En contrebas de la route en lacets qu’elle suivait depuis plusieurs heures, Grace aperçut l’écume d’un torrent. Ses méandres bouillonnants conduisaient le regard jusqu’aux toits couverts de neige des habitations nichées au creux de la vallée. Il n’était que quatorze heures, mais le ciel était si gris que, dans le village de Hornberg, les lumières brillaient déjà derrière les fenêtres des maisons à colombages, comme autant de pièces d’or.
Grace se gara sur un parking situé au pied d’un relief menant à l’ancien château fort qui dominait les lieux. Selon son GPS, elle avait quatre heures de marche à travers la forêt enneigée pour rejoindre l’endroit où avaient été prises les photos de la chaumière. La raison aurait voulu qu’elle reporte son expédition au lendemain matin, mais elle n’avait pas ce luxe : demain soir, l’ultimatum des trois jours arriverait à son terme et Elliot Baxter lui ordonnerait de regagner Glasgow. Si risquée soit sa décision, Grace n’hésita donc pas.
Elle s’acheta quelques provisions, un petit réchaud à gaz, y ajouta de solides chaussures de marche, une couverture de survie, un bonnet, des gants, et remplit son Thermos de thé brûlant. Puis elle traversa un pont de pierre qui enjambait le torrent aux rives glacées, et fendit la poudreuse du chemin de randonnée qui serpentait dans la forêt.
Les cinq premiers kilomètres furent presque enchanteurs. Elle n’entendait que le crissement de ses pas, se mêlant de temps à autre à la mélodie d’un rouge-gorge qui l’observait sur une branche cristalline avant de s’envoler dans un saupoudrage neigeux. Parfois se laissait deviner le murmure lointain du cours d’eau creusant son lit bien plus bas, tandis que la forêt s’ouvrait pour dévoiler les flancs de la montagne opposée garnis de sapins blancs. Mais au fur et à mesure que la lumière diminuait, des croassements de corbeaux imposants remplacèrent les gazouillis des rares petits oiseaux, et le sentier se fit plus étroit et sinueux. Dans une pénombre à laquelle ses yeux s’habituaient difficilement, Grace franchit une rivière sur un pont de bois mal ajusté, d’où pendaient des stalactites qui se décrochèrent à son passage pour éclater sur les rochers qui émergeaient des eaux. Laissant derrière elle cette passerelle branlante et grinçante, Grace dut alors quitter la voie balisée pour couper à travers la forêt. Elle s’enfonçait parfois jusqu’aux chevilles dans la poudreuse, et en l’espace d’une demi-heure, il lui sembla errer au cœur d’une terre désertée, hors du temps. Seul le profil furtif d’une biche aperçu dans le brouillard naissant lui prouva que la vie existait encore.
Peinant, le sang palpitant de nouveau dans sa pommette, Grace suivait les indications du GPS avec l’impression qu’elle n’avançait pas. La neige et la brume unifiaient le paysage dans un décor éthéré sans aucun point de repère. En plus de lutter contre la fatigue physique, elle eut alors à se battre contre l’absurde question qui tournait dans sa tête : que faisait-elle ici ? Elle s’arrêta pour reprendre sa respiration. Entre les branches griffues qui s’étendaient au-dessus d’elle, elle vit le ciel bas et gris qui virait au noir. Il lui restait très peu de temps avant la tombée de la nuit. Éperonnée par cette perspective inquiétante, elle accéléra le pas jusqu’à déboucher sur une improbable clairière endormie par le brouillard où elle fut saisie de peur : au centre de la trouée se dressait un aigle géant aux ailes immenses à moitié dépliées, sa haute tête penchée dans sa direction, ses deux yeux perçants larges comme des hublots surplombant la courbe aiguisée de son bec. Le temps qu’elle prenne conscience du piège tendu par son imagination, Grace s’était vraiment crue en présence d’une créature fantastique issue des profondeurs des âges.
Cela dit, l’arbre nimbé de brume qui trônait au centre de la clairière n’en était pas moins intimidant. De son tronc massif, de volumineuses racines s’engloutissaient sous le sol neigeux avec une telle puissance qu’elles semblaient elles-mêmes soutenir la terre. Mais c’était surtout sa tête qui imposait le respect. Ses branches, à peine moins grosses que le tronc, décrivaient des courbes noueuses qui avaient dû voir défiler l’histoire de l’humanité sur des siècles. S’il existait un dieu des arbres, Grace était certaine d’être en sa présence. Émue par la taille et la prestance de ce géant au cœur de la forêt silencieuse, elle n’osa s’en approcher. Elle le contourna en faisant taire ses réflexes de grande lectrice lui chuchotant que l’arbre l’observait et la mettait en garde contre les bois qu’elle s’apprêtait à pénétrer. Sans un regard par-dessus son épaule, elle s’enfonça dans une futaie de sapins qui paraissaient plus hauts et plus larges que la normale.
La pente se durcit nettement, sollicitant son cœur, la faisant cracher des volutes de fumée blanche. La végétation se fit si dense que Grace percutait sans cesse des branches, libérant des monceaux de neige qui glissaient dans son cou et glaçaient sa peau brûlante d’effort. Les jambes chancelantes de fatigue, les poumons enflammés, sa volonté la conduisait enfin au sommet de la colline, et elle déboucha sur un promontoire à ciel ouvert qui offrait un vaste panorama. Le crépuscule avait jeté son voile sombre, mais on distinguait encore les vallons couverts par la forêt enneigée s’étendant dans toutes les directions, à perte de vue. Et là, au loin, jaillissant du brouillard telle une manifestation fantomatique, elle entrevit un donjon crénelé cerné par une série de toits pointus nappés d’une mousse immaculée. Surgi du passé, un château aux murs abrupts et aux tours élancées émergeait de la brume sur un pic rocheux.
Grace mit du temps à décoller son regard de cette apparition tout droit sortie d’un conte de fées. Pour être certaine de ne pas être victime d’une hallucination due au froid ou à l’épuisement, elle agrandit la carte de son téléphone, et constata qu’un édifice ancien se trouvait bien à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Le château de Lichtenstein.
S’extrayant difficilement de cette image fantasmagorique, elle avala une gorgée de thé chaud et allait reprendre sa route, quand elle aperçut un modeste sentier semblant partir de la pierre plate sur laquelle elle était montée, et qui suivait la direction qu’elle devait emprunter pour rejoindre la chaumière.
Elle s’y engagea et fut contrainte d’allumer sa lampe torche, dont le halo créa autour d’elle une fausse impression de sécurité, rendant invisible, et donc suspect, tout ce qui était au-delà du cercle de lumière. Des craquements se firent entendre, un oiseau de nuit s’envola juste au-dessus de sa tête dans un claquement d’ailes qui la fit sursauter. Elle arrêta sa marche et perçut comme des souffles qui émanaient des ombres environnantes. Refusant de céder à la peur préhistorique de l’obscurité, elle se concentra sur son objectif. Au bord de l’épuisement, elle sentit alors son téléphone vibrer dans sa poche pour lui indiquer qu’elle était enfin à moins de vingt mètres de sa destination.
Méfiante, elle éteignit sa lampe de poche, et avança prudemment en observant entre les arbres. D’abord, elle ne vit rien, mais elle respira une odeur de feu de bois, et, continuant à progresser avec précaution, elle finit par distinguer une pâle lueur filtrer devant elle, à travers les branchages. Le temps que ses pupilles se dilatent, se dessinèrent les contours d’une chaumière dont l’une des minuscules fenêtres diffusait une lumière tremblante.
Grace s’empara délicatement de son arme glissée dans son holster. Le frottement de son manteau glissa dans le silence, précédant le crissement affaibli de ses semelles se déroulant avec retenue. Elle se rapprochait de la cabane, s’assurant de rester à l’abri des arbres.
À présent, elle pouvait voir que les murs de la maisonnette étaient construits en pierres grises mal ajustées. Certaines dépassaient plus que d’autres, donnant l’impression que les parois étaient légèrement de travers. Le toit de paille recouvert de neige paraissait lui aussi vaguement tordu, tel un chapeau mou un peu trop grand. Une porte en bois brut sculptait un arc de cercle imitant la forme des fenêtres décorées de petits rideaux en dentelle.
Qui pouvait bien vivre ici, au fin fond de cette forêt ?
Grace écarta discrètement les branchages pour poursuivre son approche féline. Sans lumière, elle n’avait pour point de repère que la lueur émanant de la demeure. Elle fit un détour pour ne pas s’avancer frontalement, et s’adossa bientôt à la chaumière, une main devant la bouche pour masquer la buée qui s’en échappait.
Elle progressa centimètre par centimètre, jusqu’à arriver à la lisière de la lucarne éclairée. Agrippée aux aspérités du mur pour ne pas glisser, elle retint son souffle et s’inclina. Dans un scintillement tamisé, elle découvrit une pièce dans laquelle se trouvaient une lourde commode et ce qui ressemblait à l’extrémité du cadre d’un lit. La chandelle dont on devinait la danse de la flamme devait être posée un peu plus loin, peut-être sur une table de nuit.
Grace s’accroupit et passa sous la fenêtre afin d’avoir un autre angle de vue. Elle attendit que son rythme cardiaque se calme, prit une grande goulée d’air glacé et bloqua sa respiration. Serrant son arme dans sa main, elle se pencha de nouveau. Elle vit d’abord une couverture en damier qui recouvrait des jambes. Puis son regard remonta lentement jusqu’au torse et enfin à la tête d’une personne allongée. Grace ne pouvait distinguer son visage, mais sans doute était-ce celui d’une vieille dame, si l’on se fiait au bonnet de nuit suranné et à la chemise blanche à dentelle.
La seconde d’après, le sang de la jeune femme se glaça. L’individu, qui avait dû entendre ou deviner une présence, se tourna dans un mouvement vif en direction de la fenêtre. Mais, au lieu des traits innocents d’une grand-mère auxquels Grace s’attendait, la chandelle venait de dévoiler la gueule d’un loup dont les yeux jaunes, terrifiants, la fixaient.