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Grace demeura quelques instants le regard vague. Elle revoyait cette petite fille perdue, mémorisant péniblement dans son cerveau d’enfant la plaque d’immatriculation d’un individu qui connaissait forcément son ravisseur. Cette présence d’esprit dans un tel moment l’émut tant qu’elle dut essuyer le coin de ses yeux, humide.

Elle s’assit à son bureau. Posément, elle reporta le numéro d’identification du véhicule sur son ordinateur et lança la recherche. Une seconde, deux secondes, trois secondes d’attente. Ce n’était pas bon signe. Quatre secondes. Grace inspira profondément. Cinq, six, sept secondes et la machine cherchait encore. Tant qu’il ne s’inscrivait pas « 0 correspondance » sur l’écran, on pouvait espérer, mais la probabilité ne cessait de diminuer. Huit, neuf, dix, et ce sablier qui n’en finissait pas de pivoter sur lui-même.

Et soudain, l’ordinateur afficha un résultat. Grace se redressa dans son fauteuil avec tout le contrôle dont elle était capable. La reconnaissance avait pris beaucoup de temps parce que cette plaque d’immatriculation n’était désormais plus attribuée et se trouvait dans les archives. Mais alors qu’elle s’attendait à voir enfin apparaître l’identité du propriétaire de la voiture, elle se retrouva avec le nom d’une société de location de voitures.

Amère, elle appela directement le siège social de l’entreprise. Après deux heures cumulées d’échanges téléphoniques et d’e-mails avec le service juridique, on la mit enfin en contact avec un employé susceptible de l’aider à retrouver qui avait loué le véhicule immatriculé « SK2PGA3 » en décembre 1998. Il la prévint que cela lui prendrait un peu de temps puisque les fichiers de l’époque n’étaient plus compatibles avec le système informatique actuel et qu’il allait devoir procéder de façon manuelle. Loin de s’énerver, Grace le remercia chaleureusement et l’impliqua dans son enquête en lui disant qu’il serait le premier à connaître l’identité d’un individu recherché par la police depuis plus de vingt ans.

En attendant qu’il la rappelle, Grace traversa l’open space organisé en labyrinthe cloisonné, et repéra le bureau des deux officiers chargés des télécommunications. Elle fut soulagée de voir que Lorna, la plus efficace des deux, travaillait déjà sur la liste des appels de l’infirmière Kathy.

— Merci de vous y être mise si vite.

— Je fais de mon mieux, répondit la jeune analyste filiforme aux cheveux roux très courts. Malheureusement, impossible d’identifier l’individu auquel appartient le numéro composé deux fois par Kathy Hodges juste avant sa mort. Il est crypté avec une très haute sécurité.

— C’est à la portée de tout le monde, ce genre de brouillage ? s’étonna Grace qui commençait déjà à faire une déduction.

— Non, il faut une technologie particulièrement poussée.

— Qui possède de tels moyens ?

— Eh bien… soit la criminalité organisée de grande envergure, mais on parle là de gens très fortunés et surtout très équipés, soit…

Lorna eut l’air embarrassée.

— Un État ? proposa Grace.

La jeune policière hocha brièvement la tête en regardant son inspectrice par en dessous, comme si elle risquait de se faire repérer.

Grace repensa immédiatement aux paroles énigmatiques de Scott Dyce dans l’ambulance : « On m’a fait taire… parce que j’allais tout découvrir. Cela remonte si haut, Hendrike… N’aie pas peur d’eux. Tu dois continuer mon enquête et révéler l’impensable vérité… »

— Merci, Lorna. Où en êtes-vous avec les autres numéros ?

— Au début. Pour le moment, il semble qu’elle appelait surtout la maison de repos où elle travaillait. Je vous transmets la liste d’ici une heure si je n’ai pas rencontré de nouveaux obstacles.

— Si cela devait arriver, prévenez-moi.

Grace retourna dans son bureau, juste à temps pour répondre à l’employé de la société de location, qui avait apparemment fait plus vite que prévu. Celui-ci lui annonça d’une voix grave qu’il venait de retrouver le nom qu’elle recherchait. Il le lui envoyait tout de suite par e-mail, accompagné même d’un scan de la pièce d’identité fournie par l’individu à l’époque.

Grace n’oublia pas de le féliciter, bien qu’elle ne songeât qu’à raccrocher pour lire le message.

Elle ouvrit enfin sa boîte de réception et contempla pendant plus de dix minutes l’objet de l’e-mail fraîchement reçu : « Identité loueur véhicule SK2PGA3 ».

Elle plaça le curseur de sa souris sur le message et s’arrêta. Et si c’était son père ? Était-elle vraiment préparée à un tel choc ? Non.

Mais il était trop tard, son index avait déjà pressé le bouton.

Comme un étudiant cherche frénétiquement dans une longue liste la mention « admis » à côté de son nom, elle parcourut à toute vitesse le texte qui s’afficha. Soulagée, elle constata que l’homme ne s’appelait pas Darren Campbell, mais qu’il s’agissait d’un certain Klaus Brauner, quarante-six ans à l’époque, de nationalité allemande, résidant à Hamelin en Basse-Saxe.

— Klaus Brauner, murmura Grace, qui avait besoin de prononcer ce nom pour prendre pleinement conscience de sa réalité.

C’était donc lui qui conduisait le véhicule dont elle était parvenue à s’échapper. Mais qui était cet homme ? Son tortionnaire ? Un complice de ce dernier ? Grace n’en savait rien et il pouvait même s’agir d’un innocent qui ignorait tout des activités pédocriminelles de son hôte. Seule certitude, il était venu avec le petit garçon qui l’avait aidée à s’enfuir et qu’elle s’était juré de retrouver pour le remercier.

Grace hésita à prendre connaissance de la pièce d’identité de ce Klaus Brauner. Elle craignait de s’exposer à une réminiscence de terreurs. Mais, ne se laissant pas le temps de renoncer, elle déroula l’e-mail jusqu’au bout.

Son portrait apparut. C’était un homme aux yeux finement étirés et au regard portant loin, qui lui donnaient un air déterminé. Il y avait quelque chose de digne et militaire dans son allure. Mais elle eut beau l’observer, aucun souvenir ne refit surface. Ce visage ne lui disait absolument rien.

Elle chercha ses coordonnées sur Internet, en vain. Peut-être était-il sur liste rouge ? Ses collègues germaniques auraient sans doute pu l’aider, mais elle ne voulait pas prendre le risque de les voir interférer dans son enquête. Elle préférait se débrouiller seule. Elle avait son adresse de l’époque, la solution la plus sûre et la plus efficace était donc de s’y rendre. Elle nota cependant, par précaution, le numéro d’un contact de son commissariat dans la police allemande.

Puis tout s’enchaîna très vite. Elle trouva un vol à 11 h 15 de Glasgow jusqu’à Hanovre, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de sa destination. Après un rapide détour par chez elle pour récupérer quelques affaires, elle sauta dans un taxi.

Quand le chauffeur démarra, Grace remarqua par réflexe professionnel qu’une voiture garée dans sa rue quittait sa place pour prendre la même direction. Elle préféra ne pas s’alarmer de ce qui avait toutes les chances d’être une coïncidence, jusqu’à ce qu’elle aperçoive le véhicule s’arrêter quelques mètres derrière son taxi lorsqu’il la déposa à l’aéroport. Cette fois, Grace fut plus attentive et, bien qu’elle ne fût pas en avance, elle ralentit le pas pour vérifier qui en sortait. D’abord, ce fut un ballon, puis une peluche et enfin un homme qui tentait maladroitement d’empêcher une fillette de partir en courant avec son doudou, tout en attrapant un sac à dos mal fermé d’où dépassait un biberon sur le point de tomber. Suivit une femme en colère contre un jeune garçon d’environ dix ans qui ne décollait pas les yeux de son téléphone. Rassurée et à deux doigts de leur proposer son aide, Grace se dirigea finalement vers les écrans des départs et repéra sa porte d’embarquement.

Autour d’elle, la foule courait ou poussait des chariots comme si elle avait l’intention de tout écraser sur son passage. Elle détestait cette agitation et cette proximité forcée. Elle se réfugia un instant dans le poste des douanes afin de faire enregistrer son arme de service, qui fut directement envoyée en soute, puis gagna le salon d’attente.

Elle y patienta quelques minutes, puis se leva quand ce fut à son tour d’embarquer. Elle aperçut la petite famille dans une file à côté de la sienne, qui prenait un autre vol. Une fois à bord, Grace s’installa sur son siège pour trois heures et quart de trajet qui comprenait une escale à Amsterdam.

À côté du hublot, elle laissa reposer sa tête sur l’armature en plastique de la carlingue, alors que l’appareil reculait pour rejoindre la piste. Derrière les hautes vitres de l’aéroport, des badauds observaient les avions. Grace fut surprise de reconnaître parmi eux le couple et ses deux enfants. N’étaient-ils pas censés avoir embarqué ? Il lui sembla soudain que l’homme et la femme regardaient dans sa direction. Elle se tourna sur son siège pour essayer de les conserver dans son champ de vision. Elle aperçut alors le père, sa fille dans les bras, qui tendait le doigt vers le ciel. Leur vol avait dû être retardé, voilà tout. Sa suspicion s’évanouit et elle songea qu’elle devait cesser de se méfier de tout au risque de brouiller sa concentration.

Elle se coula dans son siège, l’esprit préoccupé par une question cette fois bien réelle : qu’allait-elle découvrir dans cette ville allemande ?

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