— Mesdames, messieurs les sociétaires du Plan, membres des 1 %.
Grace fut traversée d’un frisson de fébrilité en entendant pour la première fois la voix du Passager. Une voix de gorge, profonde, basse, habituée à commander sans jamais s’élever. Le ton était celui d’un diplomate riche d’expériences chargé de prononcer un discours qui allait décider à lui seul de la guerre ou de la paix dans le monde. Elle l’imagina en Talleyrand, la posture fièrement aristocratique, un regard gris, tout aussi impénétrable qu’il était pénétrant pour ses interlocuteurs.
— J’aime à rappeler la prophétie de l’un de nos confrères, Warren Buffett, qui, en 2005, avait dit : « Il y a une lutte des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » Seize ans plus tard, nous aurions dû pouvoir déclarer : « Nous avons gagné. » Or, ce n’est pas le cas.
L’oreille collée contre la porte, Grace entendit l’assistance bruisser de mécontentement.
— Mais avant de vous révéler la phase 2 du Plan, qui permettra enfin de crier victoire, je souhaiterais nous féliciter du travail déjà accompli. Nous qui détenons les médias, les assurances, les tribunaux, les Assemblées nationales, les banques, les laboratoires et les systèmes éducatifs du monde occidental, nous nous sommes brillamment associés pour créer les conditions pour faire perdurer notre pouvoir et notre ultra-richesse. Tant que nous serons capables d’anticiper et d’étouffer les contestations de ceux sur lesquels nous nous appuyons pour nous hisser toujours plus haut.
Grace perçut quelques applaudissements.
— La première partie de notre Plan, qui visait à maintenir notre statut supérieur, a donc été menée à bien. Nous avons magistralement favorisé l’assèchement de la pensée. Grâce à la démocratisation des réseaux et à leur vacuité, drogue accessible désormais dès le plus jeune âge, grâce à la baisse de l’exigence scolaire, grâce à la valorisation et la starification de la bêtise à la télévision, grâce à l’infantilisation de la parole politique, grâce à l’information-divertissement sans profondeur, nous avons remporté une grande victoire : en moins de vingt ans, nous sommes parvenus à affaiblir le QI moyen des peuples occidentaux d’au moins trois points. C’est considérable ! Bravo à toutes et tous pour ce résultat ! Notre troupeau est de moins en moins en mesure de comprendre ce que nous faisons de lui. D’autant que la baisse de l’intelligence va de pair avec un désintérêt croissant pour celle qui a toujours été notre ennemie au cours des temps : l’identité. Drogués à la récompense immédiate, aux likes ou aux selfies, à la dopamine facile et à l’info zap, ils n’ont plus le goût de l’effort qui risquerait de faire d’eux des révoltés. C’est parfait !
Grace comprit à quel point ce qu’elle avait découvert l’année précédente sur Olympe ne représentait que la partie émergée de l’iceberg.
— Je précise au passage que j’ai ajouté ma petite pierre à l’édifice de sape de l’identité des peuples en rachetant discrètement et via plusieurs sociétés toutes les œuvres d’art et tous les objets qui ont fondé leur culture, afin de couper ces fameuses racines qui pourraient leur donner la mauvaise idée d’aimer leur histoire, leur pays. Toutes ces foutaises qui créent du lien.
Nouvelle salve d’applaudissements, rapidement interrompus.
— Sa deuxième phase, reprit l’orateur avec autorité, vous le savez comme moi, est celle qui devrait permettre de faire basculer définitivement le pouvoir à notre unique et seul avantage. Je mets la phrase au conditionnel, car, malheureusement, nous n’avons pas encore gagné, alors que cela aurait dû être fait depuis longtemps !
La voix du Passager monta dans des tonalités colériques, et soudain, Grace se le figura aisément le poing crispé, les yeux sévères.
— Qu’attendez-vous pour serrer la vis aux peuples ? Qu’il soit trop tard ? Dois-je vous répéter que nous sommes en guerre ? Le temps presse, mesdames et messieurs ! Je vais peut-être prendre certains d’entre vous pour des naïfs ou des idiots, mais compte tenu de la gravité du moment et de votre frilosité à agir fermement, il me semble décisif de vous rappeler l’urgence de la situation et l’objectif que nous poursuivons !
Le Passager marqua une pause.
— Le modèle économique que nos ancêtres ont initié lors de la révolution industrielle arrive à son terme. Le tout pétrole et l’exploitation quasi illimitée des ressources terriennes n’en ont plus que pour une poignée d’années. La nourriture, l’eau, les matériaux vont se tarir, engendrant des cascades de manque, de frustration et de morts. Si nous, les 1 %, nos enfants, nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants voulons continuer à vivre comme nous l’avons toujours fait, c’est-à-dire sans compter et mieux que les autres, nous devons drastiquement diminuer la part qui revient aux 99 % ! Notre classe des ultra-riches n’a cessé de s’accroître au cours de la dernière décennie. Il faut donc, dès aujourd’hui, dresser les peuples pour qu’ils apprennent à vivre avec beaucoup moins afin que nous ayons toujours autant, si ce n’est plus !
Grace discernait une véritable passion mêlée de courroux dans les envolées de l’individu.
— Il est bien évidemment impossible d’instaurer ce dressage pays par pays. Cette approche demande bien trop de temps, de concessions, de finesse et finalement de dilution de notre projet. Non, il nous faut, et nous le savons depuis toujours, une gouvernance mondiale, afin que les huit milliards de Terriens marchent d’un pas uniforme et soumis en obéissant aux règles que nous aurons édictées !
Des claquements de mains accueillirent la saillie verbale.
— Mais comment parvenir à cet objectif sans contestation, sans réveil des populations ni hostilité à notre encontre ? Comment ne pas passer pour d’ignobles esclavagistes ? La réponse est simple : d’abord endormir les vigilances, les envies de révolte, et ensuite faire croire aux peuples que notre nouveau modèle de civilisation tient leur bien-être pour seul dessein. Ils nous suivront alors comme des moutons heureux de payer leur propre laine. Je sais, je n’invente rien, il s’agit ni plus ni moins que de la mise en place de la plus brillante idée surgie du cerveau de ce cher La Boétie : la servitude volontaire.
Le Passager tapota sur ce qui devait être son pupitre quand quelques réactions montèrent dans la salle.
— Cependant, malgré tous nos efforts, de nombreuses populations possèdent encore un réflexe enfoui en elles, un désir qui brûle en sourdine, mais qui semble pouvoir s’enflammer à tout moment. Elle est notre pire ennemie : la liberté !
Des contestations se manifestèrent de nouveau dans le public.
— Oui, la liberté. En dépit de nos tentatives pour étouffer ce vieil idéal en le remplaçant par le culte du divertissement illimité et de l’inculture, ce luxe dont ils ne sont pas dignes anime toujours certains d’entre eux. Telle une bête somnolente, elle scrute l’horizon, sentinelle méfiante prête à sonner l’alarme à la moindre avance maladroite ou trop voyante de notre part. Et voilà qu’autour de ce concept claironné par quelques veilleurs ceux que nous étions parvenus à endormir sortent de leur torpeur et se mettent à réfléchir, à s’unir, à s’aimer et à se battre. Chaque fois que nous avons échoué, c’est à cause de la liberté, mesdames et messieurs ! C’est toujours elle qui vient briser notre offensive de contrôle. Pourquoi ? Parce que, au fond de lui, ce petit peuple, ces gens ordinaires savent ou plutôt sentent que, sans le socle de la liberté, aucun autre principe nécessaire à leur bien-être ne peut exister : ni fraternité, ni égalité, ni justice. Cette foutue idée est la seule valeur universelle capable de rassembler les populations et donc de les rendre plus fortes, plus méfiantes, plus indépendantes. C’est d’elle que nous devons nous débarrasser une bonne fois pour toutes.
Le Passager semblait trembler de rage.
— Mais si redoutables soyons-nous, nous ne pouvons pas l’affronter directement. Elle est trop puissante. Elle rend les hommes trop fiers, les gorge de trop de courage, de flamboyance et de panache. Alors, comment faire ? Il existe une seule façon de la combattre. C’est de lui opposer une idée plus forte encore : la sécurité.
Cette fois, les murmures se firent plus approbatifs, voire enthousiastes.
— C’est à nous de faire en sorte que la sécurité devienne le nouveau socle de la civilisation mondiale. Alors, nous contrôlerons les peuples à notre guise !
Des acclamations retentirent dans la salle.
— La sécurité doit devenir la religion des individus, celle pour laquelle ils renonceront à tout le reste. Cette envie de protection doit s’infiltrer partout. Elle doit devenir si impérieuse, si nécessaire que la liberté sera perçue comme un luxe que l’on ne peut malheureusement plus s’offrir !
De nouvelles ovations vinrent saluer le Passager qui reprit aussitôt.
— Évidemment, au départ, ils déploreront cet état de fait, regrettant peut-être leur indépendance, mais ils l’accepteront, parce que aucune alternative ne se dessinera dans leur esprit. Et petit à petit, les opposants à cette hiérarchie des valeurs inversées seront rejetés par la majorité, parce que considérés comme des personnes dangereuses voulant briser la société et sa stabilité. Si nous jouons bien notre partie, leur liberté chérie sera une relique d’un temps révolu qu’ils étoufferont pour conserver leur sécurité.
Grace crut entendre des rires moqueurs et, malgré l’écœurant cynisme dont elle était témoin, elle demeura concentrée, enregistrant dans sa tête chaque phrase du discours.
— Vous allez me rétorquer : comment installer durablement cette envie ? Comment en faire un réflexe systématique et non plus une décision mûrement réfléchie ? Comment tuer dans l’œuf tout débat ? Comment leur faire oublier l’équilibre fragile de leur démocratie ? Afin que les peuples ne cessent d’exiger cette ultra-sécurité même quand le danger se trouve derrière eux… Je vous donne ma réponse : en rendant le monde entier accro à la sécurité ! Et pour cela, il existe une arme redoutable : la peur. La peur partout, tout le temps !
La façon dont le Passager avait prononcé ces derniers mots glaça Grace.
— Et voici pourquoi cette instrumentalisation de la peur est infaillible, reprit le dirigeant d’Olympe. Pendant deux cent mille ans, Sapiens a évolué et progressé dans un seul but, assurer sa survie. Il n’a cherché qu’une chose pour lui et ses proches : la sécurité. Quand il a finalement réussi à mieux maîtriser la nature, à se défendre contre les bêtes sauvages, trouver sa nourriture plus facilement, se protéger du froid ou des maladies plus efficacement, ses peurs ont diminué. Il a alors pu songer à développer des sensations nouvelles comme le bonheur, la joie, l’épanouissement, l’amour et, après des siècles d’esclavage, il a compris que, pour connaître ces plaisirs de l’existence, il fallait avant tout être libre. La liberté s’est révélée comme le principe fondateur de l’humanisme. Cette liberté est devenue une cause si puissante que des millions de personnes sont mortes pour la défendre. Mais Sapiens reste Sapiens, mes chers camarades. Et si on le replonge dans un climat d’incertitude permanent, de menaces toujours imminentes, si la vie sur Terre redevient une existence inquiétante, pesante et sans espoir, il retrouvera ses vieux réflexes des temps anciens. Et la liberté, finalement bien jeune dans l’histoire de l’espèce, sera reléguée aux oubliettes pour remettre la sécurité au sommet de l’organisation sociale. Tout comme nous avons exploité une faiblesse cérébrale dans le système insatiable de récompense à la dopamine pour nos applications et nos réseaux sociaux, il nous faut exploiter la faille biologique du réflexe humain de protection face à la peur. Une fois encore, nous devons traiter l’homme comme un animal soumis à ses instincts. Voilà la seconde partie de notre Plan : faire régresser Sapiens à l’époque où la liberté n’était même pas un embryon d’idée.
S’élevèrent quelques « Bravo ! », « Brillant ! », couverts par un tonnerre d’applaudissements. Sur le qui-vive, Grace craignait que la porte ne s’ouvre à tout moment. Mais le brouhaha de la salle se tarit et le Passager reprit la parole.
Le train oscilla de gauche à droite de façon un peu brutale, et on entendit les personnes de l’assemblée laisser échapper quelques cris de surprise. Manifestation d’une humanité que Grace ne leur attribuait déjà plus. Lorsque les wagons se stabilisèrent le Passager approfondit la perversion de sa stratégie dominatrice.
— Pour faire de la peur une pensée quotidienne, il faut recentrer toute l’attention des citoyens sur les menaces globales qui pèsent sur la Terre et donc sur leur vie : menaces écologique, sanitaire, économique, technologique, financière, diplomatique. Et je dis bien « menaces », et surtout pas « défis » ou « projets ». Le choix sémantique est crucial. Je m’adresse tout particulièrement à nos amis des médias ici présents. Il faut de la panique, de la terreur, du désespoir. L’effet loupe sur le moindre drame doit fonctionner à plein comme si c’était une généralité. Surtout, aucun recul, aucune perspective pour comparer ou analyser. Jetez les gens dans l’urgence, ne les laissez pas sortir la tête de l’eau. Il faut accabler, démoraliser, décourager, désorienter, désolidariser, désunir les individus et, par-dessus tout, les isoler ! Si vous faites bien votre travail, ils ne voudront même plus se parler. Et c’est le plus important. Parce que s’ils commencent à se rassembler pour débattre, confronter leurs points de vue, ils vont réfléchir, évoluer, la connaissance va s’affiner et, une nouvelle fois, ils risqueraient de se révolter. C’est bien clair ?
Quelques personnes parurent acquiescer.
— Évidemment, des voix discordantes vont tenter de s’élever contre nos agissements. Certaines seront informées, avisées, sensées et pesées. Ce seront les plus préjudiciables à nos causes, et votre rôle de médias sera bien sûr de les faire taire. La méthode la plus efficace pour les anéantir est de les faire passer pour de dangereux dissidents ou des fantaisistes déconnectés du réel. En jouant la confusion, l’amalgame, on parviendra à discréditer tout ce qui ne suivra pas notre discours officiel. La moindre personne proposant une vision différente de la nôtre ne sera plus considérée comme un lanceur d’alerte salvateur, mais comme un illuminé qui met en péril la vie d’autrui. En avançant petit à petit, on fera assimiler la pensée libre au terrorisme. C’est ainsi que l’on pourra justifier la censure sur nos réseaux. Et quand on fermera les comptes ou les pages de ces fameux dissidents, les gens applaudiront et se réjouiront qu’on fasse taire un nouvel ennemi de la Vérité et du Bien. Le temps que les individus prennent conscience qu’un jour viendra leur tour d’être censurés et qu’ils se trouveront eux-mêmes condamnés par leurs anciens soutiens, il sera trop tard, nous aurons mis en place le cadre juridique qui les empêchera de revenir en arrière. Et le beau principe de la démocratie où l’on se battait pour la liberté de parole glissera vers notre gouvernance chérie de la tyrannie douce. J’ai bien dit « douce », n’est-ce pas. Les gens doivent croire qu’ils sont encore en démocratie pour ne pas sortir de leur torpeur. C’est là toute la subtilité de notre approche.
De derrière la porte, Grace perçut quelques phrases qui approuvaient avec admiration la tactique exposée par le Passager.
— Encore un mot sur la stratégie médiatique. Je vous connais, chers confrères de la communication, vous aimez tellement les héros que vous risquez de tomber dans un piège. Le monopole de la résolution des menaces ne doit pas atterrir entre les mains d’un individu lumineux et confiant qui, en les éliminant rapidement et efficacement, emporterait l’adhésion de tous les pays. Parce que, évidemment, nous savons tous ici que les problèmes globaux peuvent être résolus avec les bonnes personnes, les bons mots et les bonnes actions. Mais le projet commun de notre civilisation ne doit surtout pas être positif. L’énergie positive crée l’intelligence, la joie, la sagesse, la connaissance, bref, tout ce qui va à l’encontre de la soumission. Nous ne devons surtout pas être le médecin qui dit à son patient : « Vous allez guérir », mais celui qui lui rappelle sans cesse : « Vous êtes malade. » Il ne faut laisser à aucun être providentiel la possibilité de réenchanter le projet collectif de l’humanité. Si nous racontons la bonne histoire, les citoyens de chaque pays se rallieront très vite à notre vision globalisante, parce qu’ils auront peur en permanence. Mieux encore, ils ostraciseront ceux qui ne veulent pas céder à l’inquiétude et les criminaliseront en les accusant de mettre le monde en danger. Et la peur perdurera tant que nous le voudrons puisque nous veillerons bien entendu à ne jamais soigner la cause des problèmes, mais seulement à soulager les symptômes. Appauvrissement des ressources naturelles, pollution de l’air et des sols, montée du terrorisme, augmentation de la délinquance, nourriture empoisonnée, saturation hospitalière, virus, tensions diplomatiques, crise économique, krach boursier, tout cela est notre fonds de commerce. C’est ainsi que nous nous enrichirons et accroîtrons éternellement notre pouvoir sur la masse…
Le Passager allait poursuivre, mais des acclamations enthousiastes l’interrompirent.
— Les 99 % doivent vivre dans le tunnel de la peur, jour et nuit ! reprit-il après quelques secondes. Les enfants font déjà des cauchemars sur le réchauffement climatique et l’environnement. Continuons encore et toujours. Afin qu’ils comprennent bien que seuls ceux qui adhèrent à nos solutions survivront. Des solutions à moindre coût pour nous puisqu’ils les achèteront dans l’urgence sans plus exiger aucun réel contrôle.
Cette dernière tirade électrisa l’assemblée.
— Mesdames et messieurs, voilà donc le récit qui doit résonner dans la tête des humains de zéro à cent ans sur toute la planète, et par-dessus tout en Occident : vous allez mourir parce que vous polluez trop, sauf si vous achetez notre voiture électrique. Vous allez mourir parce que la crise économique va vous ruiner, sauf si vous nous donnez de l’argent pour sauver nos banques. Vous allez mourir parce qu’il n’y aura plus d’eau sur Terre, sauf si elle nous appartient et que nous la gérions durablement. Vous allez mourir d’une attaque terroriste parce que les logiciels de reconnaissance faciale que nous développons ne sont pas assez répandus dans votre ville. Vous allez mourir de la montée des océans si vous n’êtes pas propriétaire d’un appartement dans nos résidences protégées en altitude. Vous allez mourir parce que la violence augmente, sauf si vous vous procurez nos armes. Vous allez mourir parce que les hôpitaux sont pleins et qu’ils ne pourront plus vous accueillir en urgence, sauf si vous avez contracté notre abonnement dans nos cliniques privées. Vous allez mourir parce que le monde est déprimant et vous donne envie chaque matin de vous suicider, sauf si vous prenez notre nouvelle génération d’antidépresseurs. Vous allez mourir parce que la nourriture est empoisonnée, sauf si vous achetez nos médicaments antipesticides. Vous allez mourir parce que vous allez devoir donner votre maison et les trois quarts de vos revenus à l’État pour rembourser la dette de votre pays, sauf si vous avez souscrit à notre toute dernière assurance-misère. Vous allez mourir parce que la guerre nucléaire est inévitable, sauf si vous consentez à vivre sous terre dans nos abris antiatomiques. Vous allez mourir parce que vous n’aurez pas notre technologie de pointe capable d’analyser votre état de santé en temps réel. Vous allez mourir parce que vous n’avez pas acheté nos traitements prolongateurs de vie. Vous allez mourir parce que vous n’avez pas téléchargé votre conscience sur un ordinateur. Vous allez mourir parce qu’une météorite va un jour frapper la Terre, sauf si vous financez notre programme d’exploration spatiale. Vous allez mourir d’ennui parce que le streaming de vos séries réchauffe la planète, sauf si vous avez l’abonnement premium. Vous allez mourir d’angoisse parce que vous aurez raté une information capitale sur votre téléphone trop vieux pour les nouvelles applications, sauf si vous vous offrez la toute dernière version. Vous allez mourir parce que vous avez perdu trois likes sur l’un de vos posts Facebook, sauf si vous nous donnez un accès total à votre vie privée.
Le Passager fit une pause avant de reprendre d’une tonalité solennelle.
— La lutte des classes, chère à notre inspirateur Warren Buffett, n’est pas terminée, nous ne l’avons pas encore gagnée, mais si nous appliquons la méthode du Tunnel de la Peur à la lettre, nous ne pourrons pas perdre. La Terre nous appartient aujourd’hui, demain et au-delà. Nous sommes l’Olympe, nous sommes les dieux, c’est à nous de faire l’histoire du monde ! Ceux qui contrôlent la peur des gens deviennent les maîtres de leur âme.
Un silence, puis des applaudissements frénétiques éclatèrent pendant plus de deux minutes sans interruption. Jusqu’à ce qu’une mélodie envoûtante se diffuse dans la salle.
— Écoutez, mes compagnons, cet air qui a traversé les âges jusqu’à nous… Vous entendez l’appel du joueur de flûte ? Notre maître escamoteur à tous. Celui qui a si bien su contenter son appétit de tendre chair au nez et à la barbe de ceux qui auraient dû surveiller leurs enfants… Sentez le réveil de nos instincts de prédateurs… Nous qui sommes au sommet de la chaîne alimentaire, nous sommes les seuls à éprouver l’extase de l’ultime transgression. Laissez-vous enivrer par la musique des temps premiers et savourez ma cuvée 2021. Elle est du meilleur cru. Diabolique soirée à vous !
Alors que des exclamations concupiscentes montaient jusqu’à Grace, celle-ci était comme crucifiée par tout ce qu’elle venait d’entendre. Mais très vite, elle relégua sa sidération au second rang pour reprendre le plein contrôle de sa vigilance. Le Passager pouvait franchir la porte à tout moment. Pourvu seulement qu’il soit seul, pria Grace intérieurement.