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Grace avait ouvert la porte de la chaumière et aspirait l’air de la nuit en écoutant le frôlement cristallin des flocons sur la neige. Elle avait besoin de fraîcheur et de calme pour prendre la mesure de ce qui lui avait été révélé. Malgré toutes les laideurs de l’humanité dont elle avait été témoin au cours de sa carrière d’inspectrice, elle ne parvenait pas à comprendre comment on avait pu en arriver à la folie de ce projet Kentler. Révoltée à la fois par l’impunité dont jouissaient les coupables et par l’absence de réaction du milieu journalistique, elle se devait d’aller fouiller les archives de l’administration de l’éducation du Sénat de Berlin afin de poursuivre jusqu’au bout chaque responsable. Il fallait à tout prix venger ces orphelins innocents. S’il y avait prescription sur certains actes commis vingt ou trente ans auparavant, d’autres pouvaient encore être jugés, et puis elle était à peu près certaine que les individus concernés n’avaient jamais cessé leurs crimes. Elle s’appuierait sur ces exactions plus récentes pour que la justice s’empare sérieusement de toute l’affaire. Il lui resterait alors à vérifier que ce « Passager » évoqué par Lukas existait réellement, et qu’il était bien celui qui tirait les ficelles de ce réseau dont elle devrait couper la tête.

— Mais chaque chose en son temps, murmura-t-elle pour elle-même.

Il fallait d’abord qu’elle accomplisse la mission qui l’avait conduite jusque dans cette chaumière, en plein cœur de la Forêt-Noire : retrouver ses propres bourreaux. Elle voulait voir la terreur dans leur regard quand elle leur annoncerait qu’ils avaient face à elle la petite Hendrike qu’ils avaient séquestrée et violée dans la cave de leur demeure. Elle entendait déjà leurs supplications, leurs justifications, leurs excuses ou peut-être même leurs bravades insolentes. Mais ce qu’elle ignorait encore, c’était ce qu’elle leur ferait. Son envie d’étrangler Scott Dyce avait été si ardue à combattre qu’elle n’était pas certaine de ne pas céder à la fureur libératrice la prochaine fois. Et après tout, ce doute lui plaisait, car ses bourreaux verraient l’hésitation dans ses yeux et en subiraient l’épouvantable espoir. C’était peut-être le pire qu’elle pouvait leur infliger : les séquestrer à leur tour sans qu’ils puissent jamais savoir si elle les abattrait ou non lors de sa prochaine visite.

Étonnée d’être capable d’imaginer un tel supplice, Grace se demanda si elle ne tombait pas dans le piège du cycle de la violence. Mais l’heure n’était pas à la sagesse et elle laissa mûrir ses idées de vengeance, comme on laisse un vice attiser nos sens tout en menaçant notre existence.

Car, avant d’avoir à choisir entre justice et châtiment, elle devait retrouver les coupables de son malheur. Et, pour y parvenir, elle avait besoin de l’aide de Lukas.

Elle referma la porte et observa le jeune homme. De dos, courbé, les mains sur les bras comme pour se consoler, il contemplait les flammes, probablement absorbé dans l’une de ses rêveries féeriques.

En le voyant ainsi, seul, condamné à s’inventer un univers bâti sur des mensonges pour tenter de survivre, elle ressentit mieux que personne sa détresse.

Elle s’approcha, se posta derrière lui et, délicatement, sans chercher à le surprendre, elle posa une main sur son épaule. Il sursauta et se retourna, affolé, puis la reconnut et reprit sa position face à la cheminée. Grace se pencha lentement, glissa ses bras autour de son cou pour l’enlacer et posa sa tête sur son épaule. Au début, elle trembla un peu, intimidée par cette audace physique à laquelle elle n’était plus habituée, et craignant la réaction de son ancien sauveur. Mais le calme avec lequel il l’accueillit, lui qui avait pourtant fui la proximité humaine, la bouleversa. Lukas mit sa main, tendrement, sur la joue de Grace, et ils demeurèrent ainsi, dans le silence de cette chaumière cachée au fin fond des bois.

— Je vais prendre le relais de ton combat, de notre combat, souffla Grace. C’est aujourd’hui que le choix de mon métier prend tout son sens, et j’irai jusqu’au bout pour faire tomber ce réseau…

— Ils seront prêts à te tuer pour t’empêcher de les atteindre.

— C’est mon travail de ne pas avoir peur d’eux.

Lukas se crispa de nouveau.

— La peur… cette arme avec laquelle ils nous ont contrôlés pendant toutes ces années, mon frère, ma sœur et moi. Mon père adoptif et ses relations la maniaient avec une telle délectation et une telle aisance qu’elle faisait forcément partie de leur quotidien et certainement de leur fameux « plan »…

— Je vais tout faire pour nous venger, Lukas, crois-moi.

— Tu es la seule personne en qui j’aie confiance sur cette Terre.

— Pour commencer, j’aimerais retrouver ceux qui m’ont… détruite. Je vais avoir besoin que tu te souviennes de ces instants passés en Écosse auprès de mes tortionnaires.

— Je vais essayer.

— Tu te rappellerais le nom de l’endroit où vous vous trouviez ?

— C’était en pleine campagne…

Il ferma les yeux, concentré.

Grace le laissa réfléchir et sonder le tréfonds de sa mémoire.

Lukas se leva pour se diriger vers un petit buffet.

— Notre père devait prendre des photos pour prouver aux services de l’enfance qu’il s’occupait bien de nous. Et chaque fois qu’on allait « rendre visite » à ses amis, il nous photographiait en compagnie de nos violeurs, comme si on avait fait une jolie balade en famille. J’ai gardé ces clichés en me disant qu’ils serviraient peut-être un jour à la justice, mais… comme tu le sais maintenant, je n’ai pas eu les nerfs assez solides pour aller jusqu’au bout de ma démarche.

Il s’accroupit devant le meuble et en tira une boîte en carton. Puis il revint s’asseoir près de Grace et égrena les images sans les lui montrer. Il les passait à toute vitesse, les regardant à peine. Grace entrevit des silhouettes dans de vastes jardins au cordeau, devant des demeures cossues, ou dans des salons luxueusement décorés. Elle aperçut des visages accueillants qui avaient tous pour point commun d’avoir l’air heureux. Tenant leurs victimes par les épaules, les adultes affichaient leur ravissement aux côtés d’enfants à qui l’on avait ordonné de sourire. Attitude qui ne manquerait pas d’enchanter les fonctionnaires responsables de ce placement qui se féliciteraient d’avoir confié ces petites âmes perdues à des pédophiles si aimants. Écœurée, Grace finit par se détourner, jusqu’à ce que Lukas l’interpelle.

— Là… Oui, c’était là, dit-il en fixant une photo. Je m’en souviens, on était en automne. Et maintenant que je les revois, j’entends le mari se vanter d’avoir si bien choisi sa nouvelle proie avant de l’enlever… Il parlait de toi comme d’un trophée et remerciait sa femme de lui avoir offert l’occasion de savourer sa proie avec les yeux avant d’être autorisé à s’en emparer. Elle avait, selon lui, savamment entretenu son désir.

Avec précaution, il tendit la photo à Grace. Elle la prit et l’observa avec avidité. Elle fut d’abord émue en reconnaissant Lukas tel qu’elle l’avait gravé dans sa mémoire : ces traits doux, ces grands yeux bleus et cette mèche qui tombait sur son front. Il souriait, probablement à une flamme d’espoir qu’il essayait de garder allumée tout au fond de lui. À côté, un garçon plus jeune dont la bouche mimait la joie mais le regard disait la peur. En étant attentif, on voyait sa petite main serrer celle de son frère de toutes ses forces. Puis il y avait cette adolescente brune, aux cheveux attachés, dont la figure légèrement baissée empêchait de distinguer clairement l’expression. Était-ce de la timidité ou de l’angoisse ? Les trois enfants étaient encadrés à droite par Klaus Brauner que Grace reconnut aisément, et à gauche par un homme grand, une barbe rousse, une allure de docker habillé dans un costume aristocrate, un répugnant air de bienveillance peint sur le visage. Et un peu en retrait, derrière ce colosse, émergeait une femme.

Un voile noir s’abattit devant les yeux de Grace, un marteau lui éclata le cœur, ses poumons se cimentèrent : cette femme souriante sur la photo, à l’arrière du groupe, c’était sa mère.

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