La voiture suivante était plongée dans l’obscurité, la lumière qui filtrait du sas ne permettait pas de distinguer quoi que ce soit.
— Entrez ! s’exclama Gabriel.
Grace était encore si choquée que la peur avait, sans doute provisoirement, déserté sa palette d’émotions. Elle franchit le seuil, et la porte se referma derrière elle.
— Attendez, j’ai cru voir une ombre derrière vous…, lança Gabriel. Allumez !
À l’aveugle, Grace trouva un interrupteur. Des appliques en porcelaine s’illuminèrent de chaque côté. Elle ne vit personne derrière elle, mais n’en fut pas moins étonnée du spectacle qui s’offrait à ses yeux.
De part et d’autre de l’allée centrale s’amoncelaient de saisissants tableaux aux figures religieuses et mythologiques, et des meubles aux courbes anciennes où se lisaient des siècles d’histoire. Dépassant par-ci par-là, sans aucun respect pour le génie de l’artiste qui les avait sculptés, des mains et des visages de pierre semblaient appeler à l’aide. Négligemment posés par terre s’entassaient des livres, des parchemins et des partitions. On trouvait même des épées finement ciselées empilées comme de vulgaires bâtonnets de mikado. Une armure de chevalier, qui avait été portée moult fois si l’on en croyait les bosses et les entailles la recouvrant, gisait dans un coin.
— C’est une caverne d’Ali Baba, murmura Grace qui, malgré le désordre insensé, sentait qu’elle était en présence d’objets de grande valeur.
— Ne vous arrêtez pas ! Les appartements du Passager se trouvent plus loin, la pressa Gabriel. Et vous êtes sûre qu’il n’y a personne d’autre que vous ?
— Rien de vivant en tout cas.
Grace se fraya un chemin en prenant soin de ne pas abîmer les innombrables antiquités qui dégringolaient à ses pieds. Mais un mouvement de balancier du train la surprit et elle dut se retenir à une armoire pour ne pas tomber. Au même moment, par-dessus le bruit des rails, elle entendit quelque chose se briser dans les profondeurs de ce capharnaüm.
— Vous avez entendu ?
— Oui, répondit Gabriel. Mais cela me semble normal que des objets tombent au moindre choc dans ce bazar. Peu importe. Foncez.
Grace reprit son avance et remarqua la présence d’étiquettes attachées à chacun des objets, qu’elle lut distraitement en passant. Soudain, elle s’arrêta net.
— Attendez…
— Quoi ? s’enquit Gabriel.
— Si ce qui est écrit est vrai, je marche au milieu de la plus incroyable collection de toute la mémoire culturelle et historique d’Europe et d’Asie. Qu’est-ce que ça fait là ?
— Ce n’est pas notre problème !
Grace n’en revenait pas. Une telle concentration d’œuvres si inestimables était du domaine du prodige.
Incrédule, elle effleura la toute première table d’apparat fabriquée par Boulle, ayant donné naissance au style Louis XIV, elle enjamba deux tableaux de Rubens, des études à la sanguine de Rembrandt, Michel-Ange et Delacroix, des croquis inconnus de Picasso, elle caressa une fresque de Pompéi représentant une scène de la vie quotidienne sous l’Empire romain, puis un vase de l’Antiquité grecque illustrant le combat d’Ulysse contre le cyclope Polyphème. Elle frôla l’épée dite de Charlemagne servant au sacre des rois de France, le manuscrit original du Faust de Goethe et la première édition des contes de Grimm, ayant appartenu aux deux frères. Juste à côté, elle aperçut un monticule où reposaient un brouillon de Don Quichotte rédigé par Cervantès en prison, un morceau de la tablette mésopotamienne d’écriture cunéiforme de la légendaire Épopée de Gilgamesh, un morceau de la main de la gigantesque statue perdue d’Athéna provenant du Parthénon, des notes de travail de Dostoïevski, les plans originaux de Notre-Dame de Paris et même des partitions du Requiem de Mozart écrites sur son lit de mort. Avant d’accélérer le pas, elle vit, fascinée, les premières transcriptions des paroles de Siddharta.
Tout au long de son stupéfiant parcours, Grace avait énuméré les trésors conservés dans ce wagon.
— Je suis sûr qu’ils sont tous authentiques…, commenta Gabriel. Je comprends maintenant pourquoi le Passager sillonne l’Europe et l’Asie dans son train depuis tant d’années. C’est certainement pour y collecter les objets les plus précieux du patrimoine des pays qu’il traverse.
— Mais pourquoi amasser ces œuvres sans les mettre en valeur, sans même avoir l’air de s’y intéresser ou de les respecter ? Quel intérêt ?
— Nous le découvrirons peut-être un jour. Pour l’instant, le temps presse. La visite est terminée, Grace. Il n’y a personne dans la prochaine voiture. Profitez-en.
La jeune femme se posta devant la porte de sortie, franchit le sas et pénétra dans un wagon qui baignait également dans l’obscurité. Elle enclencha les lampes murales, qui éclairèrent une nouvelle remise pleine à craquer.
Elle la traversa plus vite que la première, mais ne put s’empêcher de remarquer à la dérobée des œuvres manuscrites de Shakespeare, le récit calligraphié de la naissance mythique de Confucius, le micro de Radio Londres utilisé par de Gaulle pour lancer son fameux appel, la canne aux turquoises de Balzac, l’étendard de Jeanne d’Arc, le piano fétiche de Chopin, l’écritoire sur laquelle Molière avait rédigé ses plus grandes pièces, et le bureau où Marie Curie avait fait l’une des plus formidables découvertes de la physique.
C’est inouï, songea Grace.
— Les prochains wagons servent eux aussi d’entrepôts. Pour le moment, je ne vois aucun garde. Profitez-en pour gagner du temps. Courez !
Grace franchit sans s’arrêter le troisième, puis le quatrième et le cinquième wagon d’antiquités, qui croulaient effectivement sous une richesse que le cumul des œuvres de tous les musées du reste du monde ne serait pas parvenu à égaler.
Elle était au milieu de la sixième voiture-musée, lorsque Gabriel cria dans son oreille.
— Quelqu’un arrive depuis le wagon qui suit !
— Je fais quoi ? C’est vous le chef de la sécurité, dites-lui de faire demi-tour.
— Vous finirez par tomber sur lui en remontant le train. Il vaut mieux le laisser passer. Cachez-vous !
Les objets étaient si serrés les uns contre les autres qu’ils formaient presque un mur de chaque côté. En pivotant à quatre-vingt-dix degrés, Grace aperçut un tout petit espace entre une table élimée et un vieux fauteuil. Elle s’y précipita. Mais dans l’empressement, un large morceau de sa robe s’accrocha à ce qu’elle découvrit être le poignard de Ravaillac. Elle allait retirer le bout de tissu, mais la porte s’ouvrit et des pas approchaient déjà. Elle dut abandonner l’étoffe traîtresse et parvint à suivre un semblant de tunnel étroit entre les assemblages chaotiques pour finalement se recroqueviller, une main sur la bouche.
— Il est armé, Grace, chuchota Gabriel. Pas un bruit.
Malgré le vrombissement des rails, la jeune femme perçut une démarche décidée qui martelait le sol dans une assurance toute militaire. La personne dépassa sa cachette et, soudain, les pas stoppèrent. Grace retint sa respiration, la peur étreignant sa poitrine.
Dans son oreillette, elle entendit la voix de Gabriel de façon un peu lointaine, comme s’il parlait dans un autre micro.
— Soldat Brinck, au rapport.
— Oui, chef, dit une voix d’homme. J’ai cru entendre quelque chose dans ce wagon… J’inspecte.
— Inutile, soldat. RAS sur les caméras de surveillance. En revanche, il me semble qu’il y a eu des dégâts au wagon numéro 2 des antiquités lors du soubresaut de tout à l’heure. Allez jeter un œil et faites-moi un compte rendu, que je puisse informer le Passager au plus vite. Ça tomberait mal qu’il veuille montrer une œuvre brisée à ses invités.
— Très bien chef, j’y vais.
Les pas du garde s’éloignèrent et Grace soufflait déjà.
— Ne bougez pas, murmura Gabriel dans son oreille. Ils sont formés pour être très attentifs et tenaces. Mais c’est bon il s’en va.
Grace soufflait enfin lorsqu’un vase non loin d’elle chuta sur le sol pour se briser. Panique.
— Merde ! lâcha Gabriel. Qu’est-ce que vous avez fait ?
Grace ne pouvait pas lui répondre qu’elle n’y était pour rien. Le garde était déjà revenu à toute allure sur ses pas et un faisceau lumineux balaya la zone où elle se trouvait. Heureusement, elle avait réussi à s’écarter un peu, et il ne fit que la frôler. Mais si l’individu s’engouffrait ne serait-ce que d’un mètre, il la verrait. Elle ne pouvait pas reculer davantage. Elle était prise au piège comme un animal traqué au fond d’un terrier.
— Qui est là ? demanda une voix autoritaire, suivie par le cliquetis d’un armement de fusil.
— Que se passe-t-il ? demanda Gabriel à son subalterne.
— Il y a quelqu’un ici monsieur, murmura-t-il. Je coupe la communication pour la discrétion et j’inspecte.
— Soldat ! s’écria Gabriel.
Mais de là où elle était, Grace entendit la radio du garde s’éteindre dans un bref brouillage d’ondes.
Ensuite, elle n’eut pas le temps de réagir. Le garde s’était déjà jeté à terre et elle voyait la torche s’enfoncer franchement dans le renfoncement où elle se cachait. Des idées désespérées se bousculèrent dans sa tête. Faire s’écrouler la montagne d’œuvres d’art ? Non, je finirai assommée ou étouffée. Me rendre ? Je serai forcément interrogée, torturée, et mise à mort. Attaquer la première ? Je vais être abattue sur-le-champ.
Elle entendit un souffle d’effort, aperçut un bras. La lampe se dirigeait droit sur elle. Gabriel, fais quelque chose, pria-t-elle intérieurement. Je suis morte.
— Hey ! Qui est là ? s’écria l’homme en s’arrêtant de ramper et en rabattant soudain la lumière derrière lui.
— Je vous ai eu, monsieur le garde !
Malgré les grincements métalliques et le bourdonnement des rails, Grace reconnut la voix de l’enfant. Eliza !
Le type recula rapidement.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu n’as pas le droit de venir dans cette zone ! Tu le sais ! Suis-moi immédiatement.
— Je m’ennuie dans la salle de jeux, répondit la fillette d’un ton espiègle.
— Comment as-tu fait pour passer les portes de sécurité ?
— Maman a perdu son badge… alors je le lui ai emprunté un peu.
— Rends-moi ça tout de suite ! Je te raccompagne ! Allez !
— Pourquoi on a tous ces jolis objets, ici ?
— Ce n’est pas tes affaires ! Avance !
Grace réfléchissait à toute vitesse. Le garde aurait tôt fait de rejoindre le wagon des enfants, qui lui raconteraient ce qu’il s’était passé. Il sonnerait l’alarme et c’en serait fini pour elle.
Doucement, elle sortit de sa cachette et suivit l’homme à pas de loup. Il marchait vite, poussant devant lui la petite Eliza, et Grace dut accélérer pour le rattraper. Si elle n’avait pas été dans un train, il l’aurait forcément entendue arriver. Mais le tapage mécanique étouffa si bien son approche qu’elle put l’étrangler par-derrière. Elle le serra avec une telle hargne qu’il mourut asphyxié en quelques secondes. Haletante, elle regarda le corps glisser à ses pieds et remarqua, non sans frayeur, qu’elle ne ressentait cette fois qu’une très diffuse culpabilité. L’heure n’était pas à l’introspection, mais si elle survivait à tout ça, il faudrait qu’elle prenne le temps de comprendre qui elle était en train de devenir.
— Je ne connaîtrais pas votre gentillesse naturelle, vous me feriez peur, inspectrice, chuchota Gabriel. Débarrassez-vous de lui.
Grace ignora la perfide remarque et fit glisser le corps sous un meuble, en croisant le regard mêlé de crainte et d’admiration de la fillette.
— Tu m’as sauvé la vie, ma chérie, lui dit Grace en lui posant une main réconfortante sur le bras. Merci.
Eliza hocha la tête, sans prononcer un mot.
— Tu as un courage et une intelligence rares. Rejoins vite les autres enfants et essaie de faire en sorte qu’ils s’amusent le plus longtemps possible sans aller raconter ce qu’ils ont vu à un adulte. D’accord ?
— Je sais les jeux qu’ils préfèrent.
— Parfait. Va.
— Et toi, tu fais quoi ?
— J’ai besoin d’aller parler au chef de ce train, parce que je crois que ce n’est pas quelqu’un de gentil.
— Tu vas le mettre en prison ?
— Peut-être.
— Et après, on se reverra ?
— Promis.
— Chouette. À tout à l’heure !
La petite fille récupéra le badge tombé par terre et fila vers le fond du wagon où elle ouvrit la porte avec le badge de son ancienne gouvernante.
— Promis, chuchota Grace, le cœur lourd.
— Vous avez eu de la chance, intervint Gabriel. Impressionnante, cette gamine qui vous a suivie jusqu’ici… C’était donc elle l’ombre que j’avais bien cru voir se faufiler derrière vous.
— Que va-t-on lui faire si j’échoue ?
— Vous le savez très bien. Vous n’avez plus beaucoup de temps.
Pétrie d’angoisse, Grace parcourut les autres wagons au pas de course. Elle allait franchir le seuil d’une voiture, quand elle remarqua la présence d’un panneau sous verre juste au-dessus de la porte.
— Attendez…
À l’intérieur du cadre se trouvait une citation signée du Passager lui-même. Grace la lut rapidement et comprit. Lentement, elle se retourna et embrassa du regard la masse d’objets accumulée derrière elle.
— Je sais ce qu’il est en train de faire en amassant toutes ces œuvres, murmura-t-elle. C’est écrit noir sur blanc devant moi.
— Lisez mais faites vite !
— « De la culture d’un peuple naît son identité, de son identité naît sa liberté. La liberté est notre obstacle, commençons donc par la culture, le reste tombera… »
Pendant un instant, Gabriel ne dit rien. Quand il parla enfin, sa voix était grave.
— Il vide notre civilisation de sa mémoire pour mieux soumettre les peuples.
Puis il ajouta :
— « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude. »
— Albert Camus, lâcha Grace qui avait reconnu la phrase.
Elle avait également noté le ton concerné de Gabriel, lui qui n’avait eu aucun scrupule à servir une multinationale qui œuvrait à l’abêtissement des populations.
— Je suis sûr que nous aurions pu être amis dans une autre vie, inspectrice Campbell…
— C’est donc ça, le Plan ? reprit-elle en ignorant la remarque.
— C’en est certainement une petite partie. Je doute qu’il affiche sa stratégie globale avec tant d’ostentation. Poursuivez, peut-être que les autres wagons nous en diront plus. Dépêchez-vous !
Elle courut jusqu’à la porte, où une autre citation confirma leur déduction.
Grace la lut à voix haute avant de franchir le sas de séparation.
— « Un peuple sans culture, c’est un peuple sans mémoire, et un peuple sans mémoire, ce n’est plus un peuple, c’est un troupeau qui préfère se battre pour une télé que pour une idée. »
Enfin, dans le dernier wagon, une formule écrite en lettres d’or triomphait au-dessus de la porte. En la parcourant, Grace revit défiler devant elle les milliers d’objets entassés dans ces conteneurs roulants, et dont l’existence ne serait bientôt même plus un souvenir pour des centaines et des centaines de millions de femmes, d’hommes et d’enfants.
— « Tous les peuples disent aimer leur liberté. Menacez-les de la supprimer, et ils se révolteront comme un seul homme. Mais effacez leur culture, et ils finiront par oublier qui ils sont, y compris ce peuple qui aimait tant sa liberté. »
— Je me suis toujours douté que le Plan était une guerre, déclara Gabriel. Je n’avais pas imaginé à quel point il avait si bien réfléchi à la puissance de ses armes… Je n’ose penser à ce qu’il a prévu d’autre et jusqu’où il compte aller. Mais ce n’est pas le but de cette mission.
— Je suis prête, intervint Grace, plus résolue que jamais à faire tomber le Passager et tous ses alliés.
— Bien, le moment est arrivé, Grace. Vous allez entrer dans les appartements privés du Passager, là où se trouvent son bureau et le coffre-fort qui contient la clé USB.
— Comment pourrai-je l’ouvrir ?
— Il possède un verrouillage électronique. Quand vous serez sur place, collez l’oreillette contre la paroi blindée, je piraterai le système à distance.
— Vous pouvez faire ça ?
— Oui, l’oreillette va accéder au système central du coffre et la puissance de calcul que j’ai à ma disposition depuis mon poste d’observation va déterminer les probabilités et tester les combinaisons en quelques secondes.
— Et pour entrer dans le bureau ?
— Même principe, c’est une serrure électronique. Vous êtes prête ?
— Prête.
Un souffle mécanique résonna et deux portes plus épaisses que les autres s’écartèrent. Grace décela un étroit couloir bordant le côté gauche du wagon, tandis que l’aile droite était occupée par ce qui ressemblait de loin à des compartiments.
— Bonne chance, inspectrice, mais… quoi… atten… il y a un prob… faites demi…
Alors que la double porte se refermait derrière elle, Grace comprit que Gabriel lui disait de ne pas entrer. Elle se jeta sur les battants, qui manquèrent de lui broyer les mains en s’entrechoquant dans un puissant claquement de verrouillage.
— Vous m’entendez ? chuchota-t-elle. Gabriel ?
Aucune réponse, seulement un grésillement.
Les appartements du Passager étaient certainement protégés par un brouillage dont le « nettoyeur », malgré son statut chez Olympe, n’avait pas eu connaissance.
Qu’allait-elle faire ? Impossible de rebrousser chemin et aucun moyen d’entrer dans le bureau pour ouvrir le coffre-fort.