Dans un réflexe professionnel, Grace recula vivement en saisissant son arme.
— Ne tirez pas ! lança une voix masculine essoufflée.
L’individu s’était immobilisé et avait levé les mains au-dessus de sa tête. Grace l’éblouit avec sa lampe tirée de sa poche de manteau.
— Je ne voulais pas vous faire peur, juste vous… vous… rattraper… avant que vous… ne partiez.
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Lachlan MacQuarie, je suis résident ici.
L’homme aux cheveux blancs, en jogging, avait posé ses mains sur ses genoux pour reprendre sa respiration.
— Que voulez-vous ? cria Grace pour couvrir le souffle du vent et l’agitation dans les branches des bosquets.
— Je vous ai reconnue dans le salon, quand vous discutiez avec la directrice, déclara-t-il, un bras devant les yeux pour se protéger de la lumière que Grace continuait à diriger vers lui. Vous êtes l’inspectrice qui est passée à la télé pour l’affaire du monastère d’Iona, c’est bien cela ?
— Oui, mais vous ne répondez pas à ma question.
— Ah, je le savais bien !
Grace redouta le moment où il allait lui demander un autographe.
— Monsieur MacQuarie, pourquoi m’avez-vous couru après ?
— Je vous ai vue descendre l’escalier, avant que vous n’entriez dans le salon, et j’ai compris que vous étiez certainement allée rendre visite au seul résident qui ne quitte jamais sa chambre. Et il se trouve que la mienne est juste à côté de celle de Scott Dyce.
— Oui, poursuivez, insista Grace, intriguée.
— Il fallait que je vous dise quelque chose.
La jeune femme baissa progressivement son arme et sa torche.
— Je vous écoute.
— Vous permettez que je m’assoie, je n’avais pas cavalé comme ça depuis un bon bout de temps… bref, mon cœur est fatigué.
Grace braqua le faisceau de sa lampe vers un banc de pierre et le vieil homme y prit place en poussant un soupir de soulagement. Elle se rapprocha de lui.
— À l’époque où c’est arrivé, commença-t-il, je n’ai pas jugé nécessaire d’en avertir la police, puisque c’est le genre de choses qu’on entend souvent ici. Mais aujourd’hui, vous êtes là, et je me dis que cela pourrait vous intéresser. Encore que… ma foi, je ne sais pas trop.
Grace n’avait pas l’intention de brusquer une personne âgée qui avait besoin de temps pour rassembler sa pensée. Mais elle se refroidissait, à rester sans bouger sous les assauts du vent. Et puis ses cheveux volant en tous sens la gênaient pour bien voir son interlocuteur. Elle décida de le rejoindre sur le banc.
— Dites-moi tout, monsieur MacQuarie, je vous écoute.
L’homme glissa ses mains entre ses genoux pour les réchauffer et se recroquevilla sur lui-même. Grace songea qu’il devait être frigorifié dans son simple jogging. Elle retira sa parka et la lui posa sur les épaules.
— Oh, comme c’est gentil de votre part, je suis sorti en catastrophe quand je vous ai vue quitter le centre. Mais c’est vous qui allez vous transformer en glaçon. Moi, vous savez, ma vie a été bien remplie, si je dois partir maintenant, c’est beaucoup moins grave que pour vous qui êtes toute jeune et pleine d’un bel avenir.
— Oh, je peux bien tenir cinq minutes, le temps que vous me racontiez ce que vous savez sur Scott Dyce, j’ai quelques réserves que n’envierait pas un phoque, s’exclama-t-elle en souriant.
La plaisanterie amusa tant le vieil homme qu’il faillit en oublier la raison de sa présence.
— Donc, se reprit-il, je suis son voisin depuis trois ans maintenant. Je me rappelle quand je suis arrivé, il était, comme vous avez dû le voir aujourd’hui, muet, absent, comme mort. Vous êtes d’accord, non ?
— Effectivement.
— Eh bien, depuis que je le connais, il a toujours été dans cet état… sauf un jour. Kathy était malade et une autre infirmière l’a remplacée. Elle s’est emmêlé les pinceaux dans les médicaments à distribuer à tout l’étage, et Scott Dyce n’a pas avalé ses cachets quotidiens… Il s’est passé un événement… dérangeant. Oui, c’est cela, dérangeant.
Le frisson que Grace réprima n’était en rien dû au froid. Elle essayait de ne pas montrer le fol espoir qu’elle plaçait dans le témoignage de cet homme.
— C’est-à-dire ? le relança-t-elle aussi calmement que possible
— J’étais en train de dormir quand j’ai senti qu’on me secouait l’épaule. C’était Scott Dyce qui s’était déplacé en chaise roulante jusque dans ma chambre et qui me regardait, terrifié, comme s’il allait mourir d’une seconde à l’autre. Je l’avais à peine reconnu et voilà qu’il me sort : « Ils me forcent à rester ici. Aide-moi à m’enfuir. » Alors, je lui ai demandé : « Qui ça, “ils” ? » Dyce m’a juste répondu : « Ils m’empêchent de parler, ils me droguent. Je dois partir pour… » Et il n’a pas eu le temps de terminer sa phrase. L’infirmière de nuit, qui nous avait entendus discuter, est arrivée dans la chambre. Scott Dyce s’est tu aussitôt. Elle l’a ramené jusqu’à son lit et m’a dit de me rendormir.
— Dites-moi que vous avez cherché à en savoir plus ? s’enquit Grace, sans plus faire secret de son excitation.
— Oui, mais le lendemain, il avait retrouvé son état neurasthénique. J’ai eu beau lui raconter ce qu’il m’avait dit la veille, il n’a plus jamais réagi.
— Vous avez averti quelqu’un ? demanda la jeune femme, qui était déjà debout et regardait en direction de la chambre faiblement éclairée.
— Non, parce que lorsque Kathy est revenue, elle m’a brièvement expliqué l’horrible passé judiciaire de mon voisin et qu’il devait être « drogué » pour éviter toute récidive.
— Vous avez bien fait de me parler de tout ça, monsieur MacQuarie.
Grace récupéra vivement sa parka et la renfila tout en courant vers la maison de repos.
— Rentrez vous mettre au chaud, cria-t-elle au vieil homme par-dessus son épaule. Et surtout, ne dites rien à personne !
Elle arriva devant le hall d’accueil, prétendit avoir oublié son téléphone dans la chambre de M. Dyce et entra.
Elle prit un air contrit en passant devant l’agent de sécurité, en se maudissant d’être si étourdie. Elle s’engagea dans l’escalier sans se précipiter et, dès qu’elle ne fut plus visible du rez-de-chaussée, elle s’élança pour débouler au deuxième étage et foncer dans le couloir.
Elle stoppa sa course juste avant d’atteindre le bureau de l’infirmière. Il était vide. Elle fila droit vers le fond du corridor, et se trouvait à mi-chemin quand la porte de la chambre de Scott Dyce s’ouvrit pour laisser sortir la jeune femme aux cheveux blonds.
Grace croisa son regard et comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas. La soignante semblait tellement surprise de voir l’inspectrice qu’elle se figea, les yeux écarquillés de terreur. Et soudain, elle prit la fuite en direction de l’issue de secours. Grace dégaina son arme.
— Ne bougez plus !
L’infirmière se retourna, hésita un instant, puis bouscula le portillon de sécurité.
Grace la visa, mais renonça à tirer. Elle sprinta, le canon de son pistolet pointé vers le sol, confrontée à un dilemme.
Devait-elle aller voir dans quel état se trouvait Scott Dyce ou bien poursuivre la soignante ? Si Grace avait récupéré sa forme physique au cours de ces deux dernières années, elle n’en était pas pour autant une sportive accomplie, et elle sut qu’elle ne rattraperait sans doute pas la fuyarde, encore moins en pleine nuit à travers le parc. Elle fit donc irruption dans la chambre du vieillard. La lumière jaune diffusait toujours son halo terne sur le corps de Scott Dyce avachi sur la chaise roulante près de la fenêtre.
Grace se précipita vers lui en rangeant son arme dans son holster, et prit son pouls. Rien. Il était en arrêt cardiaque.
— À l’aide ! cria-t-elle en courant aussi vite qu’elle le put jusqu’au bureau de l’infirmière, où elle trouva rapidement un défibrillateur accroché au mur.
Revenue dans la chambre, le cœur battant dans sa gorge, elle allongea Scott Dyce par terre, arracha les boutons de son pyjama, jeta à ses côtés la pochette élimée et appliqua les deux électrodes autocollantes sur sa poitrine, avant de s’écarter et de démarrer l’appareil.
La machine ne tarda pas à confirmer le diagnostic de Grace, sonna pour annoncer qu’elle allait envoyer une décharge, et le corps du vieillard se contracta d’un spasme à peine perceptible.
La jeune femme colla son oreille contre la bouche de l’ancien inspecteur, deux doigts sur son artère carotide. Il respirait à nouveau.
— Scott Dyce ! hurla-t-elle, tandis qu’au loin, dans le couloir, on entendait des pas se précipiter et des voix agitées.
Grace empoigna les épaules de l’homme et les secoua de toutes ses forces.
Ses paupières se décollèrent lentement et il ouvrit des yeux vitreux. Grace sut qu’il la reconnaissait. Elle recula, intimidée et même apeurée par le regard conscient que ce monstre plantait en elle, quand elle sentit une prise glaciale autour de son poignet.