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L’atmosphère de la pièce saturée par l’odeur de vieux papier était à la fois rassurante, car elle évoquait à Grace le refuge de ses livres, et angoissante, quand la jeune femme songeait aux mots couchés sur les feuilles qui tapissaient trois des murs. Depuis quinze ans, elle amassait là tous les documents pouvant lui ouvrir les portes de la vérité. Mais ces dernières années, la frénésie de la recherche passée, elle avait repoussé le moment de tirer les conclusions des informations récoltées. Au point de ne plus franchir le seuil de sa pièce secrète. Si ce n’est il y a six mois, pour en ressortir aussitôt.

Y remettre les pieds pour de bon après tant de temps lui donna l’impression de découvrir le travail de quelqu’un d’autre.

Rangés en colonnes parfaites, des dizaines d’articles de journaux jaunis s’alignaient sur les parois. On y repérait vite les grands quotidiens écossais comme l’Evening Times, The Scotsman, le Scottish Daily Express, mais aussi la presse à scandale plus racoleuse. Certains étaient directement annotés en rouge, tandis que d’autres se voyaient accompagnés de fiches manuscrites colorées punaisées à leurs côtés. Tous les murs étaient bardés de coupures de presse à l’exception de celui faisant face à l’entrée, recouvert d’un drap.

Le cœur battant, intimidée, presque paniquée, Grace referma la porte à clé. Comme on pénètre dans une église en se dirigeant vers l’autel, elle se tint debout, derrière un long bureau fait d’une planche posée sur des tréteaux. Le meuble improvisé occupait le centre de ce qui s’apparentait à un cagibi aménagé. Elle alluma le plafonnier et observa attentivement les articles, sans chercher tout de suite celui évoqué dans le message. Elle avait besoin de se réapproprier progressivement les lieux et les informations qu’elle y cachait. Ne serait-ce que pour éviter d’être submergée par l’angoisse de ses souvenirs.

Elle parcourut la première colonne d’articles, datés du 11 au 14 novembre 1998, qui relayaient la disparition d’une fillette de dix ans résidant dans le petit village de Kirkcowan, à environ cent cinquante kilomètres au sud de Glasgow. L’enfant n’était pas rentrée de l’école, qu’elle avait quittée, comme tous les jours, à seize heures. On l’avait pourtant vue prendre son chemin habituel à travers les bois en direction de son domicile. Sur certains clichés, un homme et une femme d’une quarantaine d’années se tenaient dans les bras l’un de l’autre, le visage martyrisé par le désespoir, comme le soulignait la légende : « Monika et Darren Campbell, dévastés par l’angoisse de ne jamais retrouver leur enfant. » La photographie de la jeune disparue diffusée à l’époque la montrait souriante, un serre-tête ceignant ses longs cheveux, un regard doux.

Naquit alors chez Grace un sentiment inédit. Si nouveau qu’elle en fut troublée. Depuis qu’elle avait entrepris ses recherches, chaque fois qu’elle avait regardé cette image, elle s’était identifiée à la petite fille. Malgré ses trente-trois ans, Grace était encore cette gamine, figée dans un état de victime innocente et impuissante. Comme si elle avait grandi de corps mais jamais d’esprit.

Or, à cet instant, il lui sembla qu’elle avait sous les yeux le portrait de quelqu’un d’autre. Une connaissance, une enfant qui aurait pu être la sienne mais pas vraiment elle. Grace prit alors conscience combien les épreuves qu’elle avait traversées au cours de sa précédente enquête l’avaient transformée. Elle était devenue une femme libre.

Sa respiration se fit plus sonore alors que montait en elle non plus la terreur, l’angoisse ou la tristesse, mais une lame de fond qui ne demandait qu’à déferler depuis toutes ces années : la colère.

Un poing serré, Grace contint la rage qui irriguait ses veines. Elle savait qu’il ne fallait pas y céder aveuglément, mais au contraire la couver comme une brûlante source d’énergie. Elle examina donc une deuxième colonne d’extraits de journaux publiés entre le 17 et le 30 novembre 1998, qui mettaient en avant l’inspecteur Scott Dyce, chargé de l’affaire. Personnage d’allure austère au visage allongé, les joues tombantes, le crâne à moitié dégarni, qui, le plus souvent, déclarait ne pouvoir communiquer tant que l’enquête était en cours. Les journalistes semblaient s’en offusquer et commençaient à sous-entendre que le policier tentait de masquer son incompétence en se réfugiant derrière le secret professionnel. Grace consulta enfin une troisième colonne d’articles, datant cette fois-ci du 12 décembre, et annonçant la réapparition de la petite fille, retrouvée saine et sauve marchant le long d’une route.

La jeune femme s’assit sur son fauteuil à roulettes, en s’efforçant de ne pas arracher les coupures de presse, qui semblaient presque se délecter de la souffrance de cette enfant au lieu de rapporter des faits utiles à l’enquête. Persuadée qu’elle avait besoin de maîtriser les tenants et les aboutissants de l’affaire pour donner du sens à sa colère, elle s’enfonça encore plus loin dans le détail des événements.

Les journaux expliquaient que des traces de sévices avaient été constatées sur le corps de la fillette. Celle-ci restait prostrée face aux policiers, incapable de leur indiquer l’endroit où elle avait été enfermée ou de se rappeler quoi que ce soit de sa détention. Elle ne se souvenait que vaguement de sa fuite : elle était parvenue à se cacher dans le coffre d’une voiture et à en sortir au moment où celle-ci s’était arrêtée à une station-service pour prendre de l’essence. Elle ne pouvait dire combien de temps elle avait roulé. Elle s’était ensuite dissimulée derrière des buissons jusqu’au départ du véhicule. Elle disait ne se rappeler rien d’autre. Des psychologues analysaient cette amnésie comme un choc post-traumatique, une façon pour l’enfant de se protéger en oubliant l’indicible. Grace écrasa sa tête entre ses mains, le front plissé, les mâchoires crispées dans un vain effort de mémoire. Vingt-trois ans plus tard, quelques bribes lui revenaient sous forme de flashs violents. Elle se voyait lutter contre un homme au visage flou avec une rage impuissante. Parfois elle voyait une chaise roulante. Elle sentait le manche d’un marteau entre ses mains, puis une poigne qui lui faisait lâcher prise. Des mains sur elle et… le reste n’était qu’un abîme si absurde qu’elle en avait effacé le souvenir. Les seuls éléments dont elle était certaine et dont elle gardait une perception nette, c’était la peur qu’elle avait ressentie dans le coffre de la voiture et les retrouvailles avec ses parents. Ainsi que deux images qui restaient gravées en elle.

Lentement, Grace tourna la tête vers le mur voilé et se leva pour en retirer le drap. Les feuilles fixées derrière bruissèrent sèchement, révélant un damier de dessins crayonnés. En gros plan, en vue plus large, achevés, raturés ou incomplets, tous déclinaient les deux mêmes sujets. Le premier était un individu habillé d’un vêtement multicolore, dont le visage masqué se trouvait percé par deux fentes à peine plus claires au niveau des yeux.

Une pesanteur acide dans la poitrine, Grace se massa le front et s’attarda sur l’autre personnage. Des traits de crayon plus doux et plus précis donnaient naissance au portrait d’un jeune garçon de douze ans environ. Derrière une mèche de cheveux, son regard exprimait une profonde tristesse. La dernière esquisse de la série ne représentait que ses yeux, comme le souvenir d’une image aperçue dans l’embrasure d’une porte prête à se refermer. Celle d’un coffre dans lequel le petit garçon l’avait aidée à se cacher.

Grace contempla longuement les différents croquis de l’enfant. Elle en arracha un qu’elle mit dans sa poche pour garder le portrait de son sauveur auprès d’elle. Puis, avec plus de défiance, elle s’arrêta sur le visage masqué. Quel être diabolique se cachait derrière ? Comment l’humanité pouvait-elle produire un tel monstre ? Cet homme l’avait détruite pour son plaisir ignoble. Et jamais il n’avait eu à payer. Lui était sans doute libre, heureux, et elle souffrait depuis toutes ces années. Il était temps que l’expérience accumulée dans ses fonctions d’inspectrice lui permette de faire justice elle-même et qu’enfin ses cauchemars cessent de la hanter.

— Où es-tu, ordure ? cria Grace, éructant la rage de vengeance qui venait d’éclore en elle tel un œuf de dragon trop longtemps couvé.

Essoufflée, le poing écrasé contre le mur, elle ferma les yeux et forgea sa haine en colère froide et raisonnée. Elle se devait d’être efficace, organisée, professionnelle, comme elle le serait pour retrouver le bourreau de sa propre fille.

Sa fureur passablement disciplinée, elle se décida à chercher la coupure de l’Evening Times à laquelle le mystérieux message faisait allusion.

Nerveusement, elle se dirigea vers une pile de journaux dans un coin de la pièce, qu’elle feuilleta jusqu’à tomber sur l’édition de l’Evening Times du 14 novembre 1999. Soit presque un an jour pour jour après l’annonce de sa disparition. Grace lut le chapeau de l’article à voix basse.

— L’affaire Campbell toujours irrésolue. Entre les incertitudes du témoignage de l’enfant et les manquements de l’inspecteur chargé de l’enquête à l’époque, la véracité de l’enlèvement de la petite fille pourrait ne jamais être attestée.

À côté du long papier qui revenait sur les éléments importants de l’histoire se trouvait bien une photo, à la page 5. Le cliché était celui d’un paparazzi et Grace frissonna en découvrant qui avait été visé par l’objectif du photographe. En arrière-plan, elle reconnut sa maison d’enfance et la silhouette d’une fillette. Mais c’était quelqu’un d’autre que l’on voyait clairement sur l’image. Tu sais très bien où commence le chemin de la vérité.

Qu’importe l’identité de ce messager, songea Grace, il avait raison. Elle savait depuis longtemps que c’était la personne que l’on voyait sur la photo qu’elle devait interroger pour espérer faire jaillir la lumière sur cette affaire.

Jusqu’à aujourd’hui, elle avait eu si peur de la revoir. Mais désormais, l’appel de la vengeance était devenu plus fort que la crainte de remuer le passé.

Il était temps de provoquer la confrontation. Même si le pire était à redouter.

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