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Grace aperçut la porte du musée se refermer sur la jeune femme de l’accueil qui quittait les lieux. Alors qu’elle pressait le pas pour sortir à son tour, elle entendit Nate Brawekod l’interpeller.

— Inspectrice, attendez.

Surprise, elle se retourna.

Le directeur sembla attendre d’être sûr que la réceptionniste ne reviendrait pas sur ses pas, avant de se lancer.

— Écoutez, je dois vous faire une confidence.

— Je suis là pour vous écouter, répondit Grace, plus attentive que jamais.

— Autant que possible, cela doit rester entre nous, d’accord ?

— Autant que possible, c’est promis.

Nate Brawekod desserra son col de chemise, comme pour se laisser le temps de formuler sa pensée.

— En fait, à titre personnel, je suis convaincu que cette histoire de disparition d’enfants tire son origine d’une catastrophe bel et bien réelle. Sinon, le récit ne serait pas resté ainsi gravé dans la mémoire collective. Quelque chose de terrible et hors du commun s’est produit, c’est certain. Mais surtout, contrairement à ce que l’on dit ici dans le musée, je pense que les gens de l’époque savaient très bien ce qui était arrivé à leur progéniture…

Grace fut surprise par cet aveu de dernière minute du directeur, qui avait soudain abandonné son attitude quelque peu scolaire au profit d’une expression affectée, presque grave.

— S’ils savaient, pourquoi n’ont-ils pas révélé cette vérité ?

— Parce qu’ils ne pouvaient pas la dire.

La voix de Nate Brawekod se perdit dans le silence du musée. Grace ne le relança pas. Il lui sembla que l’homme avait besoin de prendre la mesure de ce qu’il allait avancer.

— Les cent trente enfants n’ont pas simplement disparu, ils ont été tués. Et celui qui a perpétré ce crime de masse n’était pas un étranger pour les habitants de Hamelin. C’est pour cette raison que les petites victimes ne se sont pas méfiées et qu’elles ont suivi leur bourreau, vous aviez raison de mettre en doute cette partie de l’histoire, tout à l’heure.

Il s’arrêta un instant et inspira profondément.

— Ce fameux joueur de flûte n’était en réalité rien d’autre qu’un meurtrier pervers et probablement pédocriminel.

Grace reçut cette assertion comme un coup de poing dans l’estomac.

— Qui était-ce ? demanda-t-elle, encore sous le choc.

— Une personne de pouvoir, forcément. Et dont l’identité est clairement révélée dans la représentation que nous avons sous les yeux, dit-il en désignant la copie de l’aquarelle d’Augustin von Mörsberg. Il suffit juste de savoir décoder les signes. Approchez.

Grace se posta juste à côté du directeur.

— Là, en plein milieu de l’œuvre, se trouvent trois cerfs dont un très jeune qui n’a pas encore ses bois et qui pourrait passer pour une biche. Généralement on n’y prête pas attention parce que ces trois animaux ne figurent pas dans le récit du joueur de flûte. Et pourtant, c’est autour d’eux que se construit tout le récit de cette iconographie ! Car, à l’époque médiévale, dont l’aquarelliste s’est inspiré, le centre d’une image véhiculait le message principal, celui qui devait à tout prix être transmis aux spectateurs.

— Et à quoi font donc allusion ces trois cerfs ?

— Pour nous, à rien, mais pour les gens de l’époque, le message était très clair. En 1284, trois comtes, trois frères, résidaient non loin d’ici : Nikolaus, Moritz et le tout jeune Hermann von Spiegelberg. Et devinez quoi ? Ces trois frères qui n’avaient pas bonne réputation puisqu’on les surnommait les barons voleurs avaient le cervidé pour emblème sur leurs armoiries. Et d’après vous, où se trouvait leur château ?

Grace ne fut pas longue à répondre.

— À Coppenbrügge, au pied du calvaire ?

— Exactement. Il y est encore, d’ailleurs. Maintenant, regardez le joueur de flûte dessiné en grand sur la gauche. Au premier abord, on voit surtout son habit multicolore, mais observez de plus près son cou…

— Oui, j’avais remarqué, un plastron dépasse un peu, comme s’il portait une armure sous son costume.

— Qu’est-ce qu’un joueur de flûte classique ferait avec une armure ? Seuls les soldats ou les hommes de pouvoir revêtaient une telle protection. En outre, on a retrouvé des documents du duc Bogislaw de Poméranie, un parent des Spiegelberg, qui racontent que Nikolaus et Hermann ont comparu comme témoins dans une affaire le 8 juillet 1284, soit deux semaines après la disparition des petits de Hamelin. Malheureusement, on ne connaît pas les détails du procès, mais la coïncidence est trop évidente pour être le fruit du hasard.

— Les deux comtes auraient été amenés à témoigner contre leur frère Moritz suspecté d’avoir pris les enfants ?

— Je ne sais pas. Les sources s’arrêtent à ce que je vous ai dit. Mais on peut aisément supposer que l’un des frères a été brièvement inquiété, avant que l’affaire soit vite étouffée en raison de son statut privilégié. Ensuite, les parents, sous le joug des trois hommes, n’ont eu d’autre choix que de rendre hommage à la mémoire de leurs petits sous une forme allégorique, sans jamais directement nommer les coupables. Voilà pourquoi, dans tous les textes, le départ des enfants est décrit de façon si énigmatique. C’est par peur des représailles. Mais à Hamelin et dans la région, tout le monde connaissait la vérité. Seul Augustin von Mörsberg, en 1592, après enquête, accuse frontalement les comtes dans son aquarelle grâce à ce code pictural. Plus qu’un témoignage ou un support de mémoire, il a offert aux générations qui ont suivi une œuvre cathartique leur permettant de désigner les coupables sans pour autant être inquiétées par les héritiers des comtes.

Cette fois, Grace sentait qu’elle n’était plus très loin de toucher au but. Mais il lui fallait remettre dans l’ordre les pièces du puzzle avant de continuer son investigation. Peut-être jusqu’à Coppenbrügge.

— Pardon d’être triviale, mais où sont les rats, dans cette histoire ?

— C’est assez simple, reprit Brawekod. En tant que seigneurs de la région, les comtes avaient pour mission de protéger les paysans des environs en échange d’un impôt. Les invasions de rongeurs étaient fréquentes à l’époque, et certaines personnes avaient secrètement développé des instruments capables d’imiter les cris appelant à l’accouplement de ces animaux. Déguisé en joueur de flûte pour faire croire aux habitants qu’il détenait un talent particulier, l’un des comtes aurait pu facilement attirer les rats hors du village. Pour le service rendu, il aurait demandé à être payé non pas en monnaie sonnante et trébuchante, mais en enfants, comme il avait certainement l’habitude de le faire en récupérant les pauvres gamins abandonnés ou handicapés des environs. Cependant, cette fois-là, il se serait montré trop gourmand et les habitants auraient refusé. Furieux, le comte serait revenu dans ses habits de gentil flûtiste alors que les adultes étaient tous à la messe. Promettant aux enfants douceurs ou autres récompenses joyeuses, il les aura conduits en musique au lieu du calvaire, probablement une grotte, où je n’ose imaginer le sort qu’il leur a réservé…

Cette version de l’histoire pouvait tout à fait être liée à ce que Grace avait vécu. Si son bourreau avait aussi porté le costume du joueur de flûte pour lui faire subir les pires sévices, c’est que lui-même connaissait cette interprétation cachée de la légende de Hamelin. Peut-être même était-il un descendant des comtes von Spiegelberg ou, à tout le moins, faisait-il partie de leur cercle d’intimes.

— Vous ne voulez pas me faire part de la teneur de votre enquête, inspectrice, mais si vous souhaitiez, comme je l’imagine, vous rendre au château des barons voleurs afin d’y découvrir les preuves de cette version, sachez que vous n’y trouverez rien. J’ai personnellement fouillé le bâtiment, des oubliettes au grenier, pendant quatre ans. Tout le mobilier d’origine a été détruit ou vendu au cours des siècles. Il ne reste que quelques documents officiels, dont aucun ne fait référence à la tragédie de Hamelin.

— Et les descendants des comtes ?

— La lignée s’est éteinte en 1557.

— Merde ! siffla Grace.

Ni sa voix jusqu’ici posée et profonde, ni son corps tout en courbes douces n’avait préparé le directeur du musée à cette manifestation de colère. Grace comprit qu’elle l’avait mis mal à l’aise.

— Excusez-moi, dit-elle. Cela m’a échappé.

— Ce n’est rien. J’aurais aimé vous aider. Mais mener une enquête sur une affaire vieille de plus de sept cents ans et de surcroît scellée par le tabou est… loin d’être simple…

— Mais si ce drame a réellement eu lieu, je ne parviens pas à croire que l’on n’en ait retrouvé aucune trace. L’histoire du joueur de flûte est très connue. Des amateurs ont tout de même dû s’amuser à grimper au lieu du calvaire et y faire des découvertes.

— Quelques curieux ont fait des fouilles, mais sans résultat, répondit Nate Brawekod en haussant les épaules. Il y a bien ce groupe de jeunes montés faire la fête, mais ça date d’il y a près de dix ans, qui a déclaré au commissariat avoir entendu des bruits venant de la grotte. Mais ils étaient si imbibés d’alcool que les policiers n’ont accordé aucun crédit à leur témoignage.

— Et vraiment rien à tirer des recherches effectuées en 2016 ?

— Vous avez lu la synthèse comme moi…

— Oui, effectivement, je…

Grace suspendit sa main en l’air alors qu’une question venait de lui traverser l’esprit.

— Attendez, quand vous dites « synthèse », vous laissez entendre qu’il existe un compte rendu plus exhaustif ?

— Euh, oui…

— Vous l’avez consulté ?

— Non, à l’époque, j’étais en stage au journal local à la rubrique « Histoire ». J’avais contacté l’ancien commissaire de la ville, Harald Schmidt, chargé de la sécurité et du bon déroulement des travaux de l’équipe archéologique, qui m’avait affirmé que le rapport complet était barbant, bourré de considérations techniques qui servaient uniquement à faire du remplissage et à masquer l’absence totale de découverte.

— Et vous n’avez pas eu envie de vérifier par vous-même ?

— Il a assuré qu’il me transmettrait le document original, et puis le temps a passé et je ne l’ai jamais reçu. Je l’ai relancé une ou deux fois, mais il était toujours très occupé. J’ai même tenté de joindre directement les archéologues, qui n’ont jamais donné suite à mes demandes. Et, à cette époque, j’étais débordé avec ma thèse d’histoire et mes démarches pour chercher du travail. J’ai fini par laisser tomber.

— Le rapport est donc sans doute en train de moisir au fond d’un placard.

— Oui, c’est tout à fait probable. D’autant qu’Harald Schmidt est décédé.

— Où se trouve le commissariat ?

— À dix minutes à pied d’ici. À gauche en sortant, tout droit jusqu’à Lohstrasse, où vous prendrez à droite, le poste de police est au bout de la rue.

— Merci pour toutes ces explications, monsieur Brawekod.

S’apercevant que le directeur paraissait perturbé par tout ce qu’il venait de divulguer de façon officieuse, Grace s’efforça de lui adresser un sourire.

— Et j’espère que tout ce que vous m’avez raconté n’est pas du pipeau…

La bouche du directeur s’arrondit lentement pour former une expression d’étonnement, avant de se muer en un rictus amusé.

Grace quitta cette fois-ci pour de bon le musée, et pressa le pas vers le poste de police.

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