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À en croire les affiches placardées dans le couloir d’arrivée de l’aéroport de Hanovre, la région ne cachait pas sa fierté d’offrir aux visiteurs un retour dans le passé. Ici, villes et villages n’avaient jamais vraiment quitté l’époque médiévale, en témoignaient les nombreuses photos de ruelles bordées de maisons à colombages tordus. Grace dépassa les touristes qui s’arrêtaient devant les panneaux explicatifs, s’empressa de récupérer son arme de service et de louer une voiture. Un peu plus tard, vers dix-sept heures, elle entrait l’adresse de Klaus Brauner dans le GPS de sa voiture de location et laissait la belle cité de Hanovre derrière elle pour s’aventurer dans la campagne allemande.

Elle abandonna rapidement la nationale et emprunta des petites routes qui menaient au nord de Hamelin, vers ce qui semblait être un lieu-dit à l’écart de la ville. À terre, elle retrouvait les épais nuages gris qui avaient agité l’atterrissage. Ces masses lourdes au ventre gonflé menaçaient de crever pour libérer une calamité. Autour d’elle, des collines obscurcies de forêts alternaient avec des plaines de givre où, tel un enfant craintif, se cachait parfois une vieille ferme derrière un bosquet. Pendant un moment, elle longea une rivière dont les eaux paraissaient inertes, tout comme l’ancestral moulin aux ailes immobiles planté sur ses bords glacés. Jusque-là seule à traverser ce paysage ensorcelé de sommeil, elle finit par remarquer une voiture dans son rétroviseur. Une Jeep noire qui aurait pu rouler bien plus vite qu’elle, mais qui se contentait de la suivre à distance prudente. Grace la perdait parfois dans un virage, mais seulement pour la voir ressurgir quelques secondes après, semblant avoir accéléré pour combler son retard. La jeune femme ralentit de façon exagérée afin de vérifier si le véhicule allait la doubler. Celui-ci commença par adapter sa vitesse, avant de dépasser tranquillement Grace, ses vitres teintées empêchant de distinguer ses occupants. La Jeep poursuivit son chemin sans se presser, bifurquant finalement pour s’éloigner de la route principale.

À moitié rassurée, Grace resta attentive jusqu’à ce qu’elle rejoigne son étrange destination : une maison en rondins, perdue au creux d’un vallon brumeux.

Elle s’arrêta à une centaine de mètres, contemplant cette bâtisse aux allures de chalet avec sa cheminée fumante. Puis elle alla se garer devant le portail en bois, quitta l’abri de sa voiture et chercha en vain un nom sur la sonnette fichée dans la pierre d’un pilier. Le moment était venu de se confronter à la brutale réalité. Une cloche mélodieuse retentit dans la maison, dont la porte s’ouvrit, quelques secondes plus tard, sur un homme âgé et voûté. À première vue, il ressemblait peu à Klaus Brauner, mais la pièce d’identité qu’on lui avait envoyée datait de plusieurs dizaines d’années. L’individu l’observait, attendant visiblement qu’elle s’adresse à lui.

— Monsieur Klaus Brauner ? lança-t-elle, le cœur fébrile.

Le vieillard fronça les sourcils et tendit le cou. Il n’avait pas l’air d’avoir bien entendu. Un grésillement métallique annonça que le portail était déverrouillé et Grace le poussa avec une légère hésitation.

Elle suivit un chemin dallé et remarqua des nains de céramique disséminés dans le jardin, tandis que le regard broussailleux du propriétaire ne la lâchait pas. Plus elle s’approchait de lui, plus Grace doutait d’être face à celui qu’elle avait vu sur la carte d’identité, même si, avec le temps, Brauner avait peut-être perdu la fière allure de sa jeunesse.

Elle était désormais en contrebas par rapport à l’homme, qui la dévisageait du perron. Grace dut faire un effort pour dénouer sa gorge et ces quelques secondes installèrent une atmosphère étrange. Si bien que le vieillard recula subrepticement vers l’intérieur de la maison.

— Je cherche M. Klaus Brauner, finit par dire Grace.

Cette fois, elle en était certaine, il avait bien compris. Il déclara quelque chose en allemand, que Grace ne sut pas traduire.

— Je suis écossaise, vous parlez un peu anglais ? demanda-t-elle.

L’homme fit jouer sa forêt de sourcils d’un air hésitant, puis il répondit dans un anglais très correct :

— Klaus Brauner… c’était il y a longtemps.

— C’est-à-dire ? questionna Grace, suspicieuse.

— Ce n’est pas moi. Je m’appelle Ludwig Freimann. Mais « Brauner », c’est un nom qui me renvoie plusieurs dizaines d’années en arrière. Entrez, il fait froid.

Effectivement, maintenant qu’elle était tout près de son interlocuteur, elle pouvait constater qu’il n’avait rien à voir avec Klaus Brauner. Grace s’était figée sur le seuil de la porte, si déçue qu’elle n’avait plus la force d’avancer. S’écroulait en elle le château de cartes de ses espoirs.

— Venez, vous allez attraper la mort à rester là sans bouger. Mademoiselle… ?

Grace frissonna, pénétrée par l’humidité et la rude déconvenue.

— Grace Campbell, répondit-elle sans conviction.

Puis elle se décida enfin à entrer, se disant que l’homme pourrait peut-être l’aider dans son enquête. Peut-être…

À l’intérieur, une prégnante odeur de feu de bois attira son attention vers un âtre noirci. Des petites flammes y survivaient à peine sur un tapis de braises rougeoyantes. Leur fard de forge projetait dans la pièce au mobilier rustique une lueur tremblante qui parvenait tout juste à saisir les ombres des lourdes poutres du plafond. En s’asseyant, le vieillard fit grincer l’armature en bois d’une des deux chaises de paille disposées devant le foyer. Grace l’imita et tendit machinalement ses mains vers la chaleur des charbons palpitants.

— Que savez-vous de Klaus Brauner ? demanda-t-elle en fixant les tommettes couleur brique qui bosselaient le sol.

— Dites-moi un peu qui vous êtes, mademoiselle Campbell… Vous m’avez l’air d’être quelqu’un de bien, mais vous comprenez que je me méfie.

Elle sortit son badge d’inspectrice avant d’ajouter qu’elle était à la recherche de Klaus Brauner dans le cadre d’une enquête.

— Eh bien, si vous vous êtes déplacée jusqu’ici, c’est que cette personne doit valoir son pesant d’or. Qu’importe, ça ne me regarde pas. C’est l’ancien propriétaire de cette maison. Mais c’est à son fils que je l’ai achetée il y a un peu plus de dix ans.

— Son fils ?

Grace ne put s’empêcher de repenser au petit garçon qui lui avait sauvé la vie.

— Oui, Klaus Brauner venait de décéder et le fils a mis la maison en vente. D’après ce que j’ai compris, le gamin, enfin le gamin, il devait avoir une vingtaine d’années, le jeune homme, plutôt, avait vécu toute sa vie ici et ne voulait pas y rester.

— Parlez-moi du fils de Klaus Brauner.

— Oh, j’ai le souvenir d’un garçon abattu, triste. Chaque fois que je l’ai rencontré, il avait l’air perdu, ailleurs. Il avait même oublié le jour de la signature chez le notaire. On a dû aller le chercher chez lui. Je ne sais pas s’il se comportait ainsi avant la mort de son père ou si c’est ça qui lui avait filé un coup, mais il faisait peine à voir.

Grace sortit délicatement de sa poche intérieure droite le portrait crayonné de son sauveur. Elle le tendit à Ludwig.

— Humm… c’est lui enfant ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, répondit Grace, prudente.

Une braise crépita brièvement dans le silence pendant que le vieil homme réfléchissait.

— Difficile à dire, mais c’est vrai qu’il y a quelque chose de semblable… dans la morosité du regard… Peut-être était-il déjà si sombre dès son plus jeune âge. Vous me direz, vu l’état des lieux quand j’ai acheté ici, ça ne m’étonnerait pas que ce gamin ait été atteint très jeune de profonde mélancolie.

— C’est-à-dire ?

— Déjà, cette maison était un taudis. Une odeur de crasse, des déchets partout, sous les meubles et dans les coins, des fuites d’eau, de la moisissure, du bois pourri, et des chats qui faisaient leurs besoins n’importe où. Mais si vous aviez vu la chambre du fils…

Le vieillard secoua la tête comme s’il n’y croyait toujours pas.

— Elle était dans un état pire que le reste de la maison ?

— Oh, non, à vrai dire, c’était le seul endroit à peu près bien entretenu. Non, c’était la décoration. D’un sinistre…

— Cela ressemblait à quoi exactement ?

— Ce garçon était visiblement obsédé par les contes de fées, voyez-vous. Et pas les plus gais. Tous les murs étaient tapissés de gravures toutes plus effrayantes les unes que les autres. Ma femme avait été tellement choquée, à l’époque, qu’elle n’avait plus voulu mettre les pieds dans cette pièce. Elle n’a été soulagée que lorsque tout a été démoli.

— Vous seriez capable de me décrire ces dessins ?

— Oh, je me souviens d’illustrations en noir et blanc du Petit Chaperon rouge allongé dans un lit à côté de ce loup glissé sous les couvertures, grossièrement déguisé en grand-mère avec ses minuscules lunettes posées sur un museau dévoilant des crocs affamés. Le gosse les avait accrochées face à son lit ! Et au-dessus de la tête, je crois qu’on voyait l’ogre aux yeux fous du Petit Poucet, sur le point de trancher la gorge de ses filles endormies. Il devait y avoir aussi une représentation de Peau d’âne… Oui, c’est bien cela : Peau d’âne en train de pleurer, fuyant le château de son père, si je me rappelle bien l’histoire.

Le vieillard contempla le foyer mourant doucement dans l’âtre, avant de reprendre.

— Toute la chambre était recouverte de ces images malsaines. Qui veut grandir dans un décor pareil ? Ce n’est pas normal, vous êtes d’accord ? D’autant qu’à vingt ans il habitait encore là, dans cette ambiance à la fois enfantine et morbide. Ça m’a tellement marqué, à l’époque, que j’en ai fait des photos pour montrer cette folie à mes amis.

— Vous les avez encore ? s’empressa de demander Grace.

— Ça se peut bien qu’elles soient avec les papiers du notaire.

Il se leva, alla ouvrir un tiroir d’un buffet en bois massif dans le fond de la pièce.

— Monsieur Freimann, poursuivit Grace en s’apprêtant à poser la question à laquelle elle redoutait le plus la réponse. Savez-vous où est parti vivre le fils Brauner après avoir vendu la maison de son père ?

— Malheureusement, je n’en ai aucune idée.

La sentence tomba dans l’atmosphère tamisée de la salle au plafond bas.

— Ah voilà les papiers du notaire. Tenez, le prénom du fils, c’était Lukas. Et les photos, zut, où je les ai mises ?

— Lukas.

Grace murmura pour la première fois de sa vie le prénom de celui qui avait peut-être été son ange gardien.

Un instant troublée, elle se ressaisit et entra le nom de Lukas Brauner sur Internet. Mais, comme elle l’anticipait, aucune correspondance ne s’afficha. Il ne lui restait plus qu’une option.

— Excusez-moi, dit-elle, je dois passer un appel.

Le vieillard leva le bras, comme pour signifier qu’elle était bien libre de faire ce qu’elle voulait.

Grace s’éloigna un peu et téléphona au contact que son commissariat avait avec la police allemande. Après s’être identifiée et avoir expliqué la raison de son appel à une officière qui parlait anglais, elle demanda qu’on l’aide à retrouver l’adresse de Lukas Brauner. Son interlocutrice semblait consigner sur son ordinateur tout ce que Grace lui disait au fur et à mesure de la conversation, ce qui ne manqua pas de l’agacer. Mais c’était la procédure et elle devait s’attendre à ce qu’on la rappelle dans quelques jours ou quelques heures pour lui poser davantage de questions sur son enquête sur le territoire allemand.

— Je suis désolée, inspectrice Campbell, finit par déclarer l’officière de police. La dernière adresse connue est celle où vous êtes actuellement. Je n’ai rien d’autre.

— Comment est-ce possible ?

— L’individu n’a pas retrouvé de logement ou il a quitté le pays.

Quand Grace raccrocha, son état psychique était aussi éteint que le feu de la cheminée. Elle n’avait plus aucune piste.

— Merci de votre aide et de votre accueil, s’efforça-t-elle de dire sans montrer son désarroi.

— Je vois bien que vous êtes déçue, inspectrice, je suis désolé de ne pouvoir en faire davantage, confessa le vieil homme en sortant une pile de papiers sur le buffet. Vous pouvez peut-être essayer d’aller demander à l’hôtel Zur Börse de Hamelin. Je me souviens que le fils Brauner y est resté quelques jours avant de quitter la ville. Ils en sauront peut-être plus. Je dis bien « peut-être », car c’était il y a presque quinze ans…

Grace nota le nom de l’établissement sans se faire aucune illusion.

— Ah, enfin, voilà les photos ! Je savais bien que je les avais gardées. Ça me fait tout drôle de les revoir. À cette époque, Amelia était encore là, marmonna-t-il sombrement.

Pudiquement, Grace laissa au propriétaire des lieux le temps de se recueillir et observa avec attention les photographies qu’il venait de lui donner. Le vieil homme n’avait pas noirci le tableau. La chambre de Lukas était tout bonnement effrayante, tapissée de gravures anciennes représentant des visages grimaçants et des créatures dérangeantes mi-humaines mi-bêtes aux yeux injectés de cruauté.

Elle reconnut des scènes du Petit Chaperon rouge, du Petit Poucet et de Peau d’âne. En examinant plus attentivement les clichés, elle remarqua que seuls ces trois contes étaient illustrés. Aucune trace de Blanche-Neige, de La Belle au bois dormant ni même de Hansel et Gretel. Pourquoi Lukas avait-il fait ce choix ? Préférait-il simplement ces histoires ou leurs personnages avaient-ils pour lui une symbolique particulière ?

Loin d’être essentielle, la question éveilla, malgré tout, la curiosité de Grace. Elle s’apprêtait à regarder avec sa loupe de poche l’une des gravures qui représentait une sinistre chaumière perdue au fond des bois, quand Ludwig lui déposa un dépliant touristique entre les mains.

— Gardez-le, c’est un plan de la ville de Hamelin, je n’en ai plus besoin, dit-il. L’hôtel Zur Börse doit être indiqué.

Grace le repéra effectivement. Elle refermait le prospectus qui vantait aussi les lieux de la cité à visiter, quand une image transperça son cerveau, lui écrasa la poitrine et lui broya le ventre. Tétanisée, sous l’emprise de l’épouvante, la jeune femme eut à peine le temps de saisir le rebord de la cheminée. Ses doigts devenus brutalement moites et raides glissèrent sur le bois, ses jambes la trahirent et elle s’effondra sur les tommettes tandis que la pièce se vidait de son oxygène et tournait autour d’elle.

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