En vue du trajet d’au moins trois heures qui l’attendait, Grace retira sa parka, qu’elle plaça sur le siège passager. Alors qu’elle pliait son manteau, un papier glissa de l’une de ses poches. Elle pensa au message trouvé dans sa chambre d’enfance quelques heures plus tôt, les deux lettres et le chiffre, « S K 2 », mais il s’agissait d’un numéro de téléphone griffonné, suivi du prénom « Greg ».
Grace laissa échapper un soupir de regret. Elle avait pourtant tout fait pour que ce jeune adjoint à la mairie présent au cocktail de la veille ne nourrisse aucun espoir. Oui, elle avait apprécié les questions qu’il lui avait posées. Elles étaient plus humaines et surtout plus précises que celles des autres invités. Oui, sa façon de la regarder avait été plaisante et elle ne pouvait pas nier qu’elle l’avait même trouvé charmant. Mais tout cela avait été si fugace et finalement si insignifiant en comparaison de ce qu’elle avait ressenti et vécu auprès de Naïs. Ne voulant pas être de ces femmes qui jouissent de l’attirance qu’elles suscitent alors qu’elles songent tout entières à quelqu’un d’autre, elle avait mis fin à cette inégale séduction avec une attitude volontairement hautaine qui, selon elle, enterrerait toute ambiguïté. Visiblement, elle avait distribué son mépris avec trop de parcimonie.
Elle ramassa le papier, le déchira et jeta les morceaux sur le siège passager. Puis elle s’engagea sur l’autoroute M80, qui contournait Glasgow, en direction du nord-est.
Le paysage rural qui se dessina bientôt était loin de rivaliser avec l’intensité des lames de roche noire des Highlands qu’elle avait traversés durant son enquête précédente. Monotone, vaguement ondulé de collines dégarnies, le relief était en totale disharmonie avec le feu de colère qui la consumait.
Pour calmer son impatience vengeresse, Grace se remémora tous les éléments nouveaux qu’elle venait d’accumuler en l’espace d’une demi-journée. La concomitance des départs de Scott Dyce de la police et de son père du domicile familial la troublait de plus en plus, et ne faisait qu’accroître sa vigilance. Elle comptait bien obtenir des réponses de l’enquêteur à ce sujet.
Quand elle dépassa la vieille ville de Perth, d’épais nuages grisâtres s’amoncelaient à l’horizon et, en une quinzaine de minutes, la température chuta à 0 °C. Sur la route planait désormais une ombre menaçante, qui contraignit les rares automobilistes à allumer leurs phares en pleine journée. Grace venait à peine d’enclencher les siens quand une violente rafale fouetta la carrosserie de son véhicule et la força à reprendre le volant à deux mains. Sous les bourrasques, les herbes jaunes des plaines se pliaient et se relevaient telles des poupées de chiffon secouées par un enfant colérique. Le vent était si puissant qu’il parvenait à s’infiltrer par les minuscules joints de l’habitacle dans un sifflement aigu. Même le lourd SUV de Grace chassait sur le côté ; conserver sa trajectoire demandait un effort permanent.
C’est donc sans regret qu’elle quitta l’autoroute au bout de deux heures, pour s’engager sur une voie plus étroite, encadrée par une épaisse forêt de sapins. Les phares de la voiture creusaient un tunnel lumineux au-delà duquel le monde avait été effacé et derrière les troncs émergeaient parfois de sournoises nappes de brouillard poussées par le vent que l’on entendait mugir dans les cimes.
Aux aguets, roulant lentement, Grace scrutait la route, tâchant de percer les fantômes de brume errant sur le bitume, pour ne pas rater un virage. Elle commençait à douter de l’itinéraire, quand enfin elle aperçut un panneau indiquant la direction de la maison de repos de Cairngorms. Une maison de repos… éternel, ironisa-t-elle en voyant la peinture délavée de l’inscription, le bois mangé par la mousse et rogné sur les coins.
La route s’inclina, la forêt se clairsema, les rafales se remirent à bousculer le véhicule et dans la lueur des phares s’éleva un haut portail fermé, surmonté d’un arc de cercle en fer forgé. Penchées dessus, des branches de sapin s’agitaient avec une telle frénésie qu’elles paraissaient secouées par quelque monstre géant tapi dans les ténèbres.
Grace enfila sa parka et sortit. Elle manqua de perdre l’équilibre sous les assauts du vent, et avança courbée jusqu’à une petite lumière fichée dans le pied métallique du portail, qui signalait vraisemblablement un Interphone.
L’épaule appuyée contre la colonne pour tenter de s’abriter un peu, ses longs cheveux châtains volant en tous sens, elle enfonça le bouton d’appel.
— Poste de sécurité de Cairngorms, répondit une voix dont l’intonation révélait l’étonnement.
— Inspectrice Grace Campbell de la police de Glasgow, dut presque crier la jeune femme pour se faire entendre. J’aimerais interroger l’un de vos résidents dans le cadre d’une enquête.
— Les heures de visite sont terminées. Il faut revenir demain à partir de treize heures.
Grace leva les yeux au ciel.
— Demain, la personne que je veux retrouver sera peut-être morte, mentit-elle, et je pense que vous n’avez pas envie d’en assumer la responsabilité.
Quelques secondes de silence et la voix reprit.
— Montrez-moi votre badge.
Grace s’exécuta.
— Plus près, s’il vous plaît.
Grace colla presque sa carte de police sur l’œil de la caméra.
— Qui voulez-vous voir ?
— Scott Dyce.
Pas de réponse. Elle pria intérieurement pour qu’on ne lui annonce pas que l’inspecteur était décédé ou que, pour une obscure raison légale, il était interdit de s’entretenir avec lui.
Trente secondes s’écoulèrent, puis elle distingua le bip d’ouverture du portail, à peine perceptible par-dessus les gémissements des troncs d’arbres et les battements rageurs des branches.
Elle remonta dans sa voiture, glissa ses mèches de cheveux désordonnés derrière ses oreilles et pénétra dans le domaine de Cairngorms. Elle suivit une allée de gravier bordée de sapins alignés à intervalles réguliers. Après quelques instants, elle aperçut enfin la maison de repos, qui se dressait au bout de ce chemin solennel. Une bâtisse massive de trois étages aux allures d’ancienne demeure bourgeoise.