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Une nuit sans lune avait jeté son linceul sur la ville médiévale de Hamelin, et des carrés de lumière parsemaient les maisonnettes à colombages, promesses d’intérieurs chaleureux abrités de l’humidité grasse qui rendait les pavés glissants. Dans le dédale des ruelles, Grace n’aurait pas été étonnée d’apercevoir une petite fille vêtue d’un capuchon rouge se faufiler sous un porche, ou une femme aux interminables cheveux descendre du sommet d’une tourelle couverte de lierre. Flottait dans ce lieu cette atmosphère irréelle et si ambivalente des contes de fées, où le merveilleux côtoie l’épouvante. Là où Grace aurait voulu s’abandonner à une rêverie délicieuse et rassurante, elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer que, quelque part dans l’ombre d’une alcôve, des yeux menaçants l’épiaient, et qu’au-delà des murs protecteurs de la cité des créatures cruelles rôdaient au pied des remparts. Dans cette ambiance fantomatique, la jeune femme réfléchissait. Pourquoi un policier s’est-il tant intéressé à une histoire de fouilles archéologiques ? Cette question la taraudait.

Anxieuse, Grace poussa la porte du commissariat et se présenta à l’accueil, où un officier de garde bien portant était en train de jouer à Candy Crush sur son téléphone. Elle pensa avec amertume à tout ce qu’elle avait appris sur ce type d’application au cours de son enquête précédente.

— Alors, niveau combien ? demanda-t-elle d’un ton enjoué en anglais.

— Oh, 58… ce n’est pas fameux. Que puis-je pour vous ?

— J’arrive de Glasgow, je suis venue dans le cadre d’une enquête sur… vous allez trouver cela bizarre… sur le joueur de flûte de Hamelin.

— Vous êtes journaliste ?

— Non, inspectrice de police, répondit Grace en présentant son badge. Je sais que ça peut paraître saugrenu, mais l’affaire sur laquelle je travaille actuellement pourrait être reliée d’une façon ou d’une autre à la légende.

L’officier parut dubitatif.

— Alors ça, c’est bien la première fois que j’entends une chose pareille. Qu’espérez-vous trouver ici ? Vous devriez plutôt aller au musée.

— Justement, j’en viens, et j’y ai appris que le commissaire Schmidt avait encadré la sécurité, il y a des années, des fouilles archéologiques sur la colline de Coppenbrügge. Le compte rendu est certainement encore dans vos archives et j’aimerais le consulter, s’il vous plaît.

— C’est en effet une demande un peu bizarre, reprit l’officier en rendant à Grace sa carte de police, qu’il avait examinée avec attention. Mais je n’y vois pas d’inconvénient, ce n’est pas un sujet sensible. De quand date le dossier ?

— 2016, je crois.

— Je vais voir. Patientez ici, s’il vous plaît, dit-il en désignant une rangée de chaises en plastique noir.

Il revint une dizaine de minutes plus tard, soufflant sous l’effort, une lourde boîte dans les bras, qu’il laissa aux pieds de Grace.

— Tous les dossiers de l’année 2016, hors délits et crimes, sont là-dedans. Je vous laisse regarder.

— Merci. Et je vous conseille de regarder cette vidéo en attendant, dit-elle en lui tendant son téléphone. Vous apprendrez notamment comment les applications et les réseaux sociaux vous font perdre du temps et votre vie[1]

L’officier considéra la jeune femme d’un œil méfiant mais, n’ayant rien de mieux à faire, il prit le portable et retourna derrière son comptoir.

Grace s’accroupit près du carton rempli de paperasserie qu’elle commença à éplucher. Mais il s’agissait principalement de litiges de voisinage, ou de plaintes déposées par des habitants contre la mairie pour des manquements sur l’aménagement de la voirie.

— Tout est là, j’imagine ? demanda-t-elle à l’agent, qui semblait absorbé par le film qu’elle lui avait recommandé.

— Euh, oui…

Où peut bien être ce compte rendu ? s’interrogea Grace. Pourquoi ne se trouve-t-il pas là-dedans ?

Elle porta la boîte jusqu’à l’accueil et la déposa un peu brutalement sous le nez du policier, afin d’attirer son attention.

— Pouvez-vous me donner le registre d’archivage des dossiers de 2016 ? quémanda-t-elle de son plus charmant sourire.

L’homme soupira, mais accepta d’aller fouiller dans une grande armoire métallique de laquelle il tira un porte-documents, qu’il remit à cette inspectrice décidément bien exigeante.

— Merci, officier.

Elle ouvrit la chemise beige et suivit du doigt les lignes consignées.

Mois par mois, le registre indiquait le nom des dossiers archivés, leur numéro, le nombre de pages, et parfois la date de sortie et de retour ainsi que l’identité de l’emprunteur. Elle ne découvrit rien d’intéressant en parcourant cette liste fastidieuse, jusqu’à l’entrée du 22 janvier 2016, où apparaissait clairement la mention : « “Dossier fouilles archéologiques Teufelsküche”, 163 pages ». Le compte rendu comportait donc près de cent cinquante pages de plus que la synthèse qu’elle avait consultée. Grace avait désormais la certitude qu’un rapport plus complet existait et elle pouvait légitimement se demander si celui-ci n’était consacré qu’à des relevés topographiques sans conséquence comme le supposait le directeur du musée. Pourquoi les auteurs se seraient-ils amusés à faire du remplissage ?

Intriguée par cette découverte, Grace le fut encore davantage quand elle constata que le dossier avait été emprunté le jour même de son archivage, par quelqu’un qui n’avait inscrit qu’un point d’interrogation à la place de son nom et de la date de retour.

— Excusez-moi, dit Grace en faisant un petit signe de la main à l’officier toujours concentré sur son téléphone.

— Moui ?

— J’imagine que tout le monde ici est obligé d’enregistrer avec soin ses emprunts aux archives ?

— Affirmatif.

— Alors, pourquoi cette section est-elle vide ? demanda Grace en pointant du doigt la ligne qui aurait dû indiquer l’identité de l’emprunteur.

— Effectivement, ce n’est pas normal. De quand date l’emprunt ?

— Janvier 2016…

L’officier sembla réfléchir.

— Bah oui forcément ! Début 2016, c’est le commissaire Harald Schmidt qui était encore là. Il a d’ailleurs pris sa retraite bien plus tard que prévu. Et s’il y en a un qui se croyait au-dessus des règles, c’était bien lui ! À coup sûr, c’est votre emprunteur mystère.

— De quoi le commissaire est-il mort ? ajouta Grace innocemment.

— D’une crise cardiaque.

— Il était marié ?

— Oui, sa veuve, Germaine, vit toujours à Hamelin, si c’est ce que vous voulez savoir.

— Vous auriez son adresse, s’il vous plaît ?

L’homme fit une recherche sur son ordinateur et griffonna quelque chose sur un papier.

— Voilà…

— Merci du coup de main. C’est sympa.

— J’ai eu le temps de regarder votre vidéo, c’est flippant, dit-il en rendant le téléphone à Grace.

L’enquêtrice acquiesça d’un signe de tête plein d’empathie et rangea l’appareil dans la poche intérieure de son manteau.

— Bon courage pour la désintoxication, lui lança-t-elle en quittant le poste de police.

Sur le chemin qui la menait au domicile de l’ancien commissaire, elle repéra un hôtel, où elle comptait passer la nuit, puisqu’il était maintenant près de vingt-deux heures. D’ailleurs, était-ce bien raisonnable d’aller rendre visite si tardivement à la veuve d’Harald Schmidt ?

Évidemment que non, mais Elliot Baxter ne lui avait laissé que trois jours. Vingt minutes plus tard, Grace sonnait donc à la porte d’une modeste maison aux murs de crépi, à l’écart du vieux Hamelin. Le temps que quelqu’un réponde, elle en profita pour se redonner une apparence plus avenante. Mais lorsqu’elle se vit dans son téléphone grâce à la caméra inversée, elle leva un sourcil dubitatif. La bruine avait légèrement fait onduler ses cheveux, offrant d’elle une image sympathique, mais bien loin de celle, sérieuse, qu’elle s’évertuait à entretenir avec sa stricte coiffure. Et à force de parcourir la ville en tous sens, son visage s’était teinté de couleurs vivifiantes pour luire d’une fine couche de transpiration. Super, je ressemble à une joggeuse de bord de mer… L’idéal pour une première rencontre, songea Grace avec ironie, quand une ombre passa devant l’œilleton.

— Qui êtes-vous ? s’inquiéta une voix de femme en allemand.

— Bonsoir, madame, parlez-vous anglais ?

— Un peu, mais pas très bien, répondit la veuve dans un anglais un brin rouillé.

— Parfait. Je m’appelle Grace Campbell, je suis inspectrice de police à Glasgow, en Écosse. Je suis navrée de vous importuner à une heure si tardive, mais je suis venue de loin pour enquêter sur une affaire qui pourrait être liée à un dossier qu’Harald a suivi il y a cinq ans, expliqua-t-elle en plaçant son badge devant le judas.

— Que voulez-vous exactement ? se renseigna la femme sans ouvrir la porte.

Grace décela dans ses paroles, derrière la méfiance, une pointe de curiosité.

— J’ai de bonnes raisons de penser que votre mari a rapporté un document chez vous, il y a cinq ans, et qu’il s’y trouve toujours. Il s’agit d’un rapport important, qu’il aurait emprunté aux archives du commissariat.

— Vous pourriez peut-être revenir demain ?

— Je comprends votre réticence, mais ce dossier pourrait grandement m’aider dans mon enquête qui concerne la disparition d’un enfant… Le temps presse, mentit-elle.

— Vous auriez dû me le dire tout de suite.

On déverrouilla la porte, et Grace fut invitée par une petite dame d’environ soixante-quinze ans aux cheveux agencés à la façon d’une coiffe médiévale et à l’air épuisé. À travers ses imposantes lunettes à la monture en plastique transparente, elle regardait l’inspectrice en se penchant en arrière et en plissant le nez.

— Vous êtes grande et bien bâtie, remarqua-t-elle.

Grace ne sut comment interpréter le « bien bâtie », mais puisqu’elle ne se trouvait pas « grande » non plus, elle en conclut que cette femme avait une grille d’évaluation qui lui était propre.

— Merci beaucoup de m’accorder un peu de temps.

— Excusez le désordre, je n’attendais personne.

Grace pensa que les Allemands devaient avoir une notion fort peu tolérante du rangement. Le hall dans lequel elle venait de pénétrer sentait la cire, deux parapluies étaient déposés pile à la perpendiculaire sur un support en bronze brillant et pas une tache ne mouchetait le carrelage blanc.

— Comme vous êtes pressée, je vais vous conduire directement à l’ancien bureau de mon mari. Il s’y enfermait parfois des heures pour travailler. Mais je vous préviens, Harald n’a jamais été fichu de classer ses papiers, il se contentait de les entasser sur sa table de travail, des sardines tombées du filet. C’était le bazar là-dedans.

La dame entama l’ascension de l’escalier qui faisait face à l’entrée et Grace la suivit, prête à rattraper son hôtesse, dont chaque enjambée semblait un miracle.

— J’ai tout rassemblé dans un grand carton, sans rien trier. Je n’avais jamais mis le nez dans les enquêtes de mon mari, je n’allais pas commencer après sa mort. Mais je n’ai pas pu me résigner à tout jeter… Que voulez-vous, c’est comme ça. En conservant ses affaires, j’ai l’impression qu’il n’est pas complètement parti. Même après le cambriolage, j’ai remis les papiers dans leur boîte alors que c’était un sacré capharnaüm.

Grace s’arrêta au milieu des marches.

— Quand a eu lieu ce cambriolage ?

— Oh, c’était bien ma veine. Le lendemain de l’enterrement d’Harald, le 14 septembre 2016. On aurait cru qu’ils n’attendaient que ça. Heureusement, ils n’ont pas pris grand-chose.

— Qu’est-ce qui vous a été volé ?

— Oh, un ou deux bijoux, c’est tout.

— Et vous disiez que le bureau de votre époux avait été fouillé ?

— Oui, tous ses papiers étaient étalés par terre. Mais du peu que j’en sais, il n’y avait rien de valeur, alors je suppose qu’ils ont tout laissé. Et puis, comme mon mari avait fait installer une alarme peu avant de mourir, les malfaiteurs ont pris peur et ont fui en catastrophe. Ah, voilà, nous y sommes, conclut Germaine Schmidt, essoufflée, en posant un pied sur le palier de l’étage. C’est la pièce juste à droite. Vous pouvez y aller. Je suis dans ma chambre, si vous avez besoin. Il y a un film à la télévision, ce soir, que j’ai déjà vu trois fois, mais bon, il faut bien se distraire quand on est toute seule !

— Merci de votre confiance, madame.

Grace foula la moquette vert pâle du petit bureau de l’ancien commissaire, l’esprit en effervescence. Les questions se bousculaient : pourquoi le rapport des archéologues avait-il été sorti le jour même de son entrée aux archives ? Était-ce bien Harald Schmidt qui l’avait emprunté ? Si c’était le cas, pourquoi l’avait-il conservé pendant plusieurs mois sans le rapporter au commissariat ? Voulait-il garder le secret ? Pouvait-on aller jusqu’à supposer que le cambriolage était destiné à récupérer ce dossier ?

Suspicieuse, la jeune femme s’avança dans la pièce qui sentait le renfermé. Un secrétaire rustique en cerisier laqué était posé contre un mur couvert d’un papier peint jauni en partie décollé. Sous le meuble se trouvait un carton dans lequel avaient été empilés des documents, sans logique ni aucun soin.

Grace en renversa tout le contenu par terre. Dissipant les particules de poussière qui virevoltaient dans l’air, elle commença à piocher dans le monticule de paperasse. L’officier et l’épouse du commissaire n’avaient pas menti, c’était un chaos administratif : rien n’était agrafé, ni rassemblé par un trombone, si bien qu’une déclaration fiscale écornée se glissait dans un prospectus touristique froissé, lui-même collé à un relevé bancaire ou une ordonnance médicale à moitié déchirée. Mais, pour le moment, aucune trace de ce qu’elle convoitait.

Grace poursuivit son tri méticuleux, allant même jusqu’à examiner des petits morceaux déchiquetés. L’énergie que lui demandaient les efforts de traduction avec son téléphone finirent par provoquer des vertiges et des maux de tête que l’émulation de la recherche parvenait tout juste à apaiser.

Lorsque, soudain, un lambeau de feuille provoqua dans son corps une décharge d’adrénaline. On pouvait y lire les lettres « äologie », sans doute la fin du mot « Archäologie » en allemand. Les cambrioleurs, surpris par l’alarme, avaient probablement agi dans la précipitation, et déchiré par mégarde une page du rapport en le tirant du tas de paperasse. Grace en était convaincue, à présent, c’était bien cela qu’ils étaient venus récupérer. Et peut-être avaient-ils laissé derrière eux d’autres bribes du précieux document.

Grace fouillait désormais fiévreusement, sans précaution pour les archives de l’ancien commissaire. Elle avait l’impression d’être une machine un peu folle qui ne voyait plus très clairement. Les lignes de mots et de chiffres se chevauchaient, son cerveau saturait et, à mesure que la pile diminuait, le nœud de son angoisse se resserrait. Elle n’entendait même plus le son de la télévision provenant de la pièce au bout du couloir. Le sang bouillonnait avec une telle intensité dans ses oreilles qu’elle était sourde à son environnement. Et, alors qu’elle consultait les tout derniers documents, son cœur manqua un battement.

Dans sa main tremblante vibrait un papier froissé qu’elle venait de décoller du dos d’une facture d’électricité. L’en-tête était celui de la société d’archéologie de Hanovre, et un large bandeau « confidentiel » barrait toute la feuille en semi-transparence. Il s’agissait de la page 143 du rapport sur l’exploration de la « cuisine du diable ».

Le texte, évidemment rédigé en allemand, était illustré d’un schéma très précis qui représentait un amas de rochers ainsi que des coordonnées géographiques. Une flèche semblait indiquer un lieu, mais Grace ne comprenait pas l’explication qui l’accompagnait. Elle s’empressa d’entrer le texte dans son application de traduction automatique et n’en crut pas ses yeux.


Comme nous l’avons déjà noté à plusieurs reprises, nous avons identifié à cet endroit, aux coordonnées 52.107236, 9.537143, ce qui s’apparente à une ancienne ouverture naturelle vers l’intérieur d’une des cavités de la colline répertoriée sous le numéro 33-56. L’autorisation d’opération archéologique n’ayant pas été accordée, nous ne sommes pas en mesure d’en produire ici une description. Mais le sondage par électroacoustique a révélé la présence d’un goulet menant à une chambre souterraine, qui selon les courbes rocheuses observées pourrait avoir été aménagée par l’action humaine.


1. 

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