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La situation semblait si surréaliste que Grace en fut étourdie. Elle se trouvait à présent sur la plate-forme qui précède l’entrée dans le wagon. Le sol y était recouvert de parquet ciré et les parois de boiseries laquées. Une porte en noyer coulissante, finement décorée de vitraux, laissait deviner une grande salle de l’autre côté, d’où filtraient des bruissements de conversation nappés de notes de piano.

Le valet invita Grace à lui confier sa parka au moment où l’on sentait le train s’ébranler pour repartir.

— Au nom du Passager, je vous prie de bien vouloir excuser l’incongruité de votre lieu de montée à bord, mais vous savez que nous ne nous arrêtons jamais dans des gares officielles, pour des raisons de sécurité et de discrétion.

— Cela va sans dire.

— Simple formalité, auriez-vous l’obligeance de bien vouloir regarder la petite caméra qui se trouve juste au-dessus de moi, s’il vous plaît.

Grace prit peur. Et si la reconnaissance faciale échouait ? Gabriel lui avait assuré qu’il allait enregistrer sa fausse identité dans le serveur, mais s’il avait commis la moindre erreur, elle était perdue. Le train ayant repris sa marche, elle ne pourrait même pas tenter de s’enfuir.

Elle se demanda si la pâleur de son visage était perceptible et si le valet avait vu le duvet de son cou se hérisser. Rien ne permettait de deviner ses pensées derrière son attitude affable, mais il lui sembla qu’à la moindre alerte, il était capable de lui tirer dessus avec la même facilité qu’il lui souriait.

D’un air qu’elle aurait voulu moins crispé, Grace leva la tête vers l’œil mécanique. Le valet sortit de sa poche une petite tablette numérique qu’il avisa avec attention. Grace distingua l’écran qui affichait un cercle tournant sur lui-même, signe d’une recherche de correspondance. Elle retint sa respiration, les mains moites, la gorge palpitante.

— Excellente soirée à vous, madame McKenzie. Par ici, s’il vous plaît, annonça soudain le jeune homme.

Grace fit mine de trouver la situation parfaitement normale alors qu’il faisait coulisser le pan en noyer permettant l’accès au wagon proprement dit. Elle eut tout juste le temps de prendre une dernière profonde inspiration et fut comme téléportée dans le salon d’une maison de maître. Tout n’était que boiseries et dorures qui rivalisaient de reflets et de délicatesse. En guise d’ornements du plafond à caissons d’acajou, des O cuivrés, telles les armoiries d’Olympe, s’entrelaçaient jusqu’à un éclatant lustre de cristal. Sur les murs ambrés, des lampes tulipes style Belle Époque éclairaient des tableaux représentant des paysages grandioses, saisissants, ainsi que des scènes de chasse à courre qui semblaient si bien se marier avec les invités. Une vingtaine de personnes élégamment vêtues, en costumes ou robes longues, discutaient un verre de champagne à la main, tandis que des serveurs attentifs veillaient à satisfaire le moindre de leurs caprices. Au fond du wagon, Grace distingua un piano à queue, derrière lequel une musicienne jouait avec adresse une discrète mélodie.

Avant qu’elle n’ait eu le temps de reprendre ses esprits, Grace fut l’objet de plusieurs regards qui la dévisagèrent. Alors que certains convives lui adressaient un sourire ou un salut, d’autres se détournaient d’elle en chuchotant à l’oreille de leur voisin. Était-ce parce qu’ils ne la connaissaient pas ? Parce qu’elle n’entrait pas dans les canons filiformes des femmes présentes ? Grace n’en avait cure, elle ne pensait qu’à une chose : récupérer l’oreillette au plus vite pour se sentir moins nue et désarmée. Elle repéra un bonsaï à gauche de l’entrée, posé sur un guéridon au plateau de marbre. Partir dans cette direction paraîtrait suspect. Elle se fit donc violence pour affronter quelques mondanités.

À peine avait-elle fait un pas vers le centre du salon qu’un serveur s’approcha d’elle et lui proposa une coupe de champagne qu’elle accepta.

— Bonsoir. C’est la première fois que vous participez à ce gala de charité, il me semble, l’aborda l’un des invités, un homme d’une cinquantaine d’années aux tempes grisonnantes.

— Effectivement. Et vous ?

— Je suis un fidèle de la Fondation Olympe, qui fait un travail exceptionnel pour l’éducation de la jeunesse.

— Oui, c’est d’ailleurs pour cette cause que je souhaite faire mon don le plus généreux. Quelle est selon vous l’action d’Olympe la plus pertinente dans ce domaine ?

Non sans ironie, Grace reconnut tout de suite l’éclat de satisfaction qui illumina la figure de cet homme, face à une femme lui demandant son expertise…

— Sans aucun doute la fourniture de cinquante mille tablettes numériques aux enfants de quartiers défavorisés dans plusieurs pays. Grâce à ce formidable outil, ils vont enfin pouvoir se connecter au monde et sortir de l’exclusion.

Oui, il est urgent que ces pauvres gamins deviennent eux aussi des esclaves des Big Tech, plutôt que de payer des professeurs et des salles de classe, songea Grace en son for intérieur.

— C’est une excellente initiative, en effet, répliqua-t-elle à voix haute.

— Oui, et je pense qu’Olympe a pleinement raison de vouloir généraliser le téléenseignement. C’est à la fois une façon de faire baisser les coûts exorbitants de scolarité et de donner à tous les mêmes chances dans la vie.

— C’est-à-dire ? demanda la jeune femme en jetant une œillade impatiente vers le pot de terre cuite où devait se trouver l’oreillette.

— Eh bien, la qualité de l’instruction diffère selon qu’un enfant est riche ou pauvre. On le sait tous. C’est une hypocrisie que de ne pas l’avouer, n’est-ce pas ? Imaginez maintenant que tous puissent consulter un seul et même cours en ligne ; les élèves, quelle que soit leur condition, auront accès à la même information, au même moment, par le même professeur. De surcroît, à une information de choix, puisque Olympe veillera au recrutement des meilleurs enseignants. Ceux qui affirment que la technologie crée de l’inégalité se trompent. Il suffit d’être assez intelligent pour en faire un usage socialement juste.

Un véritable programme d’unification de la pensée sous couvert de bonté. Pour ne rien révéler de sa colère intérieure, Grace trempa ses lèvres dans le champagne, l’air de rien.

— C’est intéressant, effectivement, se força-t-elle à dire. J’espère que nous aurons l’occasion d’en reparler. Veuillez m’excuser.

— Michaël Arlington, des États-Unis, au plaisir, conclut l’homme.

— Brooke McKenzie, Écosse, ajouta Grace, de son plus charmant sourire. À bientôt.

Elle se dirigea vers un serveur pour piocher sur son plateau un petit canapé, se faufila entre quelques convives, et revint vers l’entrée pour atteindre le bonsaï. Elle allait discrètement fouiller sous les cailloux blancs au pied de l’arbuste, mais elle remarqua que plusieurs personnes l’observaient, l’empêchant d’agir à sa guise. Elle retira sa main et se retourna pour faire mine de regarder par la fenêtre. Lentement, elle hasarda de nouveau ses doigts au-dessus du pot.

— Ah, vous aussi, vous aimez vous ressourcer près des végétaux ? dit une voix féminine dans un anglais où pointait un léger accent français.

Grace fit subitement volte-face, pour tomber nez à nez avec l’une des femmes qui l’avaient dévisagée un peu plus tôt. Grande, fort maquillée, une cinquantaine d’années, jouant sans cesse avec sa chatoyante chevelure blonde.

— Oui, je… j’aime la nature, convint Grace.

— J’ai tout de suite su que vous étiez différente des autres, quand je vous ai vue entrer dans le wagon, reprit son interlocutrice. Vous êtes… je ne sais pas, je dirais… plus fraîche. Peut-être parce que vous avez embarqué dans la montagne.

Elle partit dans un rire un peu gêné.

— Moi, j’ai attendu dans la forêt, continua-t-elle sans laisser à Grace le temps de parler. Autant vous dire que je ne faisais pas la fière, toute seule au bord de la voie. Mais tous les moyens sont bons pour ne pas être incommodée par des journalistes malveillants.

Grace ne savait quoi répondre. Elle se contenta de sourire, se demandant comment se débarrasser au plus vite de cette importune.

— Désolée, je suis très spontanée, déclara cette dernière en se penchant sur la jeune femme comme si elles étaient amies depuis toujours. Je m’appelle Elinda Bouvier. Je viens de Paris, et vous ?

— Brooke McKenzie, d’Édimbourg. Savez-vous où… ?

Grace s’apprêtait à demander où étaient les toilettes, afin de mettre un terme à cette conversation, mais se ravisa au dernier moment. Elle venait de remarquer que plus personne ne la surveillait. Sans doute parce qu’elle n’était plus seule. Il fallait qu’elle exploite la situation à son avantage pour s’emparer de l’oreillette sans attirer l’attention.

— Savez-vous, reprit-elle, quand le Passager va se montrer ?

— Lequel ?

Grace fut un instant décontenancée.

— Comment ça, lequel ? Excusez ma naïveté, je suis nouvelle… mais il y a plusieurs Passagers ?

La grande blonde caressa la joue de Grace d’une main amicale.

— Je vous adore, ma chère. Quand je disais que vous aviez cette fraîcheur que les autres ont perdue. Mais oui, le Passager est un couple. Parfois c’est elle qui parle, parfois c’est lui. C’est très excitant, on ne sait jamais lequel va se présenter. Dans tous les cas, ils ne restent pas longtemps. Ils sont très occupés. Mais je pense qu’on devrait le ou la voir vers dix-neuf heures, après qu’il ou elle se sera entretenu avec ses associés.

Grace ne s’attendait pas à ce que le Passager soit en réalité deux personnes.

— Je vois que cette petite révélation vous remue, ma chère Brooke. Mais vous serez encore plus conquise quand vous verrez l’un ou l’autre tout à l’heure. Ce qu’ils font pour la planète est unique. Ce sont de grands écologistes qui mettent leurs convictions en pratique : ils sillonnent le continent eurasien uniquement dans leur train. D’ouest en est, du nord au sud, ils voyagent dans ces wagons. N’est-ce pas une preuve de leur droiture ?

Grace se concentrait de nouveau sur sa mission. Elle avait remarqué que la Française avait tendance à s’écouter parler et à rouler des yeux en tous sens dans une succession de mimiques surjouées. Autant d’indications qui montraient qu’elle n’était pas très attentive à ce qui l’entourait.

— Si, répondit Grace. D’autres devraient prendre exemple sur eux. À titre personnel, songez-vous à faire un don pour la fondation ?

La jeune femme effleura, l’air de rien, le marbre du guéridon où reposait le bonsaï.

— Oui, sans hésiter, pour la préservation des ressources marines.

— Rappelez-moi comment agit Olympe pour préserver nos océans, insista Grace en glissant ses doigts sous les cailloux.

— Oh, c’est très simple. Plus personne ne respecte la mer, on pollue à tout-va avec plastiques, pétrole, égouts, crème solaire, et les États ne font rien. Aussi la Fondation Olympe propose-t-elle de prendre les choses en main en privatisant des zones marines pour les protéger. Les espèces sauvages y seront conservées, les cargos et les rejets interdits, et seuls les individus ayant reçu un passe de citoyens écologiques validant leur comportement respectueux de l’environnement pourront s’y rendre et en profiter. À l’intérieur les veilleurs, à l’extérieur les pollueurs. Et paf !

Sur ce « paf », Grace toucha une surface plus lisse que celle des petites pierres. Hélas, son interlocutrice la fixait, attendant visiblement une réaction de sa part.

— Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait plus tôt ? répliqua-t-elle donc, les yeux au ciel. C’est une idée brillante. Trinquons à sa réussite.

— Volontiers ! s’exclama la Française, avant de lever la tête pour vider son verre.

Habilement, Grace parvint à saisir l’oreillette entre ses doigts et fit semblant de boire à son tour

— Vous me plaisez beaucoup, Elinda, déclara-t-elle. Et je vais vous faire une confidence, je suis heureuse d’avoir rencontré une personne comme vous pour mon premier gala de la Fondation Olympe. D’ailleurs, vous qui connaissez apparemment bien l’endroit, savez-vous où se trouvent les toilettes ?

— Oh, oui, c’est après le piano. Vous ouvrez la porte vitrée et ce sera sur votre droite. Vous verrez, c’est aussi luxueux que dans le salon.

— Merci, à plus tard.

Grace se fraya calmement un chemin entre les convives, passa derrière la musicienne qui la salua sans s’arrêter de jouer, puis fit coulisser le panneau de bois vitré pour se retrouver dans un long corridor tapissé d’une moquette bordeaux, et donnant sur une série de portes, dont l’une indiquait « toilettes ». Elle y entra et, ne s’attardant ni sur le marbre ni sur les dorures, elle installa l’appareil dans son oreille droite. Après s’être assurée qu’elle était vraiment seule, elle l’enclencha. Un bip lui signala qu’il était en marche.

— Gabriel, chuchota-t-elle. Je suis dans les toilettes après le piano.

— Parfait, répondit une voix éraillée. Vous êtes dans le bon sens. Les appartements du Passager sont au bout du train. Dirigez-vous vers le fond, vous allez tomber sur une porte métallique blindée. Placez-vous devant, je vous ouvrirai.

— Vous pouvez me voir ?

— Oui. Prête ?

— On y va.

Grace sortit des toilettes après avoir jeté un coup d’œil vers la porte du salon, puis rejoignit rapidement l’autre côté du wagon, ses talons s’enfonçant dans l’épaisseur veloutée du tapis. Son regard fut attiré par le paysage nocturne qui défilait à toute allure derrière les vitres. Elle aperçut les flancs de montagnes rocheuses en partie enneigés, qu’éclairait une lune blanche. Ils devaient être en train de traverser les Alpes suisses.

— Vous ne saviez vraiment pas que le Passager était un couple ?

— Quoi ? Vous tirez ça d’où ?

— Une des invitées vient de me le dire.

— Je n’ai jamais entendu cela en interne.

— Cela ne change pas grand-chose à ma mission, répondit Grace en retirant ses chaussures.

Elle continua pieds nus, pour s’arrêter devant une porte recouverte d’un placage de bois laqué.

— Je suis devant…

— Je sais. Attendez !

— Pourquoi ?

— Il y a quelqu’un.

— Un garde ?

— Si on veut.

— Il vient vers moi ?

— Non… Attendez encore, encore un peu. C’est bon, allez-y.

On entendit alors un verrou tourner.

— Il y a quoi de l’autre côté de la porte ?

— Il y a du monde, mais ils ne vous dénonceront pas. Passez à travers comme si tout était normal.

— Quoi ? répliqua Grace, inquiète.

Elle collait son oreille à la porte, quand cette dernière s’ouvrit dans un souffle de décompression.

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