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Deux soignants firent irruption dans la chambre alors que Scott Dyce venait de refermer les yeux. Grace venait de raccrocher à l’instant : les secours envoyaient immédiatement une équipe.

— Il a fait un arrêt cardiaque, je l’ai défibrillé, son cœur est reparti, mais j’ignore dans quel état il se trouve, expliqua la jeune inspectrice, qui hésitait toujours à se lancer à la poursuite de l’infirmière.

Les deux hommes semblèrent surpris par le sang-froid et la précision de la jeune femme. Le plus âgé ordonna à son collègue, un grand garçon dégingandé, de courir chercher la directrice, avant de se précipiter pour examiner la victime.

— Il respire, mais il lui faut des soins intensifs, déclara-t-il après quelques secondes. Vous êtes une parente ?

— Inspectrice Grace Campbell de Glasgow, j’étais venue interroger le résident Scott Dyce dans le cadre d’une affaire, répondit-elle en montrant son badge. J’ai déjà contacté les urgences. Ils sont en route.

Grace ramassa la pochette orange que Dyce gardait toujours sur lui, puis appela elle-même les services de police pour demander du renfort : « délit de fuite avec suspicion de tentative de meurtre », précisa-t-elle.

— Mon Dieu ! s’écria la directrice qui venait d’arriver dans l’embrasure de la porte. Qu’avez-vous fait ?

— Ne rentrez pas, c’est une scène de crime, ordonna Grace en ramassant la chemise orange que Dyce gardait toujours sur lui.

— Mais…

L’enquêtrice lui résuma la situation en vitesse.

— C’est pourquoi il me faut toutes les informations que vous avez sur cette Kathy Hodges ! conclut-elle.

La femme d’une cinquantaine d’années n’avait jamais eu l’air aussi osseuse et rigide qu’en cet instant. Grace se plaça bien en face d’elle et vissa son regard dans le sien, avec toute l’autorité dont ses doux yeux étaient capables dans les cas impérieux.

— Madame la directrice, j’en ai besoin tout de suite !

Puis elle glissa sa main sous sa parka pour s’emparer de son arme, et se précipita hors de la chambre en direction de l’issue de secours par laquelle l’infirmière s’était échappée.

Elle ouvrit prudemment la porte, prête à faire feu, le vent nocturne frigorifiant sa peau et éparpillant ses cheveux sur ses épaules. Sous elle s’entortillait un escalier en colimaçon. Elle dévala les marches et sonda l’obscurité autour du bâtiment. La jeune soignante avait pu aller n’importe où. Grace n’avait aucune chance de la retrouver seule et, déjà, elle entendait la sirène de l’ambulance. Aussi regagna-t-elle en hâte la chambre de Scott Dyce. La directrice paniquée lui confia un dossier d’une main tremblante, et observa fébrilement les secours prendre le vieillard en charge.

Tandis qu’elle accompagnait dans le couloir de la résidence le brancard poussé à toute allure, Grace vit deux officiers de police se présenter à elle. Elle s’arrêta à leur hauteur :

— Merci d’être venus si vite, messieurs. La femme que vous voyez en photo sur ce dossier est suspectée d’avoir tenté d’assassiner cet homme, expliqua-t-elle en désignant la civière déjà au bout du couloir. Elle a pris la fuite il y a dix minutes environ par l’escalier de secours. Soyez prudents, elle n’est sans doute pas la gentille infirmière que l’on croit et il n’est pas exclu qu’elle soit armée.

Les deux agents acquiescèrent en dégrafant l’étui en cuir de leurs pistolets, et partirent aussitôt à sa recherche.

Grace se félicita de leur diligence. Elle rejoignit les brancardiers en train d’installer Scott Dyce dans l’ambulance. Elle se hissa dans le fourgon, sans quitter des yeux l’ancien inspecteur qui respirait sous un masque à oxygène.

L’un des urgentistes resta auprès de lui pendant que l’autre claquait les portes arrière avant de démarrer toutes sirènes hurlantes.

— Vous connaissez ses allergies ? demanda l’infirmier en achevant d’enfoncer une aiguille à perfusion dans le bras du patient.

— Non, mais je suis à peu près certaine qu’il a été victime d’un empoisonnement.

Le médecin, occupé à apposer les capteurs d’un électrocardiographe sur le torse de Dyce, sembla troublé par la révélation.

— Arythmie cardiaque, annonça-t-il quand la courbe s’afficha sur le petit écran de contrôle.

— Il va tenir le coup ? s’inquiéta Grace.

— Aucune idée. Il est âgé…

— Faites tout pour qu’il vive, répliqua-t-elle.

Elle était bien consciente de l’inutilité de son ordre, mais si l’homme mourait, c’en était terminé de sa quête de vérité, et l’idée lui était insupportable.

Malgré les cahots de la route, Grace parvint à parcourir le dossier de Kathy Hodges. Elle était célibataire, sans enfants, et s’avérait être une employée exemplaire, dévouée, aimable, en poste depuis dix ans. Aucun commentaire n’évoquait de comportement suspect.

Un virage serré les bouscula et Grace se surprit à retenir le corps du vieillard avant de penser à se cramponner à la poignée fixée à cet effet au plafond. Elle enlevait tout juste sa main quand son téléphone sonna. Elle décrocha aussitôt.

— Officier Knox pour inspectrice Campbell.

— Je vous écoute, répondit Grace en se bouchant une oreille pour étouffer le cri de la sirène.

— Nous avons retrouvé l’infirmière, morte. Elle est tombée ou a sauté d’un rocher dans la pente entre le bâtiment et la forêt.

Grace accusa la nouvelle avant de distribuer ses ordres. Elle demanda que l’on transporte le corps au service de médecine légale de l’hôpital d’Édimbourg.

— Inspectez le bureau et le domicile de Kathy Hodges, ajouta-t-elle en indiquant l’adresse qui figurait sur les documents fournis par la directrice. Saisissez son téléphone, son ordinateur si elle en a un, et fouillez partout. Chaque élément est important : compte bancaire, somme d’argent en liquide… Tout !

— Entendu, on vous tient au courant.

Pendant toute la discussion, le regard de Grace n’avait cessé de faire des allers-retours entre l’ancien inspecteur et l’électrocardiogramme dont l’irrégularité l’inquiétait de plus en plus.

— On arrive dans combien de temps ? s’impatienta-t-elle.

Comme pour lui répondre, une secousse fit trembler tous les appareils et la jeune femme se cogna l’épaule contre la paroi de l’ambulance. Sous le choc, Scott Dyce ouvrit péniblement les yeux.

Grace s’approcha immédiatement de lui.

— Pas si vite, lui lança l’infirmier.

Le vieillard sembla mettre quelques secondes à comprendre où il se trouvait. Puis il tourna la tête sur le côté et vit Grace. L’électrocardiogramme s’emballa aussitôt.

— Doucement, monsieur, le rassura l’urgentiste. On vous emmène à l’hôpital pour vous soigner. Ça va aller.

Mais le pouls ne ralentit pas. Au contraire, il s’accéléra un peu plus quand Dyce chercha à retirer son masque d’une main malhabile.

— Gardez-le, monsieur, pour votre bien.

Grace n’avait qu’une envie, le lui arracher du visage afin de pouvoir le questionner. Mais il s’en chargea pour elle, dans un effort dont elle ne l’aurait pas cru capable.

— Hendrike…, bafouilla-t-il dans un filet de voix rauque.

Grace frissonna en entendant son ancien prénom. Mais cette fois, elle n’avait plus aucun doute, il savait exactement à qui il s’adressait.

— Remettez ça tout de suite, s’agaça le soignant en tentant de replacer le masque à oxygène sur la figure de son patient.

Grace s’interposa.

— C’est sa décision, dit-elle avec fermeté. Et son témoignage est crucial.

— Et moi, je suis là pour sauver une vie.

Mais l’enquêtrice n’eut pas à argumenter plus longtemps. Scott Dyce venait de la saisir par le poignet sous le regard médusé de l’infirmier.

— Votre comportement est inadmissible, madame ! Ce sera noté dans le rapport d’intervention, menaça ce dernier.

Grace ne l’écoutait déjà plus. Penchée au-dessus de l’ancien inspecteur, elle guettait la moindre de ses réactions.

— Qui m’a fait ça ? Mon père était-il complice ? assena-t-elle en sachant qu’elle n’aurait que très peu de temps pour obtenir des réponses.

Scott Dyce abaissa ses paupières, frappé par une profonde faiblesse, mais les rouvrit soudainement. Ses lèvres tremblèrent. Grace se fit violence pour approcher son visage de la bouche du vieil homme.

— Je ne suis… pas… ce que… tu crois…, ahana-t-il.

— Trop facile, rétorqua-t-elle. Que saviez-vous de mes ravisseurs ?

Le rythme cardiaque du vieillard ralentit.

— Il fatigue, commenta l’infirmier irrité.

— Je vais… mourir, Hendrike… Pourquoi te mentir ?…

Grace grimaça légèrement, sensible à l’argument. Pendant un instant, on n’entendit plus que la sirène de l’ambulance et le signal inquiétant de l’électrocardiographe.

— Alors, je vous écoute, lâcha-t-elle.

La respiration rocailleuse se mua en paroles à peine audibles.

— On m’a fait taire… parce que j’allais tout découvrir… Cela… remonte si haut, Hendrike… N’aie pas peur d’eux… Tu dois continuer mon enquête… et révéler l’impensable vérité…

— Quelle vérité ? Peur de qui ? répliqua Grace, qui dut plaquer une main au plafond quand l’ambulance doubla à pleine vitesse.

— Ils ont fait ce qu’on n’avait jamais osé dans l’histoire de notre civilisation… à la vue de tous… mais je n’ai pas… toutes les preuves…

Sa voix s’éteignit et l’électrocardiographe émit un signal menaçant.

— Il ne va pas tenir ! s’alarma l’urgentiste.

— Qui ça, « ils » ? De qui parlez-vous ? Aidez-moi ! s’affola Grace.

— Tes premiers mots… quand… on t’a retrouvée… Tu répétais sans cesse…

Elle avait désormais son oreille qui touchait les lèvres de Scott Dyce. Toute son attention était concentrée sur ce qu’il tentait de lui dire, malgré le hurlement de la sirène et le grondement des pneus sur l’asphalte. La tête de l’ancien inspecteur roula mollement dans un dernier effort. Il sembla apercevoir Grace derrière le linceul de la mort.

— Qu’est-ce que je répétais ? insista la jeune femme, qui tremblait en voyant la vie quitter le vieil homme.

— La pochette… Regarde… Il y a tes premiers… mots… Tu ne répétais que ça… que ça…

Sa voix s’étrangla dans un filet d’air. Des larmes coulèrent au coin de ses yeux et sa poitrine se souleva à peine.

— Est-ce vous qui m’avez envoyé la lettre anonyme ?

Avec difficulté, il entrouvrit les yeux une dernière fois.

— Non, ce n’est pas moi… Pardon d’avoir échoué, Hendrike…

Grace saisit la main du vieillard dans un geste vain pour prolonger sa vie. Mais Scott Dyce, exsangue, avait déjà le visage figé en un masque mortuaire.

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