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Dans la fade lumière du petit jour, les troncs décharnés de la forêt tentaient d’échapper à la brume comme autant de poils hérissés sur une peau de feuilles mortes. Guettant sans cesse le signal de son GPS, Grace progressait lentement sur le tapis d’humus qui craquelait sous ses pas. Sa démarche était ponctuée du cliquetis du piolet et du pied-de-biche attachés à sa ceinture. Équipement dont elle avait fait l’acquisition le matin même avant de rejoindre en voiture le village de Coppenbrügge. Chaque effort pour gravir la colline se muait en buée qui se mêlait au brouillard. Dans cette nébuleuse, elle distinguait mal les pièges de la pente percée de trous boueux, et encombrée de rochers aux angles effilés et de troncs d’arbres vermoulus.

Les mains sur les sangles de son sac à dos, Grace se retourna un instant pour reprendre son souffle et écouter attentivement. Il lui avait semblé entendre plusieurs fois des bruits en contrebas. Quelque chose qui pouvait ressembler à des craquements de branches. S’agissait-il d’animaux comme le laissaient entendre les nombreux panneaux interdisant la chasse ? De simples randonneurs ? Ou devait-elle envisager que quelqu’un de moins bien intentionné la suivait à distance ?

Ne percevant rien d’autre qu’un battement d’ailes d’oiseau et l’aboiement lointain d’un chien au fond du vallon, elle reprit sa marche en repensant aux questions qui s’étaient, la veille, imposées à elle, quand elle avait quitté le domicile de la veuve d’Harald Schmidt. Pourquoi ce dernier avait-il soustrait le rapport concernant la fouille archéologique de la Teufelsküche et fait circuler une simple synthèse ? Était-ce uniquement pour sauver la ville du scandale ou pour une raison moins avouable ? Et qui avait volé le dossier à la mort du commissaire ?

Tout en tentant de répondre à ces interrogations, Grace s’assura que son arme était bien accessible. Après une demi-heure d’effort, l’air se refroidit, les rochers sur le chemin se mirent à suinter et les troncs couchés qu’elle contournait un peu plus tôt s’amoncelèrent en une marée de membres brisés et rongés par une végétation humide. Devant elle, une ombre écrasante s’arrachait peu à peu de l’étreinte du brouillard. Une vingtaine de mètres plus loin, la pente se fit plus douce, pour se creuser au pied d’une imposante muraille minérale. Dans une fosse mal dégrossie, des rocs s’entassaient pêle-mêle, semblant avoir été jetés là par une main puissante et rageuse. Abandonnés depuis des siècles, barbus de mousse, étaient-ils les pierres tombales de cent trente petites victimes innocentes et de l’homme qui les avait perdues il y a plus de sept cents ans ? Troublée, Grace n’en oublia pas la raison de sa présence ici et vérifia de nouveau son GPS, qui indiquait plus haut la zone qu’elle cherchait à atteindre. Elle fit un détour pour éviter la dépression emplie d’éboulis et parvint à se faufiler dans un couloir étroit pour poursuivre son ascension.

Glissant sur le sol boueux, s’agrippant à des anfractuosités trempées qui trahissaient ses prises, elle se fraya péniblement un chemin entre les épaisses racines qui s’enroulaient autour des géants de pierre. Là, après s’être hissée sur un promontoire, elle s’aperçut que la paroi était percée de plusieurs grottes. Mais, selon le rapport archéologique, celle qu’elle cherchait n’était pas déblayée et restait donc invisible à l’œil nu. Pourtant, son téléphone signalait que la mystérieuse cavité n’était plus qu’à cinq mètres, juste devant elle. Grace remarqua que des arbustes avaient obstrué un passage très étroit sous un gros rocher. Un passage que seuls des enfants peuvent emprunter facilement, pensa-t-elle.

Elle se baissa et parvint laborieusement à s’y couler, pour se retrouver face à un tas de pierres massives qui montait jusqu’à hauteur d’homme. Dans sa poche, son portable vibra. Le GPS lui indiquait qu’elle était arrivée à destination.

Prudemment, elle tenta de faire bouger les énormes cailloux qui se trouvaient au sommet de l’amoncellement. Et là où elle s’attendait à un scellement immobile, elle sentit un peu de jeu. Elle répéta l’opération à plusieurs endroits et comprit que ce mur avait été érigé récemment, sans doute au cours des dernières années. Contrairement aux autres pierres de la forêt, celles-là étaient en effet dépourvues de mousse.

Faisant levier avec son piolet et son pied-de-biche, Grace réussit à déloger chaque rocher un à un. Le cœur battant d’une excitation rare, elle vit se dévoiler l’entrée d’un couloir souterrain. Repoussant avec empressement les derniers blocs qui faisaient obstacle, Grace rangea le pied-de-biche dans son sac et attacha de nouveau le piolet en le laissant pendre le long de sa cuisse. Elle saisit ensuite sa lampe torche et franchit le seuil du goulet pour s’enfoncer dans les ténèbres.

L’hygrométrie monta un peu plus et, malgré sa parka, Grace frissonna en sentant l’humidité appliquer ses doigts glacés sur son visage et son cou. Le crissement de ses semelles sur les cailloux résonnait contre la paroi et la vapeur qui sortait de sa bouche flottait devant le faisceau de sa lampe. Le conduit étroit l’obligea à avancer de biais, jusqu’à ce qu’il s’élargisse pour déboucher sur une vaste cavité. Les archéologues ne s’étaient pas trompés, il y avait bien une chambre enfouie sous la colline. Mais ils n’avaient peut-être pas prévu ce qui apparut à la lueur de la torche de Grace. À quelques mètres d’elle, dans la roche qui lui faisait face, une porte en bois massif renforcée de plaques de métal dessinait une arche.

Fascinée, elle ne prit pas le temps d’inspecter le reste de la grotte et progressa avec précaution sur le sol inégal qui semblait avoir été recouvert de terre battue. Arrivée devant la porte, elle la poussa, mais le pan résista. Elle y glissa alors son pied-de-biche, et dut s’y prendre à trois fois pour faire céder le panneau. Le craquement du bois arraché se répercuta en écho dans la caverne et la porte s’entrouvrit.

Malgré la fraîcheur, Grace sentit une larme de sueur couler dans son dos. Les mains moites, la respiration rapide, elle entra en retenant son souffle. Les gonds gémirent dans un grincement lugubre. Peu à peu, l’abîme se dévoila à la lumière, et Grace s’immobilisa, pétrifiée d’effroi. Dans cette deuxième chambre plus petite s’empilaient des ossements humains jaunis par le temps. Les crânes s’étaient parfois désolidarisés des bustes, tandis que des tibias ou des humérus se mélangeaient à des cages thoraciques. À certains endroits pendaient des lambeaux de vêtements, donnant à ces squelettes des allures de morts-vivants. Le bras tremblant, la gorge nouée, Grace se pinça les lèvres pour ne pas pleurer lorsqu’elle prit conscience que ces os, au vu de leur taille, étaient sans aucun doute possible ceux d’enfants. Même si elle ne pouvait pas compter précisément le nombre de squelettes, elle était sûre qu’il y en avait plus d’une centaine. Probablement cent trente…

Elle demeura plusieurs minutes sans bouger. L’horreur qui s’était jouée ici salissait son âme et son cœur en d’épouvantables tableaux de détresse et d’agonie qui traversaient son esprit. Dans chaque recoin de la cavité, la lumière de sa torche révéla de macabres traînées verticales. Des marques de griffures de pauvres petits désespérés qui ont gratté la roche. À côté de ces traces, on distinguait des dessins représentant naïvement ici une chaumière, là un arbre ou un chien. Probablement les derniers souvenirs auxquels les victimes innocentes avaient essayé de se raccrocher. Il lui sembla entendre les cris, les pleurs et même les paroles des plus grands qui, dans un courage qui n’aurait jamais dû être de leur âge, rassuraient les plus jeunes en leur promettant une fin heureuse. Mais quel sort leur avait-on réservé avant leur mort ? Comment une âme humaine a-t-elle pu commettre une telle atrocité ?

Bouleversée, Grace n’eut pas tout de suite la force de se frayer un chemin à travers ce charnier et se décida à aller explorer la première salle. En passant la porte, elle vit des entailles autour de la serrure, témoins des tentatives éperdues de petites mains qui s’étaient battues jusqu’au bout.

Envahie par une peine qu’elle n’avait jamais éprouvée au cours de ses enquêtes, Grace éclaira les parois de la grotte principale et sut qu’elle se trouvait incontestablement au bon endroit. Partout, des peintures rupestres racontaient la légende du joueur de flûte. Si les styles étaient divers, toutes avaient un point commun : le musicien, toujours représenté en couleur avec force détails, dominait de toute sa taille les petites formes noires et mal dégrossies des enfants qui le suivaient. Cette mise en scène rappela à Grace la façon dont les Grecs ou les Égyptiens marquaient la différence entre les dieux et les hommes dans leurs œuvres.

Mais ce qui la frappa surtout, c’est que certains de ces dessins, en partie effacés ou délavés, paraissaient très anciens tandis que d’autres semblaient bien plus récents. Comme si l’histoire avait été illustrée par plusieurs générations à travers les âges. Grace frémit en essayant de comprendre ce que cela signifiait. Et si le joueur de flûte de Hamelin avait été l’initiateur d’une communauté, d’une secte même, qui avait célébré son acte diabolique au cours des siècles ? Abasourdie par sa découverte, Grace relâcha la main qui soutenait sa torche. Elle eut alors la confirmation que les adeptes de ce monstre du Moyen Âge ne s’étaient pas contentés de commémorer son crime, lorsque le faisceau glissa sur la partie basse de la paroi, dévoilant cinq petits squelettes, les bras attachés au-dessus de leur crâne par des chaînes et des anneaux fixés dans la roche. Cinq squelettes d’enfants, à première vue bien plus contemporains que ceux derrière la porte.

Grace avait du mal à respirer. Elle voulait quitter cette chambre des supplices, retrouver l’air du dehors. Elle se dirigea vers la sortie, se retournant pour balayer une dernière fois la grotte de sa torche. C’est alors qu’elle éclaira une partie de la caverne restée jusqu’ici dans l’ombre, mettant au jour des alcôves abritant des bougies fondues ainsi qu’une malle en bois. Malgré son impression de suffoquer, elle s’en approcha et l’ouvrit de la pointe de son piolet. À l’intérieur, proprement pliés, se trouvaient trois larges costumes bariolés, en tous points similaires à celui du joueur de flûte.

Grace laissa retomber le couvercle avec répulsion, le cœur palpitant d’une angoisse qu’elle ne contrôlait pas. La silhouette de son cauchemar se dessinait dans l’embrasure de la porte de son cachot, immense, menaçante, frôlant le sol dans un bruissement d’étoffe avant de se pencher sur elle. Elle serra les mâchoires pour ne pas crier et écrasa ses mains sur ses yeux.

Quand elle regarda de nouveau, les costumes étaient toujours là, dans leur malle, preuves de l’intuition qui l’habitait depuis la veille : le crime si célèbre du joueur de flûte ne s’était pas éteint avec lui il y a plus de sept cents ans. Il avait au contraire donné naissance à une ignoble confrérie de pédocriminels. Le réseau avait survécu jusqu’à aujourd’hui et elle-même en avait été l’une des victimes.

Ne se sentant plus très ferme sur ses jambes, Grace s’accroupit pour prendre la mesure de sa découverte. Il lui suffisait désormais de faire analyser les traces d’ADN qu’on détecterait sans doute dans la caverne, et notamment sur les costumes, pour identifier et retrouver ceux qui avaient œuvré ici, et qui œuvraient peut-être encore. Cette piste en or la conduirait forcément à ses propres bourreaux. Voire jusqu’à Lukas ?

Elle tourna la tête vers l’entrée de la grotte, se laissant aller à imaginer que la lumière qui y filtrait était celle qui brillait au bout du tunnel de sa quête de vérité.

Pourtant, un sentiment étrange l’empêcha de se relever pour sortir et respirer l’air frais dont elle avait tellement besoin. Tu vas trop vite en besogne, lui chuchotait à l’esprit une petite voix qu’elle avait appris à écouter. Elle songeait à Scott Dyce, qui lui avait parlé d’une « impensable vérité ». Faisait-il allusion à ce réseau ancestral ? Elle aurait pu y croire s’il n’avait pas ajouté cette phrase énigmatique : « Ils ont fait ce qu’on n’avait jamais osé dans l’histoire de notre civilisation, à la vue de tous… »

À la vue de tous ? Les atrocités commises dans cette caverne avaient, au contraire, été cachées aux yeux de la société… Quelque chose lui échappait. Mais quoi ?

Elle sortit de ses réflexions. Il était temps pour elle de regagner la ville et d’informer son supérieur de sa macabre découverte. Elliot Baxter devait se mettre au plus vite en relation avec les autorités allemandes afin qu’elles procèdent à l’expertise scientifique de cette grotte, qui serait sans aucun doute historique.

Grace se releva et, sa lampe à la main, observa une dernière fois les lieux pour s’assurer de n’avoir rien manqué. Le pinceau de lumière décrivit lentement un cercle sur les contours inégaux de la roche, glissa sur la malle, la porte de l’antichambre, révéla de nouveau les squelettes suppliciés attachés à leurs chaînes, et découpa soudain une silhouette, qui fondit sur elle.

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