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Après avoir garé sa voiture, Grace traversa en hâte un parc parsemé de quelques bancs et de statues qu’elle distinguait dans la semi-obscurité de cette fin de journée hivernale. Pas une feuille morte ne volait malgré le souffle incessant du vent. Un soin qui contrastait avec le piètre état du panneau moisi qu’elle avait croisé plus tôt sur la route. C’est payant d’être un pédocriminel, se dit Grace en contournant un char de pierre tiré par de fougueux chevaux qui jaillissaient d’une fontaine cristallisée. Chassant son amer cynisme, elle s’empressa de rejoindre les lanternes accrochées de part et d’autre de la porte d’entrée, pressée de faire enfin face à l’un des acteurs clés de son supplice.

Domptant son ressentiment, elle monta le perron et sonna. On lui ouvrit et elle se présenta avec un calme apparent dans un hall aux imposantes dalles de pierre. Une odeur diffuse d’éther rappelait vaguement l’hôpital. Au fond de la pièce s’élevait la large courbure d’un grand escalier permettant de gagner les étages.

Grace était sur le point de s’adresser à l’austère agent de sécurité assis derrière le comptoir d’accueil quand on entendit des talons claquer sur les marches.

— La directrice arrive, annonça l’homme d’une voix monocorde. Il me faut une pièce d’identité afin de vous fournir un badge d’accès.

Grace présenta sa carte de police et salua sobrement la femme qui venait à sa rencontre, la mine sévère. Grande, maigre, une cinquantaine d’années, les cheveux noirs noués en chignon, des lèvres quasi inexistantes sur un visage creusé, elle avait des airs de gouvernante à l’ancienne.

— Bonsoir, inspectrice. On m’a dit que vous cherchiez à voir M. Scott Dyce. Est-il soupçonné de quelque chose ? Étant donné son état, cela me surprendrait qu’il ait pu commettre un délit récemment…

— Il pourrait détenir des informations cruciales concernant une affaire de disparition sur laquelle je travaille.

— Sans vouloir vous décourager, M. Scott Dyce ne parle pour ainsi dire jamais et je ne suis même pas certaine qu’il sache encore faire la différence entre le sommeil et l’éveil. Il est très âgé, et sa tentative de suicide, il y a quelques années, a laissé des séquelles.

— J’aimerais malgré tout essayer.

— Oui, bien sûr, reprit la directrice, il est actuellement dans sa chambre. C’est au deuxième étage.

Une minute plus tard, les deux femmes faisaient grincer le parquet usé du couloir qui distribuait les chambres des résidents. Des moulures ainsi que des peintures anciennes aux cadres désuets, représentant des paysages de campagne, vaches, chevaux et moutons, couraient le long des murs. Toute cette ambiance rustique conférait à l’endroit une atmosphère de vieux manoir, bien éloignée de l’austérité d’une maison de santé. Le triste éclairage au néon propre à ce type d’établissement avait laissé la place à des petites lampes à franges disposées sur des consoles en acajou, dont les lueurs jaunes éclairaient le corridor à intervalles réguliers.

— C’est l’heure des jeux de société au salon, expliqua la directrice, qui devait se sentir obligée de justifier le silence des lieux en passant devant les portes closes. Il n’y a que M. Dyce, qui reste seul dans sa chambre.

— Il n’y a personne d’autre que lui à l’étage en ce moment ? s’étonna Grace.

— Si bien sûr, l’infirmière de service, Kathy.

Elle s’arrêta devant un vestibule où une jeune femme blonde aux cheveux bouclés rangeait des boîtes de pansements dans un placard.

— Kathy, je vous présente Grace Campbell, précisa la directrice. Elle est inspectrice de police et vient rendre visite à M. Dyce. Madame Campbell, voici Kathy Hodges, l’infirmière d’étage, elle connaît ses patients par cœur.

Celle-ci tourna la tête et salua l’enquêtrice, une question sur les lèvres.

— Rien de grave, anticipa Grace, qui voulait par-dessus tout qu’on la laisse seule avec l’inspecteur.

— Ah… d’accord, répondit la soignante. N’hésitez pas à me solliciter si vous avez besoin de quoi que ce soit.

— Merci. Et donc, sa chambre se trouve…

— Tout au fond à droite. C’est la plus grande et la plus calme.

— Je vais m’y rendre sans votre aide, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, intervint Grace quand la directrice prit les devants. Je viendrai vous voir en partant.

— Bien, bien… comme vous voulez. Je vous laisse, donc.

— Une dernière chose… A-t-on diagnostiqué chez lui des maladies particulières, type Alzheimer ?

— Non. Cependant, cela ne signifie pas pour autant qu’il ait toute sa tête. Si vous connaissez son dossier aussi bien que moi, vous savez que cet homme a eu un passé… chargé.

Chargé. Autant Grace savait faire preuve d’empathie et de compréhension à l’égard des suspects, autant elle supportait très mal que l’on n’ose pas nommer les crimes ou les criminels avérés pour ce qu’ils étaient. Les termes exacts n’étaient jamais assez éloquents pour décrire la souffrance des victimes, les amoindrir s’apparentait ainsi à un nouvel acte de violence. Et dans l’état de tension dans lequel elle se trouvait, son exaspération franchit la barrière de ses lèvres plus vite qu’elle ne l’aurait voulu.

— Le viol d’un enfant ne fait pas de vous une personne au passé chargé, mais un criminel de la pire espèce qui a sciemment arraché une vie innocente. Les mots ont leur importance si l’on veut conserver une civilisation à visage humain.

La directrice et l’infirmière demeurèrent bouche bée devant Grace qui venait de planter sur elles un regard d’une fermeté rare, mais dont elle était capable lorsqu’elle jugeait nécessaire de rétablir les limites.

— Oui, vous avez raison, concéda la directrice. Kathy voulait probablement éviter de nous mettre mal à l’aise, car elle est évidemment bien consciente des crimes de son patient.

Grace écouta à peine la réponse. Cet échange avait un peu plus aiguisé son envie de confronter Scott Dyce à ses exactions et lui faire avouer tout ce qu’il avait caché à la police sur la disparition de la petite Hendrike.

— Je serai en bas avec les autres pensionnaires, glissa la directrice.

Puis elle s’éclipsa tandis que l’infirmière se remettait discrètement à ranger ses boîtes de pansements.

Un instant plus tard, bouillonnante, Grace se trouvait devant la chambre de Scott Dyce. Elle colla son oreille à la porte close, mais ne perçut aucun bruit. Ce même silence de mort qu’elle avait tant écouté lorsqu’elle guettait l’arrivée de son tortionnaire derrière la porte en métal de son horrible cellule.

Se ressaisissant pour ne pas s’abandonner à la colère et conserver l’efficacité de son professionnalisme, elle finit par toquer deux fois.

Pas de réponse. Seulement les battements de son cœur qui s’était soudain emballé. Elle fit taire les peurs enfantines cherchant à refaire surface et posa la main sur la poignée. Puis, elle chassa de ses poumons l’air vicié de stress et ouvrit.

La pièce était plongée dans la pénombre. À côté d’un lourd rideau, une lampe de chevet sur un guéridon constituait l’unique source de lumière. Le modeste halo jaunâtre abandonnait les coins de la chambre aux ténèbres et détourait à peine les formes nébuleuses d’un lit, d’une armoire et d’un bureau positionné contre la fenêtre. Là se tenait de dos une silhouette immobile sur une chaise roulante.

Maintenant que l’homme en partie responsable de son calvaire était à sa merci, Grace ne savait plus comment réagir. Elle se surprit à trouver tentant de l’étrangler par-derrière en dévidant sans réserve les affres de cette douleur qui la détruisait depuis plus de vingt ans. Certes, ce n’était pas elle, mais ce qu’elle avait enduré ne justifiait-il pas qu’elle transgresse l’éthique de son être profond ? Ne serait-elle pas plus soulagée par la vengeance instinctive que par la justice raisonnée qui brime les pulsions primales ?

Déstabilisée par ce feu de l’âme qui lui faisait perdre le contrôle, Grace recula de quelques pas, prête à sortir de la chambre pour ne pas commettre l’irréparable. Dos à la porte, elle respirait si fort qu’il était étonnant que l’homme ne prenne pas conscience de sa présence. Cette simple réflexion lui permit de reprendre contact avec la réalité et de se rappeler qu’avant la vengeance elle était venue ici en quête de réponses. Elle transigea donc avec elle-même, en se disant qu’elle entendrait d’abord la vérité de sa bouche et qu’ensuite elle aviserait.

Elle reprit son souffle et se racla discrètement la gorge pour signifier sa présence. Sans effet.

Elle avança lentement dans l’obscurité. Le parquet gémit mais l’individu ne broncha pas. Était-il endormi ? sourd ? Ou dans cet état entre l’éveil et le sommeil dont lui avait parlé la directrice.

Grace se déplaçait avec prudence et même appréhension. Tu n’es plus la petite fille victime, s’efforçait-elle de se répéter. Tu es une adulte, aujourd’hui, et c’est toi qui as l’ascendant. Il n’est plus qu’un vieillard impotent. Il ne peut plus rien te faire. Et pourtant, elle ne pouvait se départir de cette idée folle qu’il allait soudain faire volte-face et se jeter sur elle, telle la frêle grand-mère qui se muait en loup féroce pour dévorer le Petit Chaperon rouge.

Elle se posta à quelques pas derrière lui, réprimant son envie de saisir son arme. Le sang pulsait dans ses artères comme un torrent au bord de la crue.

— Scott Dyce, dit-elle.

L’homme ne réagit pas, toujours tourné vers la fenêtre, à travers laquelle on apercevait les ombres crochues des branches battues par le vent. Les nerfs de Grace tressaillirent.

— Je sais que vous m’entendez. Je suis inspectrice de police et j’ai quelques questions à vous poser.

Pas même un frémissement des épaules, rien.

Aujourd’hui encore, il continuait donc à la tourmenter en refusant de lui faciliter la tâche. À l’idée de devoir mettre ses mains sur les poignées de la chaise roulante pour la faire pivoter, Grace fut parcourue d’un frisson de crainte. Elle savait bien que sa peur était irrationnelle, mais les traumatismes ne possèdent pas de limite d’âge.

Elle s’assura que la porte d’entrée était toujours entrouverte derrière elle, puis, avec une certaine angoisse, elle saisit le fauteuil et le fit tourner.

Le choc fut si brutal qu’elle recula malgré elle.

Dans son souvenir et sur les photos qu’elle avait affichées dans son cabinet secret, Scott Dyce était un homme bien portant, au visage un peu pataud, avec de grands yeux bleus. Elle s’attendait à le voir vieilli, mais pas à ça.

L’individu qu’elle avait devant elle ressemblait à un squelette sur lequel on aurait tendu une peau humaine. Les bras croisés sur son torse malingre, il n’était plus qu’une frêle statue de cire sans expression. Au fond de ses orbites étaient enfoncées deux billes d’azur en guise d’yeux. Si elle n’avait pas vu sa poitrine se soulever au rythme lent de sa respiration, Grace l’aurait cru mort. Son regard absent ne pouvait permettre de savoir s’il avait pris conscience d’une présence extérieure.

Profondément troublée, s’interrogeant même sur l’identité de celui qui lui faisait face, la jeune femme chercha ce qu’il subsistait de l’inspecteur qu’elle avait connu quand elle était enfant. Non sans mal, elle finit par retrouver des restes morphologiques qui ne laissaient aucune place au doute. Notamment la forme caractéristique de cette bouche en U inversé lui donnant cet air de porteur de mauvaises nouvelles, ainsi que son arcade sourcilière particulièrement marquée à droite, qui vous faisait passer en permanence pour quelqu’un de suspect.

Grace tira la chaise rangée à côté du bureau et prit place dessus, avant d’hésiter sur la façon de commencer.

— Je m’appelle… Hendrike Campbell, dit-elle à voix basse.

Le visage du vieil homme demeura impassible, aucune lueur ne brilla au fond de ses yeux sans âme.

— C’est vous qui avez enquêté sur ma disparition il y a près de vingt-trois ans, continua-t-elle. Hendrike Campbell de Kirkcowan, la petite fille que vous avez préféré laisser mourir plutôt que de mettre en danger vos collègues pédophiles. Vous vous en souvenez forcément ?

Aucune réponse. La tête légèrement inclinée, Scott Dyce fixait un point invisible et probablement inexistant.

Grace ne voulait pas croire qu’il n’entendait ni ne comprenait ce qu’elle disait. Faisait-il semblant de ne pas l’entendre ? Était-il vraiment déconnecté de la réalité ? Comment pouvait-elle le faire réagir ?

Elle alluma sa lampe torche et dirigea la lumière vers le visage du vieil homme. Ses pupilles se rétrécirent, mais il ne cilla pas. Grace fouilla alors dans sa poche et en sortit le papier découvert chez sa mère, qu’elle présenta à l’ancien inspecteur.

— J’ai retrouvé ça dans ma chambre d’enfance. Est-ce que ça vous rappelle quelque chose ?

Son regard vide ne se détourna même pas.

— Le reconnaissez-vous ? insista-t-elle en lui soumettant cette fois-ci le croquis du garçon qui l’avait aidée à s’enfuir de sa prison.

Scott Dyce demeura imperturbable, impénétrable.

Elle tendit un autre dessin.

— Et ce costume bariolé, celui que portait mon bourreau… ça ne vous a mis sur aucune piste à l’époque ? Et ce mot anonyme, c’est vous qui l’avez fait déposer devant chez moi ?

Face au mutisme qu’on lui opposait, Grace leva la main en direction du vieillard avant de se ressaisir, écœurée par sa propre violence qui ne faisait qu’enfler. Elle marcha quelques instants de long en large dans la pièce, sa rage faisant peu à peu céder les remparts de son sang-froid.

— À quoi cela vous servirait-il d’emporter vos secrets dans la mort ? Dites-moi qui m’a kidnappée ! Qui vous avez protégé ! Et si vraiment vous l’ignorez, révélez au moins ce que vous avez caché pour entraver l’enquête ! Aujourd’hui, à votre âge, vous savez le mal que vous avez fait. Vous avez eu le temps d’y réfléchir. Pensez aux vies que vous avez détruites ! Avant de partir, soulagez votre âme, Scott Dyce, et aidez-moi à sauver la mienne.

Les derniers éclats de sa voix s’éteignirent dans la torpeur morbide de la chambre. Grace s’approcha de l’homme et, refoulant son dégoût dans un accès de colère, lui agrippa les épaules.

— Pourquoi continuez-vous à me torturer ainsi ? Ça vous excite encore, dans l’état où vous êtes ?

Grace tremblait de la passion vengeresse. Son corps entier n’aspirait qu’à décharger sa haine, tandis que son esprit se dressait contre un geste qui ne lui semblait pas dans sa nature. Les souvenirs des tortures et des sévices qu’elle avait subis jaillirent à cet instant et ouvrirent un abîme de souffrance. Des larmes de rage embuèrent ses yeux.

Elle enfonça ses doigts dans les épaules de l’infirme sans qu’il réagisse. Elle aurait pu serrer encore plus fort si elle n’avait pas remarqué que les bras de l’ancien inspecteur n’étaient pas seulement croisés sur son torse, mais agrippés au tissu. Malgré les brutales secousses qu’elle avait imprimées à Scott Dyce, sa posture n’avait pas bougé d’un centimètre. Intriguée par cette résistance chez un homme qui n’était même plus capable de marcher ou de parler, elle relâcha son étreinte féroce et approcha sa main de la poitrine du vieillard.

Sous les vêtements, elle sentit une surface lisse et rigide qui n’avait rien à voir avec la chair humaine.

— Que cachez-vous là-dessous ?

— Ah, ça, personne n’y touche, lança une voix derrière elle.

Grace essuya rapidement les larmes sur ses joues et fit volte-face. Elle mit un peu de temps à reconnaître l’infirmière blonde de l’étage, dont la silhouette se découpait à contre-jour dans l’embrasure de la porte.

— Je suis désolée, j’ai vu que c’était ouvert et comme c’est l’heure des médicaments de M. Dyce, je me suis permis d’entrer, s’excusa la soignante en remarquant le regard de reproche que lui adressait l’enquêtrice. Je reviendrai plus tard. Pas d’urgence.

— À quoi personne ne touche ? demanda Grace en penchant la tête sur le côté d’un air discrètement interrogatif.

— Sa pochette à documents. Il la garde toujours serrée contre lui. Même pour dormir.

Grace avança un peu le menton, intéressée.

— Et vous savez ce qu’il y a dedans ?

L’infirmière eut l’air gênée.

— Allez-y, l’encouragea Grace, j’en ai vu d’autres.

— Eh bien, quand il est arrivé ici, il parlait encore de temps en temps. Un jour que je voulais lui enlever sa pochette pour la ranger dans un tiroir, il s’est mis à hurler comme si on allait le tuer. Il m’a dit que personne n’y touchait à part lui. Que c’étaient tous ses dossiers d’inspecteur sur les enfants et… (la jeune femme bégaya presque de malaise)… et qu’il voulait les garder tout près de lui jusqu’à sa mort.

Grace plissa les yeux d’un profond dégoût. Même dans cet état, il continuait à vivre sa perversion.

— Que vous a-t-il dit d’autre ?

— Rien, reprit la dénommée Kathy en haussant les épaules. Il n’a plus jamais abordé le sujet.

Grace se leva et attira doucement la soignante vers la porte d’entrée.

— Depuis toutes ces années, vous avez certainement eu l’occasion de regarder ce qu’il y avait à l’intérieur de la pochette, non ? Vous ne laisseriez pas un de vos résidents se balader avec des images pédocriminelles, n’est-ce pas ?

L’infirmière avisa le couloir pour s’assurer qu’il était désert.

— Oui, j’ai regardé, mais juste pour vérifier qu’il n’y avait aucun matériel interdit par le règlement.

— Et alors ? la pressa Grace.

— Elle est vide. La pochette ne contient rien, absolument rien.

— Quoi ? Mais…

— Oui, je sais, ça peut paraître absurde, mais nos patients ont quitté leur domicile, leurs habitudes, et il est fréquent qu’ils conservent auprès d’eux un objet totem, comme on dit. Un petit quelque chose de leur passé qui les réconforte.

— J’aimerais me rendre compte par moi-même, s’il vous plaît, chuchota Grace, si déçue qu’elle refusait de croire à l’explication de l’infirmière.

— Vous n’arriverez pas à la lui retirer à moins de le violenter. Il n’a plus beaucoup de force, mais pour ça, je ne sais pas, c’est comme si toute l’énergie vitale qu’il lui restait était destinée à empêcher quiconque d’approcher de cette pochette.

— Peut-être que vous saurez mieux vous y prendre que moi, proposa Grace.

La jeune soignante ne sembla pas du tout à l’aise avec cette idée.

— Je n’ai pas le droit d’user de la force et encore moins pour m’emparer d’une possession d’un résident.

— Oui, je comprends et c’est tout à votre honneur, Kathy. Mais Scott Dyce détient peut-être des éléments qui pourraient sauver la vie d’un enfant disparu il y a un peu plus de douze heures. On ne doit laisser aucune possibilité de côté…

L’infirmière lissa une de ses mèches bouclées pour dissimuler son inconfort.

— Il va falloir que je l’endorme… contre son gré.

— Faites-le. S’il y a le moindre problème, j’en assumerai la responsabilité.

La soignante soupira profondément. Elle réfléchissait.

— D’accord, lâcha-t-elle enfin. Je vais chercher un somnifère.

La jeune femme revint rapidement, un cachet à la main, et s’assit face à l’ancien inspecteur. Elle lui parla gentiment, lui disant que c’était l’heure de son médicament, et approcha un gobelet de ses lèvres.

— Voilà, c’est bien. À tout à l’heure, monsieur Dyce, dit-elle en s’éloignant.

Elle rejoignit la policière, restée à l’entrée de la chambre.

— Le sédatif fera effet d’ici une vingtaine de minutes. Je vous laisse.

Grace la remercia d’un air entendu et attendit, l’épaule appuyée contre le cadre de la porte. Durant un instant, elle crut entendre le vieil homme marmonner quelque chose, puis au bout d’un quart d’heure, il dodelina de la tête pour la laisser tomber sur sa poitrine.

Discrètement, Grace s’avança vers lui, comme un voleur craignant de réveiller sa victime. La respiration était cette fois nettement audible et régulière. Scott Dyce dormait profondément.

Elle lui prit les avant-bras et rencontra une puissante résistance quand elle les força à s’écarter. L’ancien inspecteur grogna, et c’est avec une précaution redoublée que Grace souleva son pull, révélant une pochette orange aux tranches élimées.

Son empressement à l’ouvrir fut aussi rapide que sa déception. Elle était effectivement vide. Pas un mot n’était écrit ni dessus ni à l’intérieur. Par acquit de conscience, Grace la secoua, mais rien ne s’en échappa.

Elle s’assit sur la chaise toujours face à Scott Dyce et observa longuement ce corps avachi qui avait déjà fait tant de mal, et en ferait encore en emportant ses secrets dans la tombe.

Traversée par de violents sentiments, de la rage à l’abattement, Grace ne parvenait pas à se résoudre à tuer de sang-froid ce résidu d’homme. Elle craignait de n’y trouver aucun apaisement, mais davantage de souffrance.

Reprenant le contrôle d’elle-même, Grace replaça la pochette entre les bras du vieillard pour que l’infirmière n’ait pas de problème, et quitta la chambre, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil sur ce monstre endormi qui, en imagination, serrait contre lui ses petites victimes.

Dans le couloir qui menait à l’escalier, elle entendit des éclats de voix provenant du bureau de la soignante de l’étage. La jeune femme avait apparemment un échange tendu avec quelqu’un au téléphone.

— Ce n’est pas comme ça que j’ai été formée ! lança-t-elle. Votre approche me semble bien trop risquée… pour le patient.

Elle s’interrompit en voyant Grace passer dans le corridor.

— Alors ? s’enquit-elle avec une main sur le micro du combiné.

— Vous aviez raison, la pochette est vide. Merci quand même de votre aide, Kathy.

Grace reprit la direction du hall d’accueil. Arrivée au rez-de-chaussée, elle aperçut sur sa droite la directrice dans ce qui devait être le salon. Allant à sa rencontre, elle entra dans la pièce, où la plupart des résidents jouaient aux échecs, aux dames ou au loto. Des discussions soutenues se faisaient entendre au milieu des tintements de cuillères sur des tasses de thé. Le contraste avec le silence du deuxième étage était presque étourdissant. Quelques personnes levèrent les yeux vers Grace, surprises de voir un nouveau visage.

— Avez-vous eu vos réponses, inspectrice ? demanda la directrice en s’éloignant des oreilles indiscrètes.

— Non. Mais il sait forcément quelque chose.

— Comme je vous le disais, même s’il détenait des informations, je doute que son état, physique et mental, lui permette de vous révéler quoi que ce soit. Il n’est déjà plus tout à fait avec nous…

Grace refusait d’admettre que son enquête n’irait pas plus loin. Que toutes ses recherches pour faire éclore la vérité sur le drame de son enfance n’aboutiraient à rien.

— Je reviendrai demain et tant qu’il faudra jusqu’à ce qu’il parle, conclut-elle avec fermeté.

La directrice plissa les coins de sa maigre bouche.

— Dans ce cas, vous devez me fournir des documents officiels pour que je vous laisse interroger régulièrement un résident qui n’a plus toute sa tête et dont le consentement ne peut être assuré. Vous comprenez que mon devoir est de veiller à la santé de mes patients… quel que soit leur passé.

Grace craignait cette requête.

— Oui, bien sûr, se contenta-t-elle d’acquiescer, en sachant qu’elle n’obtiendrait jamais ces papiers administratifs.

Elle ne voyait pas comment, malgré son nouveau statut, son supérieur l’autoriserait à travailler sur une affaire personnelle en bénéficiant des ressources publiques.

— Je vous dis donc à bientôt, acheva la directrice.

Grace salua la femme, rendit son badge de visiteur à l’accueil et quitta la chaleur de la grande bâtisse pour rejoindre le froid de la nuit.

Sa déception était telle qu’elle ne ressentit même pas la morsure du vent. Tête baissée, alors qu’elle suivait mécaniquement l’allée de gravier qui sillonnait le parc entre les bosquets et les statues jusqu’au parking, elle menait une bataille contre elle-même pour tenter de trouver une solution à son échec.

À mi-chemin, elle regarda par-dessus son épaule. Toutes les fenêtres étaient éteintes, sauf une, au deuxième étage. Les contours d’une forme humaine se tenant assise se découpaient sur une pâle clarté jaune. L’ancien inspecteur était-il de dos, comme Grace l’avait laissé, ou regardait-il vers l’extérieur ? Bousculée par les bourrasques, ses cheveux affolés fouettant son visage, Grace fixa la chambre, souhaitant presque que le moribond Scott Dyce lui fasse un signe de la main pour la narguer.

Mais ses yeux irrités s’embuèrent avant qu’elle n’ait vu un quelconque mouvement.

Elle avait abandonné son dernier espoir pour rejoindre sa voiture, lorsqu’elle entendit des pas accourir derrière elle. Le temps qu’elle se retourne, une ombre fondait sur elle.

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