Absurde. Grace ne voyait pas d’autre qualificatif pour décrire la situation dans laquelle elle se trouvait. Depuis Zurich, elle avait roulé pendant près de trois heures sur les lacets d’une route alpine pour suivre un chemin de terre conduisant au départ d’un sentier de randonnée. Elle avait marché une quinzaine de minutes jusqu’à ce que son GPS lui indique qu’elle était pile aux bonnes coordonnées. À savoir à plus de mille mètres d’altitude, à flanc de pâturages et sans aucune trace de civilisation aussi loin que son regard pouvait porter. Pas même un chalet ou une cabane de berger. Seulement des étendues de prairies et de sapins, qui descendaient jusque dans les ombres de la vallée, dont le versant opposé s’élançait vers le sommet d’un pic rocheux éventrant les nuages gris. Comment pouvait-il y avoir un gala organisé dans les environs ?
Elle secoua la tête, considérant la situation finalement plus ridicule qu’absurde en se voyant perdue sur cette montagne en tenue de soirée. Sous sa parka qui la protégeait du froid, elle avait opté pour une robe noire se terminant au-dessus des genoux et recouvrant les épaules d’une étoffe semi-transparente qui laissait place à la suggestion. Elle l’avait choisie dans une boutique de Zurich avant de faire l’acquisition d’escarpins qu’elle avait pour le moment remplacés par une paire de baskets.
Ses cheveux relevés en chignon mettaient en valeur ses yeux délicatement maquillés et sa bouche ornée d’un discret rouge à lèvres. Un souffle de vent agita les herbes des pâturages et fit bruisser les sapins en contrebas. Un ciel chargé de neige se profilait à l’horizon et ne tarderait pas à crever au-dessus d’elle. Grace écarta une mèche de cheveux qu’elle avait volontairement laissée libre et consulta son téléphone. Il était 16 h 45 et elle n’avait toujours aucune nouvelle de Gabriel. Comment pouvait-elle rejoindre une réception en moins d’un quart d’heure, de surcroît à pied ? S’était-il moqué d’elle ? Mais alors pourquoi la faire venir jusqu’ici ? Pour la tuer ? Il aurait pu le faire bien avant.
Elle repensa au conseil qu’Elliot Baxter lui avait donné lorsqu’elle l’avait finalement rappelé dans le train qui la conduisait de l’Allemagne vers la Suisse.
— Tu as mon autorisation pour poursuivre ton enquête, mais pars du principe qu’un type comme ce dénommé Gabriel aura toujours un coup d’avance sur toi.
Le « nettoyeur » d’Olympe ne s’était pas caché de vouloir se servir d’elle pour parvenir à ses propres fins. Lui avait-il menti sur ce qu’il risquait de lui arriver lors de cette soirée ? C’était bien possible, mais Grace avait pris sa décision en mesurant ce qu’elle encourait à se fier à un homme comme lui.
La sonnerie de son téléphone stoppa ses tergiversations. Elle décrocha, anxieuse.
— Il vous reste cinq minutes pour aller au bout du chemin, inspectrice. C’est là-bas qu’aura lieu le gala de charité. Là où le sentier s’arrête.
— Vous vous foutez de moi ? Il n’y a rien que de l’herbe et la montagne, ici. Comment voulez-vous que… ?
— Faites-moi confiance.
— Quoi ? C’est dans un bunker enterré ?
— Non, pas du tout. Vous verrez. Commencez à marcher et écoutez-moi bien. À l’entrée, vous vous soumettez au contrôle de sécurité. Soyez tranquille, j’ai pu vous créer une identité et enregistrer votre dossier dans la base de données des invités. Vous vous appelez Brooke McKenzie et vous êtes la P-DG d’une entreprise de cosmétiques bio. J’ai failli baptiser celle-ci Naïs, mais j’ai pensé que ça allait vous énerver et je ne voulais pas vous faire perdre votre calme. J’ai donc opté pour Candys. Ça vous va ?
Grace garda pour elle l’insulte qui lui brûlait la langue.
— Je suppose que oui, enchaîna Gabriel. Une fois à l’intérieur, ne vous laissez pas intimider par les lieux, et récupérez au plus vite l’oreillette que j’ai réussi à placer dans le salon, sous les cailloux du pot d’un bonsaï. Il n’y en a qu’un. Ensuite, on aura trois heures tout au plus devant nous. Le temps du discours et du dîner. Après quoi, tous les invités seront reconduits à la sortie. Vous êtes prête, Brooke McKenzie ?
Grace haïssait Gabriel, mais désormais, ils formaient une équipe, et si elle voulait avoir une chance de mener à bien cette mission, ils allaient devoir s’entraider.
— Où vous trouvez-vous ? l’interrogea-t-elle.
— Dans mon poste d’observation comme prévu. À présent, jetez votre téléphone, que l’on ne puisse pas tracer vos derniers appels. Et si tout va bien, à dans… quelques minutes. Dépêchez-vous.
Grace raccrocha, retira la carte SIM de son portable, qu’elle éclata entre deux pierres, puis réserva le même sort à l’appareil. Elle venait de détruire son ultime chance d’appeler à l’aide. Toute sa vie reposait entre les mains de Gabriel… Se produisit alors un phénomène étrange. Il lui sembla que les petits morceaux de métal et de plastique se mettaient à vibrer. Elle posa la main par terre, et de façon tout juste perceptible, elle sentit un tremblement dans le sol. Que se passait-il ? En reprenant sa marche, elle regarda autour d’elle. Le paysage était toujours aussi désert. À part la lumière crépusculaire, rien n’avait changé. À un détail près. Derrière le bruit de ses pas, elle eut l’impression de distinguer un son profond qui s’amplifiait lentement. Comme un grondement de tonnerre qui enflait dans les gorges de la montagne. Elle leva les yeux, mais ne vit aucun avion ni hélicoptère dans le ciel. Ce n’est qu’en parcourant les derniers mètres du chemin qu’elle comprit.
Dans les hauteurs les plus élevées de ces alpages sauvages, le sentier était stoppé net par une improbable voie ferrée qui s’élançait à perte de vue de chaque côté. Instinctivement, Grace tourna la tête vers l’origine du roulement caverneux qui se rapprochait. Les rails décrivaient une large courbe à flanc de montagne pour rejoindre un aqueduc de pierre enjambant un torrent à plus de cent mètres en dessous. À son terme, la voie s’enfonçait dans un tunnel creusé sous le massif rocheux.
La vibration du chemin de fer se mua en sifflement strident, annonçant l’arrivée d’un lourd convoi. Et soudain, trois yeux jaunes percèrent l’obscurité, avant que le corps longiligne ne se déroule hors de sa tanière. Un immense train se déploya sur l’étroit aqueduc, dévoilant la succession de ses wagons bleu marine décorés de sigles dorés qui rappelaient indiscutablement la signature de l’Orient-Express.
Intimidée et fascinée, Grace regarda le reptile mécanique se couler jusqu’à elle, sans oser croire qu’il allait stopper là, en pleine campagne. Le crissement subit du freinage lui donna tort et provoqua un nœud de stress dans sa gorge. Elle ne se sentait plus prête du tout. Mais le convoi ralentit dans un déchaînement de souffles et de grincements pour s’arrêter, une porte juste devant elle.
Pendant d’interminables secondes, rien. Seulement la respiration latente des machineries qui semblaient reprendre haleine. Le cœur battant, la bouche sèche, Grace attendit. Elle se rendit soudain compte qu’elle avait oublié de changer ses baskets pour ses chaussures à talon, qu’elle enfila à toute vitesse, abandonnant l’autre paire au bord des rails. L’instant d’après, la porte s’ouvrait.
Un jeune homme habillé en livrée de valet, coiffé d’un chapeau grenat de forme carrée, tendit à Grace une main gantée de blanc, en lui adressant un charmant sourire.
— Si madame McKenzie veut bien nous faire l’honneur de nous rejoindre.
Trop déconcertée pour réfléchir, elle se laissa hisser dans le ventre du monstre.