Grace était debout, nue, dans la baignoire et elle pleurait. Elle pleurait d’impuissance tandis qu’une main étrangère savonnait son corps d’adulte. Les doigts glissaient dans les plis les plus intimes avec énergie et elle laissait faire, paralysée. Pourquoi ne se défendait-elle pas ? Pourquoi se sentait-elle incapable de repousser cette main violeuse ? Elle n’était plus une enfant, elle était une femme, libre, indépendante, forte. Mille fois plus forte, même, que cette autorité qui la soumettait.
— Arrête, je t’en prie, arrête de faire ça, sanglota-t-elle.
— C’est pour ton bien, ma chérie, et puis, après tout, je suis ta mère.
Grace leva la tête et la vit continuer à frotter son corps nu sans même la regarder, comme absorbée par une tâche ménagère.
— Tu seras toute propre pour ta première fois. Tu verras, ça te plaira et, plus tard, tu me remercieras.
Grace voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle voulut se débattre, mais ses membres ne répondaient pas. Elle n’avait pas le droit de la frapper, non, c’était sa mère. Et soudain, elle sentit que quelqu’un la tirait vivement hors de la baignoire et l’enveloppait dans une serviette chaude. Ses pieds ne touchaient plus le sol, l’individu la portait et courait déjà loin de la maison.
— Je ne la laisserai plus jamais faire ça, dit une voix ferme qu’elle avait si peu entendue durant son enfance.
Grace se réveilla en sursaut à la sonnerie de son alarme.
— Papa…, murmura-t-elle, essoufflée.
Elle s’assit au bord du lit pour se calmer, troublée et émue. Malgré la pénombre de sa chambre d’hôtel, qui aidait l’angoisse à se distiller en elle comme un poison, elle mit brutalement fin au ruissellement onirique en se levant d’un bond. 17 h 15. Il était temps qu’elle se prépare pour affronter la réalité. Peut-être plus terrible encore que son cauchemar.
En se mettant debout, elle manqua de marcher dans l’assiette des fruits et des sandwichs qu’elle avait avalés quelques heures plus tôt, avant de s’écrouler d’épuisement. Elle savoura à peine une douche chaude et enfila des vêtements propres qu’elle avait achetés dans une petite boutique du village de Hornberg à son retour de la forêt. Elle écrivit ensuite un message à son supérieur, Elliot Baxter, afin qu’il lui accorde une journée de plus. Le fait d’avoir retrouvé l’homme de main d’Olympe constituait un argument en faveur de sa requête.
Le temps qu’il lui réponde, elle passa son holster, vérifia le chargeur de son arme et revêtit sa parka. Ces gestes simples l’apaisaient quelque peu, mais même si elle se sentait plus fraîche et reposée, elle ne s’estimait pas complètement prête à se retrouver face à Gabriel une quinzaine de minutes plus tard. À quoi devait-elle s’attendre de la part d’un tel assassin ? Quel marché forcément hasardeux allait-il lui proposer ? Comme Lukas, il avait évoqué le nom de ce mystérieux Passager qui semblait au cœur de son enquête. Qui était-il ? Quel lien entretenait-il avec Olympe ? Et surtout, allait-elle le rencontrer, comme l’insinuait la dernière phrase que Gabriel avait prononcée avant de partir ?
Grace se regarda dans la glace, osant enfin se poser la question qui la tourmentait : devait-elle aller à ce rendez-vous ? Gabriel était un pervers diabolique, elle avait pu le constater au cours de son enquête ayant débuté au monastère d’Iona. C’était un monstre qui méritait d’être jugé et condamné à finir ses jours en prison. En lui accordant un droit à la discussion et peut-être même à l’arrangement, la jeune femme se sentait complice, trahissant la mémoire de son amie et de tous ceux que ce criminel avait décimés.
Mais elle ne pouvait pas se défiler maintenant et risquer de passer à côté d’une piste qui lui permettrait d’aller au bout de son enquête.
Pour soulager un peu sa conscience, Grace se promit que, si le marché de Gabriel s’avérait insatisfaisant, elle lui passerait les menottes.
Elle quitta la chambre en ignorant l’appel d’Elliot Baxter. Ce n’était plus le moment de s’entendre dire qu’elle devait rentrer sur-le-champ.
Le col de sa parka remonté sur son cou, elle affronta le froid en repensant à Lukas dans sa chaumière ouverte aux vents. Elle l’avait laissé dans un état bien meilleur qu’après la fusillade et il lui avait assuré qu’il s’en sortirait tout seul pour réparer sa cabane. Ils s’étaient longuement pris dans les bras et le sauveur de son enfance avait eu des paroles touchantes.
— Même si tu ne reviens jamais ici, Hendrike, je te sais désormais pour toujours à mes côtés. Ta présence m’aidera quand les sombres souvenirs ne manqueront pas de refaire surface.
Avec la même conviction, il avait ajouté, un rictus ironique au coin des lèvres :
— S’ils avaient pu imaginer qu’un jour leur petite esclave deviendrait celle qui les ferait tous payer…
Il lui avait serré l’épaule et était rentré dans sa maison.
L’idée de cette étreinte la réchauffait tout autant qu’elle lui rappelait la lourde responsabilité d’obtenir justice pour Lukas, pour elle et pour tous les autres enfants. La charge lui parut encore plus écrasante lorsqu’elle prit conscience qu’elle était la dernière âme qui errait dehors. Les rares habitants avaient depuis longtemps regagné leur demeure, fermé les volets et peut-être même éteint les lumières pour dormir plutôt que d’affronter le silence oppressant. Dans cette vallée encaissée, ses pas résonnant seuls sur le pavé, Grace était comme une détenue marchant dans la cour de sa prison, scrutée par un regard anonyme juché au sommet des montagnes. Elle avait viscéralement l’impression d’aller à un rendez-vous fantôme.
Jusqu’au moment où elle aperçut la pâle enseigne en forme de griffe d’ours qui, de loin, avait plus l’apparence d’une main crochue. Elle ralentit, guère pressée d’entrer malgré l’hostilité de la nuit. Peu à peu, elle s’approcha du bâtiment.
D’une fenêtre émanait une très faible lueur, provenant probablement de bougies, comme si les propriétaires avaient eu peur d’attirer l’attention de quelque créature nocturne.
Elle inspira une dernière goulée d’air, et poussa la porte qui fit tinter une clochette. Dans l’atmosphère tamisée, des tables vides étaient dressées dans la salle aux larges poutres.
— J’imagine que vous êtes avec monsieur, dit en anglais une dame d’une cinquantaine d’années, aux joues rouges et bien charnues, qui s’avançait vers Grace.
La jeune femme tourna la tête et vit l’assassin, installé dans un coin, lui faire un signe de la main, comme s’ils étaient là pour un dîner d’affaires ou une soirée en amoureux.
Grace refusa de se laisser perturber par l’absurdité de la situation, et le rejoignit avec la désagréable sensation d’être de nouveau le jouet de ce sadique qui la regardait avec un sourire ravi. Ravalant sa fierté, misant sur l’efficacité, elle s’assit face à lui sans cérémonie.
Maintenant qu’elle le voyait de plus près, elle prenait pleinement conscience de son changement d’apparence. Il était auparavant toujours très apprêté, une mèche de cheveux adroitement coiffée sur son front surmontant un visage à la peau lisse. Il avait une allure jeune et moderne, un peu désinvolte et méprisante pour son entourage. Sa barbe était parfaitement taillée, bien dessinée, et son agilité physique perceptible dans ses moindres gestes.
Aujourd’hui, son teint était grisâtre, son crâne en partie dégarni, ses yeux plombés par des cernes qui semblaient là depuis toujours, et ses paupières alourdies lui donnaient une attitude indifférente à la cruauté du monde. Il avait l’air d’avoir plus de cinquante ans, presque le double de son âge, d’être usé et, surtout, ses mouvements n’étaient plus aussi précis, ainsi que Grace put le constater lorsqu’il cogna son verre en voulant prendre le menu.
— Je vous conseille leur Aalsuppe, elle est délicieuse, dit-il. C’est une soupe à base d’anguille, de pruneaux, poires, légumes, lard et quelques condiments.
Grace plongea son regard dans le sien.
— Si vous avez besoin de moi, vous feriez mieux d’arrêter ce cinéma et d’en venir au fait.
— Et c’est moi que l’on traite de sauvage… mais, bon, si vous n’êtes pas une adepte des préliminaires, je respecte votre désir.
L’assassin caressa sa barbe de trois jours à la pousse inégale et gratta d’un geste agacé sa cicatrice au cou. Puis, s’assurant que la serveuse était loin d’eux, il se pencha en avant pour parler à voix basse.
— Voici ma proposition : la dernière fois, malgré tout ce que vous avez entrepris, vous n’avez pas réussi à arrêter Olympe dans sa volonté d’abrutissement de la civilisation occidentale. Sachez que la multinationale promeut également la pédocriminalité au niveau mondial en militant partout pour la baisse de l’âge du consentement, en banalisant le tourisme sexuel, en noyautant les ONG chargées des enfants abandonnés pour fournir nos clients favoris, et surtout en protégeant les coupables qui ont les moyens de se payer nos services. Bref, le groupe est trop puissant pour vous, quelle que soit votre soif de justice, inspectrice. Vous ne parviendrez jamais à arrêter une entreprise de cette dimension…
Gabriel se massa la main, comme pour faire passer une douleur.
— Juste une question : Olympe détruit tous ces enfants seulement pour l’argent ? Ou cette horreur fait-elle partie d’une stratégie plus globale ?
— La deux, candidate Campbell. Mais ne me demandez pas laquelle. Le Passager ne nous dit pas tout.
— Attendez, ce Passager qui semble faire l’admiration des pourritures du réseau Kentler a donc un lien avec Olympe ?
— Ah oui, j’ai oublié de vous présenter mon patron, Grace. Le Passager n’est autre que le fondateur d’Olympe. Si vous voulez des réponses et surtout faire tomber ce groupe, vous n’avez qu’une solution : atteindre son créateur et actuel dirigeant. Et c’est moi qui peux vous conduire à lui.
Grace n’en croyait tellement pas ses oreilles qu’elle en sourit.
— Vous, assassin dévoué à Olympe jusqu’à la moelle, responsable d’un des départements de la sécurité, vous voulez m’aider à arrêter votre chef ? Vous croyez sérieusement que je vais vous faire confiance ?
L’homme approuva d’un mouvement de tête.
— Je l’espère. Pour deux raisons. La première : c’est grâce à moi que vous êtes arrivée jusqu’ici.
— C’est ce que vous insinuez depuis le début, mais je ne vois pas pourquoi vous…
— Attendez, je vais vous expliquer d’ici quelques secondes. Deuxième raison : j’ai un intérêt tout personnel à détruire Olympe.
Grace tapota la table de son index, agacée d’avoir à se soumettre au tempo de son pire ennemi.
— Prouvez-moi ce que vous dites.
Gabriel se recula sur son siège, la mine sardonique.
— Soyons honnêtes, inspectrice, si je vous avais proposé directement de collaborer avec moi pour mener Olympe à sa perte, vous ne m’auriez jamais suivi.
— Et pourquoi le ferais-je aujourd’hui ?
— Parce que je vous ai montré ma bonne foi en facilitant votre enquête sur ce qui vous est arrivé enfant. Je vous ai aidée comme personne n’aurait pu le faire. Sans mon appui, vous seriez encore chez vous à vivre dans les tourments de l’ignorance. Vous seriez restée prisonnière de votre passé, Grace !
— Et pourquoi donc ?
— Parce que les preuves dont vous aviez besoin sont chez Olympe depuis des années !
Gabriel avait lancé sa phrase avec une intonation impatiente.
Grace se recula de la table.
— Comment ça, chez Olympe ? siffla-t-elle, la tête inclinée, incrédule.
Son interlocuteur se pencha sur le côté de sa chaise pour fouiller dans un sac à dos posé à ses pieds. Il en sortit une série de photographies qu’il dévoila au fil de son énumération.
— Les lettres « S K 2 » inscrites sur un papier dans la prise électrique chez votre mère, la pochette de Scott Dyce et la suite de la plaque d’immatriculation, les clichés de l’ancienne chambre de Lukas et bien d’autres choses à côté desquelles vous êtes passée. Tout ça, Olympe l’avait déjà trouvé et consigné dans ses coffres pour éviter à ses clients d’être inquiétés ou pour faire chanter les mauvais payeurs. Je me suis juste arrangé pour sortir les documents de nos archives et les replacer là où ils étaient à l’origine, afin que vous refassiez toute l’enquête qu’Olympe avait déjà menée il y a quelques années.
Grace scrutait les photographies étalées sur la table, sentant s’ouvrir en elle un abîme de sidération.
— Puisque nous sommes au pays des contes de fées, reprit Gabriel, j’ai joué au Petit Poucet avec vous, en semant sur votre chemin des cailloux qui vous ont conduite jusqu’à Lukas. Rassurez-vous, inspectrice, je n’ai rien inventé de ce que vous avez découvert. Tous les éléments que vous avez trouvés sont réels, je les ai seulement mis un peu mieux en valeur qu’ils ne l’étaient au départ.
Grace jeta un regard noir à son ennemi. Depuis cette lettre anonyme, c’était donc Gabriel qui la manipulait ? Elle se sentait humiliée d’avoir poursuivi une enquête factice dont il avait orchestré chaque rebondissement.
— Comment ? Comment auriez-vous pu savoir où dénicher ces indices, les mettre sur ma route et être sûr que je tomberais dessus ? C’est impossible !
— Il y a eu quelques imprévus, mais dans l’ensemble, mon plan a bien fonctionné. La preuve, vous êtes là.
Grace connaissait la perfidie de cet homme qu’elle savait capable d’un bluff de haut vol pour parvenir à ses fins.
— On n’a pas énormément de temps devant nous, reprit-il, mais votre confiance à mon égard est capitale pour la suite de notre collaboration, alors écoutez bien.
Grace se redressa sur son siège.
— Pour commencer, vous devez savoir que, chez Olympe, nous avons les moyens d’espionner toutes les personnes qui peuvent nuire d’une façon ou d’une autre à nos clients. Tous les individus suspects, les témoins ou les repentis, sont gardés en vie tant qu’on peut pour ne pas attirer l’attention. On ne les supprime qu’en dernier recours. C’est notre façon de fonctionner : maîtriser l’information, éviter les drames au maximum, mais intervenir fermement quand cela devient indispensable. Or, lorsque Olympe a mis en place la protection des membres du réseau du joueur de flûte et des participants au projet Kentler, votre mère a évidemment fait partie des gens à surveiller. Votre maison d’enfance a donc été passée au peigne fin pour y récolter tout ce qui pourrait constituer une preuve contre nos clients. Votre chambre a ainsi été inspectée et nous avons déniché le fameux papier que vous aviez caché après votre enlèvement. Nous avons compris plus tard que « S K 2 » correspondait aux trois premiers signes d’une plaque d’immatriculation. Nous nous sommes assurés sur le long terme que votre mère ne serait pas prise un jour d’une bouffée de remords l’amenant à tout confesser à la police. Cette mission de surveillance a été attribuée à son aide à domicile Freya.
— Cette femme fait partie d’Olympe ?
— Elle est payée par Olympe. Nuance. C’est-à-dire qu’elle fait ce qu’on lui demande sans discuter, contrairement à d’autres. Donc, comme je savais que vous iriez faire un tour chez votre mère après avoir lu ma lettre anonyme, j’ai ordonné à Freya de faire en sorte que vous retrouviez votre terrible canif porte-clés et le petit papier avec le fameux « S K 2 » dessus que vous aviez dissimulés à l’époque sous votre matelas. Pas de façon trop évidente, bien entendu, il fallait que vous ayez l’impression de les découvrir par vous-même. J’imagine que le jaune paille de la prise électrique repeinte par Freya vous a émue et vous a rappelé votre chambre de petite fille innocente.
Grace comprenait maintenant pourquoi elle n’avait aucun souvenir de cette cachette. Mais surtout, elle avait du mal à croire que Gabriel ait pu prévoir la suite de son enquête.
— Et vous saviez que j’allais me rendre dans l’appartement qu’avait loué mon père, rechercher la liste de ses appels téléphoniques et rejoindre la maison de repos où résidait Scott Dyce ?
— Je n’ai misé que sur les embranchements décisifs de vos investigations. Car, quelle que soit la méthode employée, il était évident qu’à un moment ou un autre vous tenteriez d’interroger Scott Dyce. Je savais que vous finiriez par vous rendre au centre de Cairngorms. Mais une fois sur place, les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu.
— Vous n’aviez pas anticipé que l’agente Kathy Hodges essaierait de tuer Scott Dyce, c’est bien cela ?
— Effectivement, répondit Gabriel, avec une pointe d’admiration pour Grace dans le regard. Il y a quelques années, Olympe avait récupéré la fameuse pochette de Scott Dyce. Le brave inspecteur était déjà dans un tel état de végétation qu’il n’a pas été compliqué d’échanger sa chemise cartonnée d’origine avec une autre. À l’intérieur nous avions, comme vous, détecté dans le revers le minuscule rectangle de papier avec l’inscription « P G A 3 ». En préparation de votre venue, j’ai renvoyé la vraie pochette à Kathy Hodges, qui ignorait ce qu’il y avait de caché à l’intérieur, pour qu’elle la replace entre les mains de Dyce. Je lui ai expliqué que c’était un élément qui vous mettrait sur une fausse piste et vous éloignerait des agissements d’Olympe. Normalement elle devait même vous inciter à prendre la chemise pour l’étudier plus confortablement au commissariat. Mais elle ne l’a pas fait… Car c’était une agente particulièrement zélée, pour ne pas dire fanatique. Elle s’est doutée que je ne lui disais pas la vérité et que je préparais une cabale contre sa chère multinationale.
— C’est avec vous qu’elle se disputait au téléphone ? intervint Grace.
— Oui, j’ai essayé de la convaincre que la mission que je venais de lui confier était de la plus haute importance pour le groupe, mais elle a refusé de me croire. Par loyauté pour Olympe, elle avait donc pris la décision de tuer Dyce afin qu’il ne vous révèle rien… et de se donner ensuite la mort pour éviter d’être interrogée. Un acte pour le moins radical. Je peux comprendre : à une époque, j’aurais moi aussi tout fait pour mener à bien une mission.
Grace n’aurait jamais pu imaginer tout ce qui se tramait en parallèle de ses propres recherches.
— Heureusement que vous êtes perspicace, ajouta Gabriel, et que vous vous êtes donné la peine d’étudier en profondeur la pochette de Dyce.
— Ce qu’il m’a dit dans l’ambulance m’a mis la puce à l’oreille.
— J’ignorais qu’il avait pu vous parler avant de mourir.
— Vos espions ne sont pas infaillibles, se reprit Grace, qui s’en voulut de s’être laissée aller à la confidence. Vous êtes aussi intervenu à Hamelin ?
— Arrivée à cette étape, il vous suffisait de suivre tous les indices et de faire preuve d’un peu de jugeote, et je doute moins de votre intelligence que de la loyauté de mes agents. Vous deviez logiquement vous rendre à l’ancienne adresse de Klaus Brauner et rencontrer l’actuel propriétaire des lieux qui possédait des photos de la chambre de Lukas.
— Attendez, pendant toutes les années où vous avez gardé les photos de la chambre de Lukas, Ludwig Freimann ne s’est rendu compte de rien ?
— Nous avions remplacé les photos originales par des copies sur lesquelles nous avions effacé un détail en particulier. Comme je savais que vous alliez venir dans la maison de Brauner, j’ai fait remettre les clichés originaux qui, si vous aviez pris le temps de bien les regarder, vous auraient directement conduite à la chaumière de Lukas en Forêt-Noire. Sans passer par Hamelin.
— Il y avait un indice sur l’endroit où se trouvait Lukas sur les horribles gravures de contes de fées ?
— Oui. Lukas prévoyait depuis longtemps d’installer une cabane dans les bois pour y vivre. Vers l’âge de seize ans, il avait donc commencé à dessiner sa chaumière et situé le point exact où il voulait la construire. Sur une petite parcelle de la Forêt-Noire appartenant à la famille de son père adoptif, dont il savait qu’il hériterait. Le dessin était d’une évidence flagrante, même pour un amateur. Mais bizarrement, vous n’avez pas suivi cette piste…
Gabriel avait terminé sa phrase en interrogeant son interlocutrice du regard.
Grace se remémora la scène et comprit ce qu’il s’était passé chez Ludwig Freimann. Son analyse des photos de la chambre de son jeune sauveur avait été brutalement interrompue lorsqu’elle avait vu le joueur de flûte sur un prospectus touristique. Le choc avait été tel et l’obsession d’en apprendre plus sur cet individu portant le même costume que son bourreau si forte, qu’elle en avait oublié d’achever son examen des clichés.
— J’ai préféré suivre la piste du joueur de flûte, se contenta-t-elle de dire.
— J’ai bien vu, rétorqua Gabriel. Mes informateurs qui, comme vous l’avez constaté, ne vous lâchaient pas depuis l’aéroport m’ont fait part de vos déplacements à l’église, au musée de Hamelin, au commissariat et enfin chez la veuve d’Harald Schmidt.
— À ce propos, j’imagine que c’est aussi Olympe qui a commandité le cambriolage destiné à récupérer le rapport archéologique prouvant l’existence d’une chambre secrète dans les collines de Coppenbrügge ?
— Évidemment. De son vivant, Harald Schmidt travaillait pour nous. Raison pour laquelle il avait sorti des archives de la police le fameux compte rendu et l’avait gardé chez lui en ne laissant fuiter qu’une synthèse sans intérêt. Quand il est mort, il a fallu tout récupérer. Même si cela n’a pas été fait dans les règles de l’art et que les agents de l’époque se sont bêtement fait surprendre par une alarme. Enfin bref, passons, le fait que vous creusiez le sillon du réseau du joueur de flûte a bien failli tout faire capoter. En sortant des rails de l’enquête que j’avais tracés pour vous, vous mettiez en danger beaucoup trop de clients d’Olympe. L’information est remontée jusqu’au département intervention de terrain avec lequel je collabore, et on m’a mis la pression pour vous arrêter, sous peine de faire intervenir un commando. Je n’ai donc eu d’autre choix que d’ordonner aux agents qui vous suivaient de vous neutraliser et de détruire toutes les preuves présentes dans la grotte. Mais pour vous laisser une chance, je leur ai menti, en leur disant que vous n’étiez pas armée. Pour le reste, je ne pouvais que miser sur votre compétence… Dès que j’ai appris que vous aviez survécu, j’ai été certain que vous tomberiez sur les photos de surveillance de Lukas, sur les téléphones portables des agents, et que vous localiseriez rapidement sa chaumière. Mais je savais aussi que, cette fois, le service d’intervention ne vous laisserait aucune chance. Il fallait que j’agisse moi-même. La suite, vous la connaissez…
Grace était abasourdie par le récit de cette guerre qui s’était menée en coulisses pour la guider vers la vérité et la protéger. Et même s’il lui était difficile de l’admettre, elle avait la conviction que Gabriel ne lui mentait pas. Cependant, avant de lui accorder un semblant de confiance, elle avait besoin d’éclaircir un dernier point.
— Et avec tout cela, vous n’êtes pas grillé chez Olympe ?
— Non, je ne pense pas. Je bénéficie encore du zèle dont j’ai fait preuve contre vous il y a six mois, et le grade de mon poste m’autorise une certaine latitude dans mes déplacements sans que cela attire l’attention. Quant aux agents de terrain qui auraient pu parler, ils sont morts. Reste Freya, à qui j’ai toujours fait croire que l’on cherchait à vous emmener sur une fausse piste pour vous éloigner de la vérité. Quant à mon infirmière Kathy Hodges, vous connaissez le sort qu’elle s’est réservé.
— Et les mercenaires qui ont été tués chez Lukas ?
— Comme je connaissais les mots de passe et le protocole de l’opération, je n’ai pas eu de mal à me faire passer pour l’un des mercenaires via son téléphone pour signaler des pertes importantes, mais que vous étiez éliminée. Ça ne tiendra pas plus de quarante-huit heures, ce qui nous laisse juste le temps d’agir.
Grace avait encore des difficultés à prendre la mesure de tout ce que Gabriel venait de lui révéler, mais ses explications lui semblaient crédibles. Probablement parce qu’il reconnaissait une partie de ses erreurs ou de ses manquements dans le déroulé de son plan. Restait à savoir pourquoi il s’était donné tant de mal.
— Vous m’avez dit tout à l’heure que je devais croire en votre volonté de détruire Olympe parce que vous aviez une raison personnelle de le faire. Je vous écoute.
Gabriel regarda la table un moment, en silence, visiblement dans ses pensées. Quand il parla enfin, une terrible douleur perçait dans sa voix.