à la frontière russe. Je suis actuellement en fuite. Je vous contacterai au besoin.

Grace trouvait élégant que Gabriel ne se vante ni de lui avoir sauvé la vie, ni de lui avoir donné son sang. Mais comment pouvait-il lui écrire ainsi, comme si leur relation n’était pas entachée à vie par tout le sang qu’il avait fait couler ?

Elle abandonna l’enveloppe sur la table basse et se releva péniblement. Si l’heure des révélations allait bientôt sonner pour Olympe, celle de son bilan personnel était advenue.

Elle marcha droit vers la porte blindée de sa pièce secrète et y entra sans aucune appréhension. Elle contempla une dernière fois les centaines de coupures de presse et les dessins affichés au mur sans plus une once d’angoisse. Elle sourit amèrement en constatant que pas un seul article ne mentionnait l’expérience de Kentler ou la légende du joueur de flûte. Pendant toutes ces années, les journalistes étaient passés à côté de ce qui aurait pu être le plus grand scandale de ces cinquante dernières années. Peut-être auraient-ils dû consacrer leur énergie à mener une véritable investigation au lieu d’alimenter un sensationnalisme creux.

Alors qu’elle repensait à Hamelin, Grace fut soudain prise de vertige. Le rythme effréné de son enquête ne lui avait pas permis de prendre pleinement conscience de ce qu’elle avait prouvé : un conte vieux de plus de sept siècles mondialement connu était en fait le récit d’un fait historique bien réel qui s’était déroulé dans une petite ville d’Allemagne un 26 juin de l’année 1284.

Si les parents d’aujourd’hui savaient l’horreur de ce qu’ils racontent à leurs enfants en croyant les divertir avec une simple légende, pensa-t-elle.

Quant à se rendre compte qu’elle avait elle-même été victime d’un réseau pédocriminel fondé au Moyen Âge par ce diabolique joueur de flûte, cela lui semblait difficilement concevable.

Mais qu’importent toutes ces considérations historiques, le soulagement qu’elle éprouvait aujourd’hui était lui aussi bien réel. Si réel qu’elle en aurait pleuré. Désormais, elle connaissait la vérité sur son enfance et, même si elle n’avait pas pu encore retrouver et arrêter son tortionnaire, elle n’avait plus peur. Elle était maintenant maîtresse de son passé et non plus le jouet d’épouvantes enfantines.

Elle pensa à Lukas, seul dans sa chaumière, et sut qu’elle retournerait bientôt lui rendre visite pour lui annoncer qu’elle était en train de tenir sa promesse : mettre fin aux réseaux pédocriminels dont elle et lui avaient été les victimes. Elle était impatiente de lui apporter des nouvelles qui lui feraient du bien et l’aideraient peut-être à se libérer de ses angoisses à son tour.

Pour ne pas perdre de temps, elle avait d’ores et déjà envoyé des équipes à la grotte de Coppenbrügge pour vérifier s’il y avait encore des preuves récupérables malgré l’incendie. Et grâce aux nouveaux éléments recueillis au cours de son enquête, elle allait pouvoir ordonner au Sénat de Berlin de fournir tous les dossiers du projet Kentler encore enfouis dans ses archives. Ces éléments l’aideraient peut-être à identifier son bourreau et bien d’autres. Tout cela, sans compter ce qu’elle allait découvrir sur la clé USB volée au Passager.

Posément, elle ôta toutes les feuilles des murs et les disposa une à une dans des cartons et des pochettes qu’elle empila dans un coin de la pièce. En revoyant les photographies de ses parents, elle hésita puis en déchira une en deux.

Bientôt les murs furent immaculés et son cœur allégé. Elle balaya du regard le cabinet vide en poussant un soupir de soulagement libérateur.

Puis elle referma la porte derrière elle, avec trois documents en main. Le portrait de son père qu’elle venait de désolidariser de sa mère, le croquis qui campait les traits du jeune Lukas, réalisé il y a bien des années, et un cliché pris par un reporter représentant le courageux Scott Dyce.

Elle sortit de sa poche le petit canif porte-clés qu’elle rangea précautionneusement avec le dessin et la coupure de presse dans le tiroir de sa table de nuit. Puis elle observa longuement le cliché déchiré. Les larmes aux yeux, elle contempla le visage de cet homme anxieux, attendant le retour de sa fille qu’il aimait tant.

— Merci… papa, murmura-t-elle.

Elle réfléchissait déjà au rendez-vous qu’elle allait prendre pour réserver à cette photographie une sépulture dans le cimetière familial. Mais à l’extrême opposé de là où sa mère avait dû être enterrée par les hommes d’Olympe soucieux de ne pas rendre la mort de cette vieille femme suspecte aux yeux de la police et des habitants du village.

Du coin de son regard embué, elle aperçut une ombre se faufiler.

Le chat était là, assis, et la fixait, à travers la fenêtre. Il se lissa les moustaches de l’avant de ses pattes et se roula en boule sur le rebord en pierre à côté du corps d’une souris.

Grace s’attendrissait en secouant lentement la tête. Son téléphone la tira de sa rêverie.

— Inspectrice Campbell ? Service informatique du commissariat. Nous avons terminé d’analyser le support USB que vous nous avez confié hier. Le rapport vous attend au commissariat.

— J’arrive !

Elle poussa la porte de chez elle et tomba sur un mignon petit plateau-repas concocté par Kenneth qu’elle s’empressa de ramasser et de poser sur la commode de son entrée. Elle allait repartir, mais fit subitement volte-face.

Elle traversa le salon, entra dans sa chambre et ouvrit la fenêtre en grand. Elle joua un instant avec l’anneau qu’elle portait depuis tant d’années à son pouce. Elle le retira, le regarda et le mit également dans le tiroir de sa table de nuit. Elle avala une bouffée d’oxygène et dit :

— Sois le bienvenu, mon ami.

Encore lové, le chat tourna son minois vers elle, comme s’il n’y croyait pas. Leurs deux regards se croisèrent et le félin se leva soudain avant de bondir vers la jeune femme. Grace le caressa derrière les oreilles et l’animal ronronna de plaisir.

— Pour ce midi, je te laisse te régaler de l’offrande que tu voulais me faire et ce soir on dînera ensemble.

Grace se hâta, autant que son état le lui permettait, de quitter enfin son appartement afin de prendre un taxi qui la conduisit au commissariat.

Après avoir traversé l’open space et répondu à plusieurs collègues bienveillants qui prenaient de ses nouvelles, Grace se retrouva enfin seule dans son bureau et s’assit sur sa chaise en grimaçant de douleur.

À côté de l’enveloppe qu’elle s’apprêtait à décacheter, on lui avait également déposé The Scotsman. En une, le quotidien, comme sans doute nombre d’autres dans le monde, racontait la folle arrestation du train de la société Olympe à la frontière russe ainsi que la libération de plusieurs orphelins enfermés dans ses wagons. La légende de la photo illustrant l’article émut Grace : « Les vingt-trois enfants âgés de trois à douze ans attendent désormais d’être adoptés pour commencer une nouvelle vie loin de leur ancienne prison. »

Parmi les visages des petits innocents, Grace reconnut immédiatement celui, espiègle, d’Eliza. Et lui vint l’étrange sentiment que c’était elle et elle seule que la fillette regardait. Elle se souvint de l’affection immédiate qu’elle avait éprouvée pour cette enfant et de l’instinct de protection qu’elle avait eu à son égard.

Quelque chose qu’elle n’avait jamais éprouvé se déploya en elle. Comme une lumière se serait mise à irradier d’une porte jadis fermée.

— Non ! dut-elle se dire à voix haute au bout de quelques instants d’une possibilité qu’elle jugea folle et déraisonnée.

Quand tu auras prouvé que tu es capable d’adopter un chat et de t’en occuper, on en reparlera, pensa-t-elle.

Elle poussa le journal et s’empara de l’enveloppe sur laquelle était inscrit : « À l’attention de l’inspectrice Campbell, suite à sa demande d’analyse de support USB // pièces à conviction no 26543#. »

Fébrile et impatiente, elle en sortit la clé rouge et son étui, ainsi que le rapport du service informatique. Qui se résumait à une unique page. Inquiétant.

Le compte rendu très succinct précisait que l’analyse de l’appareil électronique avait été très largement compromise en raison d’une corrosion des circuits et des multiples chocs qui avaient endommagé sa mémoire. L’examen avait permis de constater la présence d’une cinquantaine de clichés pris récemment, mais dont les données graphiques avaient été détruites. Un seul fichier de cette liste avait pu être récupéré et envoyé à Grace sur le réseau interne. Comme les autres, son code binaire et sa résolution permettaient de déduire sa nature inattendue. Des photos satellite…, songea Grace, dubitative.

Ce n’était pas du tout ce qu’elle espérait dénicher sur cette clé ! Elle aurait dû y trouver des documents préjudiciables à tous les associés du Passager et les clients d’Olympe. Des photos, des vidéos, des papiers, des enregistrements audio. C’est cela qu’elle était venue chercher dans ce train de l’enfer !

Que s’était-il passé ? Gabriel lui avait-il menti ? Ce n’est pourtant pas ce qu’il avait l’air de lui dire dans sa lettre. Il s’était trompé ?

Grace reprit la clé USB entre ses doigts et fut soudain saisie d’un flash.

Elle était sur la plate-forme, au moment où elle se jetait à découvert pour tenter d’arracher la pochette des mains du Passager. Sur le moment, dans l’agitation et la panique, elle n’avait pas prêté attention à la sensation de ses doigts lorsqu’elle l’avait saisie. Mais en revivant la scène, c’était une évidence : il y avait deux clés sous le velours noir. Deux clés, mais une seule était tombée. Et apparemment, ce n’était pas celle qui contenait les informations compromettantes ! Une catastrophe.

Effondrée, Grace se raccrocha à une seule idée : que contenait cette clé de si précieux pour être gardée dans le coffre du Passager ?

Elle fut tirée de ses pensées par une agitation anormale qui provenait du hall. Probablement un conducteur trop alcoolisé qui refusait d’entrer en cellule de dégrisement. Bien qu’elle entendît surtout l’agent d’accueil élever la voix, et non les cris habituels d’un ivrogne agressif.

Elle se reconcentra. Sur le point de se connecter à son ordinateur pour ouvrir l’unique fichier qu’on avait pu lui transmettre, elle posa les yeux sur la dernière phrase du rapport : « Enfin, il est à noter que le support USB a pour nom : “Phase 3”. »

Le doigt suspendu au-dessus de la touche « Entrée » de son clavier, Grace répéta tout bas les mots du discours du Passager.

— « Avant de vous révéler la phase 2 du Plan, qui permettra enfin de crier victoire… »

Alors il existait une phase 3 ?

Grace ne savait plus quoi penser. De ce qu’elle avait entendu du projet du Passager et de ses associés, on ne pouvait pas aller plus loin dans la volonté de domination. En quoi pouvait bien consister une étape supérieure ?

Avec une application anxieuse, elle ouvrit le document intitulé « Ph3 – ECM 44 ».

Une photo s’afficha.

Au même moment, le téléphone fixe de Grace sonna. L’appel était interne. Bien trop absorbée par ce qu’elle avait devant les yeux, elle l’ignora, laissant se déclencher son répondeur.

En plein écran venait d’apparaître ce qui ressemblait effectivement à une photo satellite. On y voyait une vaste étendue vallonnée de couleur ocre. Et au centre de ce qui semblait être un désert ou une surface liquide, quatre formes sphériques et grises se rassemblaient autour d’un mât noir.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla Grace.

Elle était incapable de déterminer la nature de ces étranges constructions ou l’endroit où elles se situaient. Et pourtant, il était urgent qu’elle décrypte cette nouvelle énigme si elle voulait retrouver le Passager, lui reprendre les noms de ses collaborateurs et contrecarrer la prochaine étape de son Plan forcément diabolique.

Elle composait à toute vitesse le numéro du responsable du service informatique pour qu’il l’aide à analyser l’image dans ses moindres détails, quand on frappa sèchement à la porte de son bureau.

— Oui ?

L’agent de l’accueil, un homme d’une cinquantaine d’années, l’air sévère, passa sa tête dans l’embrasure.

— Inspectrice, pardonnez-moi de vous déranger, mais quelqu’un insiste… disons très fermement pour vous voir… tout de suite.

Grace connaissait l’officier de garde. Il n’était pas du genre à se laisser intimider et en avait vu de toutes les couleurs depuis qu’il était en poste. Mais pour la première fois, il paraissait ébranlé.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle, surprise de le voir si mal à l’aise.

— Une femme. Plus précisément une inspectrice.

— De quel secteur ?

— Elle n’est pas d’ici… Elle vient de… Enfin, il serait préférable que vous acceptiez de la rencontrer. Elle est du genre… froidement insistante.

— Qu’est-ce qu’elle veut exactement ?

— Elle a simplement dit que c’était urgent et que ça n’allait pas vous plaire.

Grace pencha la tête sur le côté, à la fois curieuse et méfiante.

— Quel est son nom ?

L’officier se retourna soudain.

— Hey ! Attendez, vous ne pouvez pas…, cria-t-il.

L’homme fut bousculé en avant.

Apparut dans l’embrasure une femme d’une quarantaine d’années. Grace remarqua immédiatement sa large cicatrice sous l’œil droit et la détermination figée de son regard bleu glacé qui contrastait avec le flamboyant de sa chevelure rousse.

Les deux femmes se jaugèrent sans mot dire. Grace savait qu’elle aurait dû la mettre dehors, mais la présence de cette inconnue était si intense qu’elle en fut troublée.

— Qui êtes-vous ? finit-elle par dire en se levant lentement.

L’autre la dévisagea, l’air imperturbable, comme si elle l’évaluait, avant de répondre sévèrement.

— Geringën. Sarah Geringën.

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