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Grace eut le réflexe de se détourner juste avant qu’un coup de feu n’éclate. Assourdie par l’écho de la détonation, elle se courba et se précipita vers la paroi droite de la grotte, en cherchant à dégainer son arme. Une balle siffla au-dessus de sa tête et fit voler en éclats la roche à quelques centimètres d’elle. Elle projeta la lumière de sa torche en direction de l’agresseur, discerna furtivement une silhouette en mouvement, et tira à deux reprises. Au son de l’impact, elle devina que ses projectiles n’avaient pas atteint leur cible et, la seconde d’après, elle était percutée par son adversaire. Sous le choc, elle lâcha son pistolet et sa lampe. Mais sa sangle abdominale, sensiblement renforcée depuis qu’elle faisait ses exercices de Pilates tous les matins, lui permit d’encaisser la charge et d’éviter la chute. Dans un rugissement d’effort, son assaillant la repoussa contre la paroi et lui assena un coup de poing au visage avant de l’étrangler. Sonnée, Grace étouffait sous la pression hargneuse des mains qui écrasaient sa gorge. Elle frappa de toutes ses forces sur les bras meurtriers pour essayer de se libérer. L’entreprise ne fit que l’épuiser un peu plus.

Elle suffoquait, ses poumons comprimés, ses yeux gonflés, prêts à éclater. Elle tendit les mains vers la figure de son agresseur, cherchant à le griffer, arracher nez, lèvres, tout ce qui dépassait. En vain. Sa vision se troublait et ses attaques n’avaient plus assez de vigueur pour blesser. Elle tenta d’attraper le piolet qui pendait le long de sa cuisse, mais, les muscles privés d’oxygène, elle n’était plus qu’une poupée de chiffon. Elle allait mourir d’une seconde à l’autre.

Alors, dans un dernier espoir, elle se relâcha complètement pour se faire le plus lourde possible. L’assaillant la soutint tant qu’il put, avant de céder sous le corps de la jeune femme et de la laisser sombrer par terre. Il se penchait certainement déjà sur elle pour l’achever quand Grace, électrisée par l’ultime pulsion de survie permise par l’air entrant peu à peu dans ses poumons, parvint à agripper le manche du piolet. Elle frappa alors à l’aveugle avec toute la rage de la mort imminente. Le coup n’était pas très puissant, mais l’outil, neuf, s’avéra suffisamment aiguisé. Un mugissement de douleur retentit dans la caverne. Grace tapa encore et encore, laissant exploser sa hargne en des cris étranglés. Soudain, on entendit le bruit d’un corps qui s’écroule.

Grace lâcha le piolet pour porter la main à son cou martyrisé. Reprenant à peine son souffle, elle se remit debout maladroitement en s’appuyant sur la roche, et tituba jusqu’à sa lampe torche, qui gisait sur le sol. Puis elle ramassa son arme et éclaira son adversaire.

L’homme d’une trentaine d’années, vêtu comme un touriste, ne respirait plus. Du sang s’écoulait par deux trous de son crâne.

Grace tomba à genoux, une main à terre, l’air sifflant dans sa gorge, sa poitrine se soulevant par saccades. C’est là, dans la pénombre, qu’elle prit conscience d’une odeur étrange. Une odeur d’essence. Le temps qu’elle se redresse, c’était l’enfer : toute la grotte était en feu. La peau de son visage semblait collée à une plaque de cuisson. Un bras devant sa figure pour se protéger de la fournaise, elle aperçut quelqu’un se diriger vers le conduit étroit menant vers la sortie. Encore frêle, elle s’efforça de lui emboîter le pas, mais la silhouette atteignait déjà le passage qu’elle avait dégagé à son arrivée. Arme au poing, Grace pressa la détente, mais la chaleur, l’épuisement, les flammes aveuglantes lui firent rater sa cible.

Elle tira de nouveau, avant de s’éloigner des flammes. Elle distingua alors une forme féminine se glisser sous le gros rocher de l’entrée. Grace parcourut de toutes ses forces la distance qui la séparait du couloir souterrain. Elle s’y engouffra à son tour. Quand elle fut enfin à l’air libre, elle vit s’enfuir une femme en treillis, qui se retourna soudainement en la visant avec un pistolet. Mais Grace ouvrit le feu la première. La balle fonça droit vers le cœur de son assaillante, qui s’écroula, sa tête percutant l’énorme bloc de pierre.

Grace dérapa sur le sol pentu et trouva sa victime inerte, déjà morte.

Exténuée, elle s’adossa contre un roc. Le visage brûlant, elle ressentit un élancement dans sa pommette gauche. Du bout des doigts, elle palpa la zone douloureuse et grimaça. Sa gorge la faisait également souffrir et un goût de sang l’écœurait. Mais sa misère physique n’était rien en regard de l’accablement moral qui l’étreignait.

Un peu plus haut, face à elle, la bouche de la caverne dévoilait entre ses dents de pierre la fournaise de son gosier. Grace regardait le feu détruire les très probables traces d’ADN qui lui auraient permis de retrouver son bourreau et faire tomber le réseau pédocriminel sévissant là depuis des siècles.

En quelques instants, elle avait effleuré la mort, et son enquête, sur le point d’aboutir, avait été réduite en cendres.

Désemparée, Grace retourna le cadavre reposant à ses pieds. Elle ne fut pas longue à reconnaître la touriste se promenant avec son compagnon dans Hamelin, qu’elle avait croisée par deux fois la veille. Ses craintes étaient donc légitimes. Elle était bien suivie depuis son départ de Glasgow. Nul doute que la petite famille de l’aéroport était également dans le coup.

Qui la faisait surveiller et cherchait à la faire assassiner ? Là était toute la question.

Grace appela les pompiers en numéro masqué pour les alerter de l’incendie dans la grotte, dont elle leur fournit les coordonnées géographiques, puis fouilla la jeune femme.

Elle trouva dans le poche intérieure de son blouson un téléphone portable, qu’elle glissa dans sa parka. Puis, non sans mal, elle tira le corps et le dissimula sous un épais tas de feuilles. Il n’était pas nécessaire que la police allemande lance tout de suite une enquête qui pourrait remonter jusqu’à elle.

Elle s’éloigna ensuite afin de s’épargner toute question des pompiers. Les jambes frêles, encore sous le choc, elle escalada difficilement les rochers et dut s’arrêter à plusieurs reprises pour reprendre son souffle. Mais au bout d’une dizaine de minutes, le battement vrombissant d’un hélicoptère l’avertit que les secours étaient sur le point de débarquer. Évitant le chemin de randonnée, elle se laissa glisser à flanc de colline entre les pierres et les arbustes, contrôlant plus ou moins bien son équilibre et s’écorchant les mains. Au loin, leurs grésillements étouffés par le brouillard, elle entendit des talkies-walkies de la police qui devait à son tour rejoindre le lieu du sinistre. Elle s’immobilisa un moment pour empêcher la chute d’un gros caillou et reprit sa descente vers le village de Coppenbrügge.

L’agitation qui y régnait n’avait plus rien à voir avec la torpeur de l’aube. Amoncelés sur les trottoirs, les gens discutaient en jetant des regards inquiets vers la colline, et des sirènes hurlaient de tous côtés.

Grace se fit le plus discrète possible pour ne pas attirer l’attention avec sa blessure et ses vêtements maculés de terre. Elle récupéra vite sa voiture et retourna à Hamelin où elle s’arrêta dans une pharmacie après avoir pris soin de bien remonter la capuche de sa parka pour cacher ses blessures au cou et au visage. Puis elle loua une chambre dans un hôtel bas de gamme à réception automatisée pour limiter les risques de se faire repérer.

Assise dans le seul fauteuil de la pièce, elle s’occupa de sa pommette qui ne cessait d’enfler, désinfecta les coupures sur ses mains, passa un onguent sur les traces d’étranglement qui bleuissaient son cou, avant de masser sa gorge qui lui faisait terriblement mal. Puis, éreintée, elle se laissa retomber contre le dossier de son siège.

Les yeux fermés, elle réfléchit à l’enchaînement des derniers événements, notamment à la façon dont elle avait été suivie. Quand la filature avait-elle commencé ? À quel moment était-elle allée suffisamment loin dans son enquête pour attirer l’attention de ces personnes dont elle ne savait rien ? L’alerte avait dû être déclenchée par l’infirmière lors de sa visite à l’ancien inspecteur Scott Dyce. La raison de l’ultime coup de téléphone passé par Kathy Hodges, peu avant sa mort, ne faisait désormais plus guère de doute.

Grace réfléchit plus avant. Il semblait évident à présent qu’il ne s’agissait pas d’un simple réseau pédocriminel, si ignoble soit-il, qui n’aurait pas eu les moyens d’engager une surveillance poussée sur plusieurs pays. Cette conclusion faisait écho à ce que l’analyste des télécommunications de son commissariat lui avait dit à propos de la manière dont les appels de l’infirmière avaient été cryptés : ce genre de brouillage était loin d’être courant, une telle technologie ne pouvait appartenir qu’à une organisation très riche, et surtout très équipée.

Qui se cachait derrière ce réseau ? Ces gens cherchaient-ils seulement à protéger leurs funestes activités ou, comme l’avait laissé entendre Scott Dyce, étaient-ils coupables de forfaits encore plus terribles ?

Combien de temps lui restait-il pour trouver des réponses avant que d’autres poursuivants soient lancés à ses trousses ?

Grace se redressa et alluma le portable qu’elle avait récupéré sur le corps de la jeune femme. Évidemment, son ouverture nécessitait un mot de passe, mais les inspecteurs de Glasgow étaient depuis peu équipés d’une application de « piratage » sur leur propre téléphone professionnel. Ils étaient si souvent amenés à vérifier le contenu de smartphones au cours de leurs enquêtes que les services informatiques de la police écossaise avaient développé un logiciel capable de les déverrouiller.

Elle connecta son appareil à celui de la tueuse et lança son programme. Quand le travail de décodage fut achevé, une clochette retentit et Grace put accéder aux données.

Malheureusement, aucun numéro n’était enregistré et l’historique des appels était vide. En revanche, huit photographies étaient mémorisées.

Grace les ouvrit et se reconnut sur les cinq premières. On la voyait sortir de chez elle à Glasgow, à l’aéroport passer le portillon pour prendre son vol en direction de Hanovre, quitter la demeure de Ludwig Freimann, entrer dans l’église de Hamelin, puis partir du domicile de la veuve du commissaire Schmidt.

Les trois autres clichés lui parurent au contraire tout à fait étrangers. Il s’agissait d’une cabane, ou plutôt une chaumière isolée dans la pénombre d’une épaisse forêt. Les branchages flous au premier plan prouvaient que les photos avaient été faites d’une cachette. Où se trouvait cet endroit ? Pourquoi ces clichés étaient-ils enregistrés à côté de ceux de Grace ?

La seule façon de le savoir était de retrouver cette maisonnette, qui constituait désormais son unique résidu de piste.

Sans attendre, Grace accéda au menu du téléphone, activa le service de localisation et, via l’application de piratage de son propre appareil, trouva les coordonnées GPS du lieu où les photos avaient été prises. Elle entra la succession de chiffres dans une application de cartographie en ligne.

Son téléphone moulina bien moins longtemps qu’elle ne l’avait anticipé. Et pour cause, la zone identifiée était proche et se situait dans le sud-ouest de l’Allemagne, en plein cœur de la Forêt-Noire. Grace se rappela ce qu’elle savait de cette région baptisée si sombrement. Selon le folklore ancestral, c’était dans ces bois tordus et profonds, hantés pour certains, que s’étaient déroulés les plus sinistres faits divers des époques anciennes. Drames sordides et effrayants que l’on avait sournoisement renommés contes de fées.

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