Le dépliant gisait, ouvert, à ses pieds. Dans le maelström de sa crise de panique, Grace ne pouvait détacher ses yeux du personnage mis en avant dans le prospectus touristique. Le costume multicolore qu’il portait était identique à celui dont était vêtue la silhouette qu’elle était persuadée d’avoir vue dans sa chambre lors de cette nuit d’angoisse. Le même que celui de son tortionnaire quand il venait lui rendre visite dans sa cellule, le même qu’elle avait couché sur le papier pendant toutes ces années : une longue robe multicolore qui tombait jusqu’aux pieds assortie d’un chapeau mou à pointe tombante bariolé des mêmes couleurs. L’homme marchait d’un pas alerte dans une ruelle médiévale, tenant entre ses doigts une flûte dont il avait l’air de jouer avec passion, alors que dans son sillage suivait une légion de rats.
— Mademoiselle ? entendit Grace dans la confusion de son émoi.
Elle sentit qu’on essayait de la relever et elle croisa le regard compatissant de Ludwig.
— Venez vous asseoir, vous avez fait un malaise.
Elle parvint à peine à se remettre debout, les jambes en coton, une boule de terreur nouant sa gorge. Ses doigts tremblaient, l’air ne remplissait pas ses poumons, ses mâchoires s’étaient crispées et elle n’arrivait même plus à parler. Le choc de la réminiscence l’avait terrassée.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? s’enquit son hôte qui la soutenait pour la conduire jusqu’à une chaise.
Il fallut de longues minutes à Grace avant de pouvoir répondre. Les braises hypnotiques et la présence apaisante du vieillard l’aidèrent à reprendre lentement le contrôle de ses émotions.
Se sentant capable de marcher, elle se leva pour aller ramasser le prospectus près de la cheminée, puis retourna s’asseoir pour montrer l’illustration qui avait provoqué sa crise.
— Le légendaire joueur de flûte de Hamelin, maugréa le vieil homme. C’est lui qui vous a mise dans cet état ? demanda-t-il en remuant ce qu’il restait du feu, avant de jeter une bûche dans l’âtre.
Grace contempla les étincelles incandescentes qui virevoltèrent dans la pénombre lorsque le rondin percuta les braises. Ravivées, les flammes léchèrent le bois sec en crépitant.
— Expliquez-moi, dit-elle.
Elle avait un vague souvenir de ce conte qu’elle se rappelait avoir lu quand elle n’était encore qu’une petite fille, mais le récit n’était pas clair dans sa tête.
— C’est une histoire, racontée notamment par les frères Grimm, que l’on prétend destinée aux enfants, commença-t-il. Mais à mon sens, elle est terrifiante.
Ludwig Freimann sembla songeur. Il gratta ses épais sourcils, avant de se lancer.
— Il y a bien longtemps, la cité de Hamelin subit une infestation de rats. Il y en avait tant qu’ils dévoraient les récoltes, effrayaient les chats, et attaquaient même les nourrissons dans leur berceau. C’est alors que se présenta un individu aux portes du bourg. Vêtu d’une tunique bariolée des plus voyantes, n’appartenant à aucun village alentour, il assura aux habitants qu’il pouvait les débarrasser de la vermine. Le prix du service fut fixé à mille florins, qui seraient versés lorsque les rongeurs auraient tous disparu. Sans attendre, l’attrapeur de rats, c’est ainsi qu’on le nommait, interpréta un air étrange avec sa flûte. Au son de cette mélodie, tous les rats sortirent de leur cachette et rejoignirent le musicien. Sans cesser de jouer, celui-ci les entraîna jusqu’à la tumultueuse rivière qui bordait la ville, dans laquelle ils se jetèrent et se noyèrent jusqu’au dernier.
— C’est la suite qui est terrifiante, n’est-ce pas ? émit Grace, qui commençait à se rappeler l’impression malsaine que ce vieux conte avait laissée en elle.
— Effectivement, reprit Ludwig d’une voix lente et nimbée d’une profonde tristesse. Les habitants refusèrent de payer le joueur de flûte, allant jusqu’à l’accuser d’avoir lui-même provoqué l’infestation de rats pour se présenter ensuite en sauveur grassement rémunéré. Chassé sans ménagement, l’homme promit froidement qu’il reviendrait pour se venger. Menace qui fit ricaner tout le monde : comment pourrait-on craindre un simple musicien ? Mais le jour de la Saint-Jean et Saint-Paul, à l’heure où les adultes se trouvaient à l’église, une étrange mélodie se fit entendre dans les rues de Hamelin, attirant tous les enfants, qui se mirent à suivre le joueur de flûte en dansant au rythme de la musique. Cent trente bambins lui emboîtèrent ainsi le pas au-delà des murs de la ville, jusqu’au sommet d’une montagne, puis à l’intérieur d’une grotte…
Le vieil homme soupira.
— Personne ne les a jamais revus, acheva-t-il.
Le silence retomba dans la pièce. Les crépitements du feu de bois résonnaient sous la lourde charpente où flottait désormais un voile de fumée.
Son doux visage rougeoyant à la lueur de l’âtre, Grace était plongée dans ses pensées. Elle se demandait comment il pouvait exister un lien entre cette lugubre histoire et ce qui lui était arrivé. Quelques hypothèses lui traversaient l’esprit, mais elle ne leur accorda guère de crédit. Ce récit n’était qu’un conte, une légende, et il lui fallait du concret pour espérer faire progresser son enquête.
— Maintenant, dites-moi pourquoi ce joueur de flûte a eu cet effet sur vous…
— C’est aussi une longue histoire, monsieur Freimann, et je ne suis pas encore prête à la raconter. De plus, j’aimerais me rendre à Hamelin, tenter ma chance dans l’hôtel dont vous m’avez parlé.
Grace se leva, désormais un peu plus assurée sur ses jambes, et se dirigea vers la porte d’entrée de la maison.
— Merci de votre aide, et toutes mes excuses pour vous avoir exposé à cette… crise.
— Ne vous en faites pas. J’en ai vu d’autres. J’espère que vous trouverez ce que vous cherchez, acheva le propriétaire en ouvrant la porte.
— À ce propos, où puis-je aller pour en apprendre plus sur ce conte du joueur de flûte ? Il y a un musée ou quelque chose d’approchant ?
L’hôte de Grace esquissa un rictus amer.
— Toute la communication touristique de Hamelin est centrée autour de cette histoire : statues, jouets, enseignes de restaurants, babioles, horloges animées… À chaque coin de rue, on vous rappelle ce conte épouvantable. On assiste même à des défilés de gamins déguisés en rats qui suivent un type habillé en joueur de flûte, et tout le monde trouve ça amusant…
Grace sentit plus qu’un mécontentement chez son interlocuteur. L’ironie initiale du ton de sa voix s’était muée en colère. Il avait maintenant les poings serrés, et sa mâchoire inférieure avait glissé vers l’avant dans un mouvement de dégoût.
— Toutes les villes exploitent la moindre légende pour favoriser le tourisme…, tenta la jeune femme pour aider Ludwig à aller au bout de sa pensée.
— Ces gens ont-ils conscience de l’objet de leur divertissement ? Ce joueur de flûte, c’est le diable. Comment peut-on rire et s’amuser d’un être démoniaque qui conduit des petits êtres innocents dans une danse de la mort ? Comment ose-t-on festoyer autour d’une histoire qui se termine par plus d’une centaine d’enfants disparus ?
Son regard avait quelque chose d’effrayant et d’effrayé à la fois.
— Ce n’est qu’une légende, monsieur Freimann. Qu’est-ce qui vous met tant en colère ?
Il la fixa. Dans ses yeux tremblait une lueur de peur.
— La vérité, mademoiselle, c’est que ce n’est peut-être pas une légende. Bien au contraire.
Grace sentit revenir l’angoisse qui l’avait terrassée un peu plus tôt.
Ludwig Freimann lui adressa un dernier mot avant de refermer sa porte.
— Allez à l’église, et vous verrez.