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Comme elle le redoutait, le Zur Börse se révéla être une voie sans issue. L’établissement ne conservait pas ses registres au-delà de cinq ans, et quand bien même Grace aurait voulu retrouver ceux qui y travaillaient à l’époque, le directeur actuel lui expliqua que l’hôtel était passé entre les mains de tellement de gérants, depuis quinze ans, qu’il était impossible de retrouver le personnel attaché à chaque direction.

Grace avait donc définitivement perdu la trace de celui qu’elle pensait être son sauveur, le fils de Klaus Brauner, et ainsi la seule piste tangible qui aurait pu l’aider à remonter jusqu’à ceux qui l’avaient kidnappée et violée.

Sur le trottoir devant l’hôtel, seule sous le ciel nocturne, elle entendit au loin sonner les cloches d’une église. C’est ainsi que s’achevait donc sa folle journée d’espérance. Elle eut envie de se moquer d’elle-même, ne serait-ce que pour amortir la douleur d’un échec prévisible. Partie tête baissée dans cette enquête, fière de sa résolution, si convaincue qu’elle allait enfin connaître la vérité sur son passé, elle avait été aveuglée par son désir de retrouver une vie apaisée où l’amour et même le désir ne seraient plus tabous. Mais dans son enthousiasme, elle avait refusé de s’avouer qu’il était sans doute trop tard pour mener cette enquête : après une vingtaine d’années, les chances de dénicher des indices étaient quasi nulles.

Une bruine glaciale, annonciatrice de neige ou de grésil, lui piqua le visage. Elle glissa ses mains dans les poches de sa parka, et effleura alors le prospectus que Ludwig lui avait donné. Grace se ressaisit. En réalité, il restait une piste à explorer : le possible lien entre son calvaire et la légende du joueur de flûte de Hamelin. L’hypothèse était vaporeuse et avait tous les attributs d’une quête illusoire. Le choix de cette tenue multicolore de la part de son bourreau n’était peut-être qu’un hasard. Le fait que Klaus Brauner vive près de Hamelin pouvait fort bien être ce qu’on appelle dans le métier une coïncidence faussée.

Mais que pouvait-elle faire d’autre ? À part rentrer chez elle et se maudire jusqu’à la fin de ses jours en se disant qu’elle n’avait pas tout tenté pour découvrir la vérité. Il lui semblait désormais impossible d’éteindre le feu de la vengeance qu’elle avait tellement attisé. Elle n’aurait de repos qu’après avoir fait payer son tortionnaire. Par conséquent, même si elle n’y croyait guère, elle devait vérifier si la légende du joueur de flûte avait une base historique. Si ce n’était qu’un conte pour enfants, elle refermerait immédiatement cette piste chimérique, voire ridicule.

Elle se fia au conseil de Ludwig Freimann et prit la direction de l’église de la ville, telle une adulte à qui l’on a promis d’apporter la preuve de l’existence du père Noël.

Morose, elle remonta son col et traversa une route pour franchir une massive arche de pierre séparant la cité moderne de la ville historique.

L’impression de changer d’époque fut radicale et la força à s’arrêter. Devant elle, une large promenade conviait le visiteur à entrer comme on fait ses premiers pas dans un parc d’attractions, dévoilant un peu en contrebas un enchevêtrement de toits sombres et pointus, parfois de travers, qui se succédaient comme autant de chapeaux de lutin cabossés. À son terme, l’allée centrale lâchait la main du voyageur pour se démultiplier en un dédale de ruelles pavées, chacune invitant au mystère et à l’exploration. Alors qu’elle se remettait en marche, Grace vit avec plus de netteté les charpentes irrégulières des maisons à colombages penchant si bien de part et d’autre de ces voies étroites, que les sillons piétonniers semblaient s’être frayé leur propre passage entre les bâtisses. Les halos couleur de flamme de lanternes suspendues aux encadrements des portes médiévales en bois se reflétaient sur la chaussée luisante d’humidité ainsi que sur les façades aux teintes sablées. De-ci de-là, des enseignes en forme de chope, de grappe de raisin ou de clé ouvragée se balançaient en grinçant au gré des coups de vent, encourageant à pousser la porte de ces masures enfantines d’où émanaient de chaleureuses lumières tamisées par des rideaux de dentelle.

L’atmosphère pourrait être féerique si les rues n’étaient pas si désertes, pensa Grace, parvenue à l’endroit où la voie principale se séparait en ruelles labyrinthiques. Un seul couple de touristes passa rapidement devant elle en bravant le mauvais temps et la fraîcheur de la nuit. Sans présence humaine, la ville n’avait plus rien de magique, elle en devenait presque inquiétante. Comme si tous les habitants avaient abandonné leur logis en catastrophe.

Grace consulta un panneau gravé d’une silhouette du joueur de flûte indiquant plusieurs directions, dont celle de l’église, qu’elle suivit sans attendre. Elle s’engouffra dans une venelle au dallage tordu qui grimpait. Aux balcons, des roses de Noël dépassaient parfois des maisons inclinées comme des sourcils mal taillés et, au sommet des toitures vermoulues de mousse, des girouettes en forme de coq geignaient en suivant les orientations versatiles du vent. Seuls ces petits cris aigus accompagnaient le martèlement des pas de Grace. À plusieurs reprises, elle se retourna, persuadée d’avoir entendu quelqu’un marcher derrière elle, sans rien voir d’autre que la fine bruine qui s’était mise à tomber dru. Instinctivement, elle repensa à la famille de l’aéroport, puis à cette voiture qui ne la lâchait pas sur la route de l’ancienne adresse de Klaus Brauner. Se faisait-elle des idées ou avait-elle raison de s’inquiéter ?

Aux aguets, prête à réagir, elle accéléra et déboucha sur une vaste place pavée où s’élevait un bâtiment de pierre dont l’architecture crénelée, de style Renaissance, tranchait avec les maisonnettes médiévales. En passant devant, elle aperçut une enseigne métallique sur laquelle le joueur de flûte de Hamelin était forgé dans un médaillon doré. Puis son regard glissa sur une inscription gravée dans une plaque marbrée scellée dans le mur de l’édifice. Grace la parcourut d’un œil, pressée de rejoindre l’église, avant de prendre la mesure de ce qu’elle était en train de lire. Elle s’attendait à une narration folklorique, chargée de détails attrape-touristes pour entretenir la légende. Mais un préambule écrit en plusieurs langues lui apprit que la citation présentée ici était extraite du manuscrit de Lüneburg, datant de 1440-1450, rédigé par un moine. L’un des premiers documents écrits à rendre compte du funeste passage du fameux joueur de flûte à Hamelin. Grace le parcourut en essayant de le déchiffrer avec ses quelques notions d’allemand.


Anno 1284 am Dage Johannis et Pauli

war der 26. Juni

Durch einen Pieper mit allerley Farve bekledet

gewesen

CXXX Kinder verledet binnen Hameln geboren

To Calvarie bi den Koppen verloren


Le texte était trop compliqué et peut-être même pas en allemand moderne. Elle lut donc avec attention la traduction anglaise qui se trouvait sur une plaque à côté.


En l’année 1284, le jour de Jean et Paul

Soit le 26 juin

Par un flûtiste tout de couleurs vêtu,

130 enfants nés à Hamelin furent séduits

Et perdus au lieu du calvaire près de Koppen.


Jamais elle n’avait lu de textes évoquant des contes avec des lieux, des dates et des chiffres si explicites. Cette version quasi historique se télescopait de façon étrange avec le récit mythique et celui des frères Grimm. Mais tous les doutes étaient encore permis : ce témoignage avait été rédigé près de deux cents ans après les événements décrits. À cette époque bercée par les croyances les plus fantasmagoriques, la légende avait eu le temps de prendre le pas sur la vérité, si vérité il y avait eu.

Dans le silence de la place déserte, une cloche sonna un coup, signalant qu’il était 19 h 30, et Grace s’empressa de rejoindre l’église, curieuse de vérifier si cette visite allait confirmer le texte de l’inscription. Elle s’engouffra dans une voie encaissée qui sillonnait entre de vieilles demeures déséquilibrées. Un écriteau indiquait qu’elle s’appelait Bungelosenstrasse, autrement dit la « rue sans tambours ». En lisant pourquoi cette rue avait été baptisée ainsi, Grace ne put s’empêcher de réprimer un frisson de malaise : il s’agissait du dernier endroit où les enfants avaient été vus, et depuis lors, la musique et la danse y étaient interdits.

Grande lectrice, habituée à s’imprégner d’univers imaginaires, Grace ne put s’empêcher de se figurer ces cent trente filles et garçons déambulant exactement là où elle foulait le pavé, il y a un peu plus de sept cents ans. Ces âmes insouciantes, heureuses, suivant dans une admiration presque hypnotique ce joueur de flûte, qui les conduisait vers leur destin funeste.

L’image du costume bariolé à capuche s’imposa de nouveau à elle avec toute la terreur qu’elle lui inspirait. Elle se hâta plus que de raison pour fuir l’étau de cette ruelle qui la contraignait au souvenir. Elle se fia à plusieurs panneaux qui la firent serpenter entre les maisons et finit par arriver sur une autre place, face à l’église de Hamelin, au clocher de cuivre aussi effilé qu’une lance de chevalier. Elle poussa la lourde porte en bois à double battant et, grimaçant à l’odeur d’encens qu’elle supportait mal, elle ne fut pas longue à trouver ce pour quoi Ludwig Freimann lui avait indiqué cet endroit. Au fond de l’édifice religieux, dans un renfoncement de l’aile droite, un grand vitrail représentait nettement le joueur de flûte. De profil, en habits multicolores, il devançait quelques garçons et filles vêtus de gris en arrière-plan.

Grace traversa la nef déserte et se posta sous l’œuvre de verre, qui malheureusement la laissa indifférente. Pire, le vitrail rinça son diffus espoir de découvrir là une preuve de l’historicité de la légende. Elle avait le sentiment d’être devant une joyeuse illustration enfantine. Toute la dimension inquiétante et même réaliste du joueur de flûte était effacée au profit d’une sympathique célébration carnavalesque. Ludwig Freimann est bien naïf, se dit-elle.

Sur le point de rebrousser chemin, Grace baissa les yeux sur une inscription qui lui avait échappé à son arrivée, et comprit son erreur. Ludwig avait vu juste.

On y apprenait que la verrière actuelle était une version moderne et totalement réinterprétée d’un ancien vitrail qui avait été détruit. Des sources, entre le XIVe et le XVIIe siècle, attestaient que l’œuvre originale, très différente, avait été installée dans l’église aux environs de 1300, soit peu de temps après la date fatidique de 1284, et qu’elle en constituait donc le premier témoignage historique. Pourquoi les habitants de Hamelin auraient-ils raconté un événement si sombre sur les murs d’un lieu sacré s’il n’était pas avéré ?

Grace s’approcha de la pancarte explicative et découvrit avec fascination un vieux dessin aux couleurs jaunies accompagné d’une légende : « Voici à quoi ressemblait le vitrail original, reproduit ici dans une aquarelle d’Augustin von Mörsberg, en 1592, venu d’Alsace jusqu’à Hamelin pour enquêter sur la véracité de l’affaire du joueur de flûte et de la disparition des enfants. »

À des lieues de la vague représentation figurative actuelle, la peinture était d’une précision et d’un niveau de détail saisissants. Au premier plan, sur la gauche, occupant près d’un quart de l’espace, le joueur de flûte, habillé de vêtements de couleurs rayés, se tenait debout, son instrument aux lèvres. On devinait une espèce d’armure qui dépassait du col de son costume. Dans un paysage de collines en arrière-plan, on distinguait deux cerfs et une biche couchés devant un bois, ainsi que le petit village de Hamelin, déjà flanqué de son fier clocher. Une colonie de rats s’en échappait, se précipitant vers la rivière, où une barque accueillait le musicien dessiné en miniature. Au-dessus, à droite, s’achevait l’histoire sans laisser guère de place à l’interprétation. Gravissant une colline plus haute que les autres, le joueur de flûte suivait un chemin jusqu’à une crevasse menant dans le tréfonds de la montagne. Une multitude de petits êtres marchaient derrière lui, tels des somnambules aux bras tendus. À l’arrière du groupe, un peu en retrait, l’un des enfants, tombé sur le dos, la main levée, semblait crier un dernier avertissement à ses camarades condamnés. Près du gouffre mortel, proche du sommet, se dressaient une croix et un gibet, symboles funèbres de la destinée qui attendait les âmes innocentes.

Grace n’avait plus l’impression de regarder une illustration d’un livre de contes, mais plutôt la transcription minutieuse d’un événement si terrible que l’histoire devrait à tout jamais en conserver la mémoire dans ses moindres détails.

Bien qu’ébranlée, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de douter. Il lui manquait une preuve supplémentaire pour qu’elle décide de poursuivre son enquête sur le seul fondement de cette piste.

Et alors qu’elle lisait la fin du texte explicatif qui se trouvait sous le dessin original, sa résolution bascula. Ce qu’elle venait d’y apprendre la bouleversa.

Le texte du panneau précisait qu’au-delà de la légende peinte et perpétuée oralement, les tout premiers registres administratifs de la ville de Hamelin commençaient en 1384, avec cette phrase, simple, factuelle, glaçante :


« Il y a cent ans que nos enfants sont partis. »

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