– 1 –

Deux amandes ambrées suspendues dans l’obscurité fixaient Grace de l’autre côté de la fenêtre. Comme chaque jour à trois heures du matin, elle venait de s’éveiller et il était déjà là, l’observant sans ciller. Elle posa un pied hors du lit en frissonnant et réajusta son tee-shirt un peu lâche afin de dissimuler son décolleté au regard hypnotique de l’étranger. Dans la pénombre de sa chambre que nimbaient les lueurs blafardes des lampadaires, elle s’approcha de la lucarne, croisa les bras et considéra de haut l’inconnu. Une discrète moue d’hésitation au coin des lèvres, elle le toisait comme elle aurait fait avec un témoin qui semblait lui mentir.

Mais cette fois encore, elle céda vite au chantage des deux billes phosphorescentes étincelant d’un espoir disproportionné, et ouvrit la fenêtre au chat qui miaula de contentement.

Un courant d’air hivernal hérissa le duvet clair des bras de Grace. Un silence étouffé planait dans la nuit, signe d’un ciel chargé de nuages alourdis de neige.

Le pelage du félin reflétait la clarté diffuse des réverbères et de la lune ; il lécha son dos, attendant apparemment que la jeune femme réagisse au cadeau qu’il venait de lui apporter.

— Un nouvel oiseau mort, comme c’est gentil…, chuchota-t-elle de sa voix naturellement tempérée pour ne pas réveiller son voisin âgé et ami Kenneth qui pour une fois ne s’était pas réveillé au petit matin en sanglotant.

Le chat cessa sa toilette et pencha la tête. Grace prit un air embarrassé, comme si elle s’adressait à un enfant.

— Tu ne me vois jamais chasser, donc tu te demandes comment je fais pour me nourrir…

L’animal décocha un discret coup de patte au cadavre ailé.

— Je prends note de ta circonspection quant à mes capacités de survie. Sache que ta sollicitude pour me sauver de la malnutrition me touche. Mais, comme tu peux le constater, je n’ai pas que la peau sur les os, s’amusa Grace en tâtant un petit pli sur la courbe de sa taille.

Le félin arrondit son dos et entreprit de se frotter contre le bras de la jeune femme, qui recula.

— J’ai bien compris ce que tu voulais, mais j’ai décidé de vivre seule, vraiment seule, sans parents, sans amis, sans personne, rien qu’avec mes livres…, dit-elle en jetant un œil à l’anneau qu’elle portait au pouce.

Le chat s’assit et détourna son attention de Grace, ses pupilles fixant un point près du lit.

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ?

L’animal couvait des yeux la table de chevet.

— Alors, tu te souviens, souffla-t-elle. Tu connais le rituel de ma lâcheté…

Tous les matins, après s’être levée, Grace s’agenouillait devant le petit meuble, en ouvrait l’unique tiroir, y plongeait la main, effleurait du bout des doigts un clavier numérique, hésitait et, finalement, retirait son bras avant de refermer brutalement le casier.

— Tu sais, il y a six mois à peine, j’ai eu le courage de reprendre la clé et d’aller rouvrir la porte. Mais, quand j’ai revu tout ce qu’il y avait derrière… j’ai flanché et je suis ressortie tout de suite. Je m’étais crue prête à affronter de nouveau la vérité… cette vérité dont dépend ma vie et qui me fait si peur.

Le chat continuait à surveiller comme s’il guettait un trou de souris.

Grace regarda dans le vide et poussa un profond soupir avant de se rasseoir sur le bord de son lit.

— Parfois, tu te lances corps et âme dans une enquête, mais quand vient le moment de la concrétiser, tu l’abandonnes lentement. Non par paresse, mais parce que tu pressens la terrifiante réalité que tu vas découvrir.

Grace eut un rictus moqueur.

— L’inspectrice Grace Campbell, louée par tous les notables de Glasgow pour sa bravoure, a peur… d’elle-même.

Elle fit un geste de dépit et leva les yeux au ciel en prenant conscience qu’elle se confiait à un chat, si compatissant soit-il.

Ce dernier frissonna au contact de flocons de neige tombés sur son museau. Grace ouvrit alors sa commode et en tira une couverture qu’elle enroula et disposa sur le rebord de la fenêtre pour former un nid à côté de l’animal.

— Tu peux te blottir là-dedans, tu auras chaud… Mais on en reste là.

Elle referma délicatement la fenêtre pour ne pas coincer la queue louvoyante du félin. Puis elle s’empara de la lanterne posée sur sa table de nuit, et alluma la bougie qui crépita dans le calme de la chambre. La flamme répandit son halo sur le visage de la jeune femme, inondant d’une lueur orangée son doux regard noisette et les vaguelettes charnues de ses lèvres. Grace se retourna.

Seuls les contours de sa silhouette aux formes joliment arrondies miroitaient sur les carreaux. Le chat avait disparu. Elle regretta presque qu’il soit parti si vite. Elle aurait aimé qu’il insiste un peu plus, qu’il fixe de nouveau le tiroir tabou. Qu’il la culpabilise de repousser sans cesse l’échéance.

Elle ramassa ses vêtements qui traînaient par terre, en s’amusant à penser qu’un observateur extérieur aurait pu y voir les reliefs d’un désir impatient. La réalité était moins exotique. Hier soir, elle n’avait pas eu le courage de ranger ses affaires après être rentrée bien plus tard qu’à son habitude d’une soirée mondaine organisée par le maire de Glasgow. Son supérieur l’avait suppliée d’y faire une apparition. L’enquête qu’elle avait menée sur le meurtre du monastère d’Iona avait eu un retentissement considérable et, depuis six mois, elle devait endosser, bien malgré elle, le rôle d’ambassadrice de la police de Glasgow. Une coupe de champagne à la main, qu’elle avait fait mine de siroter, Grace avait aimablement évoqué les grandes lignes de ses investigations, avant de prétexter la nécessité de nourrir son chat pour quitter la soirée et retrouver le calme de son appartement.

Elle déposa ses vêtements dans la corbeille à linge en osier de la buanderie, puis entra dans le salon, où le rayonnement de sa lanterne glissa sur les livres qui ornaient toute la surface des murs, à l’exception d’une partie de l’un d’eux, de la largeur d’une porte, obturée par un rideau de velours bordeaux. Elle fit un léger écart en passant devant la tenture, éprouva l’inévitable pincement au cœur. Puis elle alluma la radio et s’installa sur un tapis de gym au milieu de la pièce afin de faire ses exercices de Pilates.

D’une oreille distraite, elle écouta les informations de la nuit qui s’égrenaient : alerte à la pollution dans la ville d’Édimbourg, vote au Parlement écossais de la loi d’accélération de l’identité numérique… Son activité physique accomplie, Grace se rafraîchit d’une douche à peine tiède, s’habilla et prit un petit déjeuner frugal en lisant Le Meilleur des mondes. Jusqu’à ce qu’un grincement de parquet provenant du palier attire son attention.

À cette heure, dans l’immeuble, Grace était généralement la seule levée. Elle pensa au chat qui aurait trouvé un moyen de pénétrer dans le bâtiment, mais la plainte des lattes avait été provoquée par un pas bien plus lourd.

La jeune femme s’approcha discrètement de la porte d’entrée. L’œilleton ne lui révéla qu’un couloir vide. Elle déverrouilla la serrure et ouvrit. Personne. Mais sur le seuil se trouvait une enveloppe.

Загрузка...