Grace fit un détour par le poste de police de Govan afin d’y déposer l’enveloppe au laboratoire. Elle ne voyait vraiment pas qui pouvait en être l’expéditeur. Un policier qui aurait travaillé sur sa disparition à l’époque ? L’inspecteur Scott Dyce lui-même ? Un journaliste ? Ou encore une ancienne victime qui partagerait son désir de vengeance ? Comme ce jeune garçon qui l’avait aidée à s’enfuir ? Si plausibles soient-elles, aucune de ces hypothèses ne justifiait l’anonymat du messager.
Tout cela semblait absurde. D’ailleurs, pourquoi quelqu’un se manifesterait-il maintenant, après toutes ces années ?
Finalement, tout en la poussant à chercher la vérité, ce message épaississait un peu plus les zones d’ombre autour de son enquête.
Au commissariat, Grace enregistra le scellé de l’enveloppe sous un nouveau numéro de dossier et confia au scientifique présent ce dimanche-là l’objectif d’y relever des empreintes ou des traces d’ADN qui pourraient correspondre aux fichiers de la police.
— Cela concerne-t-il l’enquête sur l’assassin d’Iona ? demanda l’officier en suppliant Grace de son jeune regard de débutant. Ça donnerait un joli coup de pouce à ma carrière de dire que j’ai bossé avec vous sur ce dossier.
C’était la première fois que Grace utilisait les compétences d’un collègue pour une affaire personnelle, mais, même si cette entorse à sa déontologie devait lui coûter cher, elle accepterait la sentence, pourvu qu’elle ait mis toutes les chances de son côté pour remonter jusqu’à son bourreau et faire justice.
— Oui, ça pourrait y être lié, mentit-elle. Mais j’aimerais que vous ne communiquiez les résultats qu’à moi pour le moment. Notre chef adoré Elliot n’a pas envie qu’on remette en cause les dernières conclusions qui nous ont valu les félicitations de toutes les huiles de la région.
— OK, je comprends. Je vous appelle.
— Si vous me faites du bon boulot, je vous promets un petit mot de recommandation le jour où vous voudrez partir d’ici. Ça vous va ?
Les yeux du jeune scientifique s’illuminèrent de fierté.
— Comptez sur moi.
Grace tourna les talons, déposa un mot dans le bureau de son supérieur, Elliot Baxter, et rejoignit sa voiture sous un ciel au ventre lourd de neige. Après s’être accordé quelques secondes pour bien prendre conscience de ce qu’elle allait faire, elle démarra.
Cela faisait près de quinze ans qu’elle n’avait pas remis les pieds dans le village de son enfance. Il n’était plus tout à fait réel dans son esprit, comme si les années l’avaient voilé d’une brume fantomatique, le reléguant à la frontière du rêve et du passé.
Deux heures après avoir quitté les rues de Glasgow, elle traversait la campagne écossaise sous un ciel terne. À l’approche de Kirkcowan, les pâturages avaient disparu sous les étendues de neige parsemées de bosquets d’arbustes grelottants, à l’image de ces chevaux à l’encolure abattue, pétrifiés dans le brouillard.
Grace ralentit comme un wagonnet de fête foraine qui sortirait du tunnel du train fantôme. Elle parcourut l’artère principale du bourg encore endormi. Relique surgie d’une mémoire ensablée, elle aperçut la petite boulangerie où ses parents l’avaient autorisée à se rendre seule pour la première fois de sa vie, à condition de bien recompter la monnaie et de ne pas parler aux inconnus. Ne pas parler aux inconnus…
À côté sommeillait encore la boutique de vêtements qui, dans le souvenir de Grace, avait toujours eu l’air abandonnée, avec sa vitrine poussiéreuse et ses robes vieillottes posées sur des mannequins blafards aux lèvres carmin. Silhouettes figées, mais presque plus animées que les piliers de comptoir du café du coin, qui semblaient chaque matin vider le même verre en grommelant mollement quelques ragots.
Grace s’était souvent demandé ce que l’on avait pu raconter dans son dos et celui de ses parents au sujet de son enlèvement. Il n’était d’ailleurs pas impossible que certains habitants aient eu connaissance d’informations qui auraient pu aider la police à retrouver le ou les ravisseurs. Mais rien n’avait filtré, comme dans tous ces villages où tout se sait, mais rien ne se dit. Au fond d’elle, Grace s’autorisa à haïr ces gens qui, loin de faire bloc autour d’elle, l’avaient regardée de travers et peu à peu ostracisée.
Elle tourna en direction du vieux cimetière, dont les croix de pierre affleuraient sous l’abondante couche de neige, et ne tarda pas à rejoindre une allée grimpant à flanc de colline, à l’écart du bourg. La température chuta lentement. Le givre cristallisait les branches nues et le brouillard s’intensifia. Grace sentit l’appréhension monter comme une marée amère. Elle approchait.
Elle s’accrocha à sa colère pour ne pas perdre courage et tint bon avant de caler abruptement, le regard vissé sur le sentier qui perçait la forêt de glace sur sa gauche. Une poussée d’angoisse telle qu’elle n’en avait pas éprouvé depuis des années l’étourdit. Les doigts noués sur le volant, le moteur à l’arrêt, elle ferma les yeux pour reprendre ses esprits. Oui, c’est ici que c’est arrivé, mais c’est du passé, se répéta-t-elle. Ce n’est plus toi. Tu n’es plus cette petite fille terrorisée. Tu n’as plus de raison d’avoir peur.
Mais le traumatisme était têtu et son cœur palpita de plus belle. Elle rouvrit les yeux, affolée, presque convaincue que quelqu’un allait la sortir violemment de son véhicule et l’enlever.
Elle souleva l’accoudoir de son siège à la recherche de biscuits qu’elle avait l’habitude de ranger là à une époque en cas de fringale boulimique. Elle les avait depuis remplacés par une bouteille d’eau.
— Quelle conne ! lança-t-elle contre elle-même.
Sa frustration eut au moins le mérite de raviver sa rage de vengeance. Si elle avait souffert au point de se réfugier dans la nourriture pendant une longue période, c’était à cause du calvaire qu’elle avait enduré.
Avec une résolution nouvelle, elle tendit la tête vers le chemin dont elle n’était jamais ressortie. Elle l’affronta sans ciller, comme on regarde l’une de ses pires terreurs en face. Tout lui revint en mémoire : les effrayants bruits de pas dans son dos, son cartable qu’on tire brusquement vers l’arrière, l’asphyxie d’une main puante lui écrasant la bouche et le nez, la douleur de ses tibias cognant contre le bas de la camionnette et l’effroi si dévorant qu’elle en avait perdu connaissance.
Malgré les cicatrices ouvertes, la peur a changé de camp, songea-t-elle.
Et elle redémarra.
Les branches des arbres qui mangeaient le parcours, les larges trous creusés par les pluies et les pierres qui frottaient contre le bas de caisse témoignaient de l’absence d’entretien de la piste depuis bien des années.
Grace progressa prudemment, aussi méfiante à l’égard d’une mauvaise ornière que de sa réaction lorsqu’elle arriverait à destination. Et c’est ainsi qu’après quelques minutes une bâtisse émergea du brouillard.
La jeune femme coupa le moteur, hypnotisée par ce paysage qui appartenait à une autre vie.
Si l’on faisait abstraction de la couche de neige, rien n’avait changé : le jardin et son massif de rhododendrons, cachette privilégiée de l’époque encore heureuse de son enfance, les deux rosiers grimpants, le long du mur, qui se rejoignaient en arche au-dessus de la porte d’entrée. Celle-ci, pour la petite fille qu’elle était, se transformait en un passage vers un monde magique. La remise, vestige de l’ancienne ferme, était toujours là, accolée au bâtiment principal. Autrefois débarras riche en trésors à dénicher, elle était devenue un garage lorsque ses parents avaient décidé d’acheter une voiture afin d’accompagner Grace jusqu’à l’école, après « la chose », comme ils avaient pris l’habitude de mal nommer son enlèvement.
Plus émue qu’elle ne l’aurait imaginé, Grace accepta cette nostalgie mêlée de répulsion qui lui nouait la gorge. Une larme coula sur sa joue. Elle l’essuya d’un revers de main quand une alerte SMS retentit sur son téléphone.
Elliot Baxter, son supérieur au commissariat, lui confirmait qu’il avait vu sa demande de congé exceptionnel pour trois jours en passant chercher un dossier au bureau et s’inquiétait de savoir si elle allait bien. Elle répondit qu’elle profitait de n’avoir actuellement aucune affaire urgente au bureau pour prendre un peu de repos. Depuis sa réhabilitation en tant qu’enquêtrice, elle n’avait plus à se justifier ou à craindre les décisions arbitraires d’une hiérarchie qui l’avait publiquement félicitée pour son travail dans l’affaire du monastère d’Iona.
En revanche, qu’elle le veuille ou non, à cet instant même, elle avait encore peur. Peur de la façon dont allait se dérouler la rencontre avec celle à qui elle n’avait pas parlé depuis quinze ans
Elle consulta l’heure : 8 h 32. Il était temps.
Le froid et les aiguilles neigeuses piquetèrent son visage malgré la capuche de sa parka fourrée qu’elle avait relevée sur sa tête. Elle fit quelques pas en direction de la maison, n’entendant que le crissement de ses semelles dans la poudreuse. Elle s’arrêta devant la porte d’entrée et rabattit sa capuche sur ses épaules.
Le calme de la campagne était tel qu’on percevait l’infime bruissement des flocons se déposant sur le sol et les feuilles. Dans l’air ne flottait plus que le silence d’un royaume de conte de fées plongé dans une torpeur éternelle.
Sur le point de devenir à son tour une figure de marbre figée par le gel, Grace frissonna de tout son corps quand une goutte de neige fondue tombée du rosier au-dessus d’elle glissa dans son cou. Réveillée par cette épine de la Providence, elle pressa la sonnette avant que son courage lui échappe.
Le temps qu’elle se remette de l’émotion que le carillon de son enfance avait suscitée en elle, on entendit des pas approcher. Un tintement de clés, quelques soupirs agacés, la serrure qu’on déverrouille et enfin la porte qui s’ouvre.
Grace sentit son cœur se soulever si fort qu’elle en eut la nausée. Elle avait devant elle une dame de soixante-six ans qui en faisait quatre-vingts avec ses cheveux blancs et son air un peu égaré. Un ancien lifting avait dû étirer sa peau autour du nez, de la bouche et des yeux, si bien qu’elle était encore plus méconnaissable. Sans les pommettes hautes et jadis un peu plus charnues dont Grace avait hérité, elle n’aurait pas reconnu sa mère.
— Ah, je croyais que c’était Freya, mon aide à domicile, qui arrivait déjà. Je la trouvais fort en avance ! Que puis-je pour vous, mademoiselle ?
Grace demeura muette, incapable de faire le tri dans ce qu’elle éprouvait : chaos de chagrin, de compassion et de regrets confrontés à la rancœur et l’incompréhension.
— Tu ne me reconnais pas ? balbutia-t-elle.
Sa mère afficha une expression surprise, presque inquiète.
— Non… qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Malgré toutes ses craintes, Grace n’avait pas anticipé cette improbable réaction. Ses jambes se mirent à trembler.
Monika Campbell fronça alors les sourcils et écarquilla les yeux, comme si elle était face à un fantôme.
— Mon Dieu, souffla-t-elle en portant une main à sa bouche. Hendrike ? C’est toi ?