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Il était six heures le lendemain matin quand Grace alluma l’ordinateur de son bureau.

La veille, après avoir signé toute une série de documents administratifs à l’hôpital et confié le corps de Scott Dyce au service de médecine légale d’Édimbourg, elle avait rejoint le poste de police dont dépendaient l’officier Knox et son collègue. Elle s’y était entretenue avec leur supérieur afin que tous les comptes rendus du légiste ainsi que les résultats de la perquisition dans le bureau et le domicile de l’infirmière lui soient transmis directement. Elle était ensuite rentrée chez elle pour essayer de dormir un peu en dépit de son agitation intérieure.

À son réveil, le chat était là, comme de coutume, derrière la fenêtre, et malgré son empressement, elle prit le temps de le remercier pour la variété de ses menus. Le félin lui offrait ce matin non pas un oiseau, mais un rat… En revanche, elle sauta son rituel sportif ainsi que sa lecture matinale pour filer au commissariat.

En attendant que son ordinateur se connecte au réseau, Grace ouvrit pour la énième fois la précieuse pochette orange de Scott Dyce. Elle l’étudia de nouveau sous toutes les coutures. En vain… Il avait pourtant dit qu’elle y trouverait les premiers mots qu’elle avait prononcés lors de sa réapparition. Seul un passage aux rayons X permettrait peut-être d’en savoir plus, mais le service n’avait pu lui accorder un rendez-vous que dans une demi-heure.

Son ordinateur opérationnel, Grace parcourut sa messagerie avec une certaine fébrilité : à sa grande satisfaction, le légiste avait dû travailler toute la nuit et lui avait déjà fait parvenir ses deux rapports. L’examen toxicologique de la dépouille de Scott Dyce révélait une forte concentration de Rivotril dans le sang. L’injection d’un tel produit, combinée à la défaillance cardiaque du vieil homme, identifiée et répertoriée dans le dossier médical que lui avait transmis la maison de repos, avait provoqué de façon prévisible un arrêt du cœur.

En conclusion, Scott Dyce avait bien été assassiné. Et le fait que ce meurtre ait eu lieu au même moment que la venue de Grace faisait penser à cette dernière que ce que l’ancien inspecteur risquait de lui divulguer était d’une importance capitale. Pour qui cela représentait-il une menace ? Seulement Kathy Hodges ? Cela semblait peu probable.

Avant de se mettre à échafauder des théories hasardeuses, Grace consulta le rapport du légiste sur l’infirmière, mais elle n’y lut rien qui la surprît. La jeune femme était décédée des suites d’une hémorragie interne sous-crânienne provoquée par un impact contre un rocher. Rien ne permettait de déterminer la cause de la chute. D’autant que le reste de son examen corporel était normal, sans aucune trace de comorbidités ni de stupéfiants. Il était peu vraisemblable que Kathy Hodges ait été victime d’un homicide ; dans la panique de sa fuite précipitée, elle avait dû faire un faux pas, ou bien elle avait mis volontairement fin à ses jours pour ne pas avoir à répondre de ses actes.

Grace s’apprêtait à envoyer un e-mail à l’officier Knox à propos des fouilles qu’il avait menées, lorsqu’elle fut interrompue par quelqu’un qui frappait à sa porte. À la résolution des coups, elle reconnut aussitôt son supérieur, Elliot Baxter. Elle l’avait appelé la veille, tard dans la soirée, pour lui expliquer brièvement la situation et lui demander de venir en discuter avec elle dès le lendemain matin.

— Bonjour, Grace, grogna-t-il en s’asseyant face à elle, les traits fripés de fatigue, les cheveux fraîchement lavés.

Il passa ses mains sur son visage pâteux, avala une gorgée de café après l’avoir fait circuler dans sa bouche, et considéra son inspectrice avec l’air de celui qui doit affronter un problème supplémentaire.

— Bon, si j’ai tout compris, tu étais en train d’enquêter sur une affaire personnelle quand tu as assisté au meurtre de ton témoin. Bien sûr, le crime n’a pas été commis dans notre secteur, mais dans une maison de repos paumée au sud d’Édimbourg. Et pour ne rien gâcher, l’une des infirmières de l’établissement, que tu suspectes d’être l’assassin, est morte en s’enfuyant. On en est là ?

— En gros, oui, approuva Grace, qui se rappela combien elle aurait craint un tel discours encore un an auparavant. Et pour être tout à fait précise, j’ajouterai que j’aimerais m’occuper officiellement de ce dossier.

Elliot Baxter posa son gobelet de café, se laissa glisser sur son siège, avant de croiser les bras sur sa poitrine.

— C’est non, finit-il par assener.

Grace leva un sourcil d’étonnement.

— C’est non, parce que tu sais comme moi qu’on n’enquête pas sur sa famille ou sur des proches aux frais du contribuable et sous l’emprise de la plus absolue partialité, expliqua-t-il. De plus, récupérer l’affaire auprès de nos collègues d’Édimbourg va nécessiter une masse de boulot administratif et diplomatique, et je préfère te confier d’autres dossiers plus importants.

Elliot Baxter fit de nouveau mine de se gargariser. Grace se souvenait qu’il avait eu ce même tic le jour où il lui avait signifié qu’elle était rétrogradée aux enquêtes de voisinage après avoir échoué à poursuivre un violeur en raison de son surpoids. Mais, aujourd’hui, elle n’avait plus peur d’Elliot. Au pire, il demanderait sa révocation.

Comme lui, elle s’affala un peu dans son fauteuil, croisa les bras sur sa poitrine, leva un instant les yeux vers le plafond, semblant y chercher l’inspiration, et la tête délicatement penchée sur le côté, de cette voix calme qui coulait avec la limpidité de l’évidence, elle formula son argumentation d’une traite.

— Je pense en fait que c’est plutôt un oui. Un oui à contrecœur, mais tout de même un oui. Premièrement, si tu confies cette enquête à quelqu’un d’autre, tu sais que je ne te le pardonnerai jamais, ce qui, en soi, n’est pas bien grave, sauf à présent que j’ai plus la cote que toi auprès des hauts fonctionnaires de la région. Deuxièmement, l’inspecteur à qui tu refileras l’affaire sera toujours moins motivé que moi pour débusquer le coupable et, en raison de la complexité du dossier, il se plantera et fera s’écrouler tes statistiques de réussite chéries. Enfin, au tréfonds de ton être subsiste une part d’humanité qui comprend l’enfer que j’ai vécu, et qui souhaite me donner une chance de m’en sortir une bonne fois pour toutes. Ne serait-ce que pour éviter une rechute dans la boulimie de « la meilleure inspectrice de Glasgow depuis dix ans », dixit The Herald, dont tu serais sans aucun doute tenu pour responsable.

Grace était consciente d’avoir poussé les curseurs de l’arrogance bien au-delà de sa réelle personnalité, mais elle savait qu’elle devait se comporter ainsi pour avoir une chance d’obtenir le consentement de son supérieur.

Elliot Baxter se leva, tourna le dos à la jeune femme et, juste avant de quitter la pièce, lança :

— Trois jours. Après, star ou non, je te signale pour insubordination.

Il referma la porte derrière lui aussi délicatement qu’il avait frappé à son arrivée.

L’adrénaline redescendue, Grace songea que Naïs aurait été fière d’elle.

Une alerte de sa messagerie la tira de sa brève rêverie. C’était un e-mail de l’officier Knox intitulé « Fouille bureau et domicile Kathy Hodges », que Grace ouvrit sans attendre.


Inspectrice Campbell,

La fouille n’a pas permis de saisir d’ordinateur, la défunte n’en possédait pas. En revanche, nous avons trouvé la somme de 45 600 livres sterling en liquide cachée au fond d’un placard. L’argent était rangé dans une petite valise ne contenant rien d’autre. Nous avons également mis la main sur son téléphone portable. Ci-joint la liste des appels reçus et émis.


À votre disposition.


Malcolm Knox.


Cette femme était donc très certainement payée pour surveiller et éliminer Scott Dyce en cas de menace immédiate. Si Grace découvrait qui tirait les ficelles, son enquête ferait un bond en avant.

Elle examina le relevé envoyé par Knox, et nota rapidement un élément perturbant. Kathy Hodges avait appelé deux fois le même numéro quelques minutes avant de mourir : à 18 h 33 pendant près de deux minutes et à 19 h 07 durant douze secondes à peine. Grace vérifia sur son portable l’heure à laquelle elle avait contacté les secours : 19 h 05. Elle repensa à l’infirmière s’énervant au téléphone, apparemment en désaccord avec son interlocuteur sur un traitement à administrer. Elle avait dû rappeler cette même personne durant sa fuite, juste avant sa chute fatale.

Grace entra le numéro dans le fichier informatique de la police, mais, comme elle s’y attendait, ne trouva aucune correspondance. Elle décida donc de transférer le relevé au département spécialisé dans l’analyse des fadettes afin qu’on lui fournisse l’identité des deux derniers appels passés par la victime.

Puis elle regarda sa montre : 6 h 32. Elle s’empara de la pochette orange et sortit en trombe de son bureau en direction du laboratoire d’analyse.

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