– 28 –

Lukas s’était assis au bord de son fauteuil, les mains jointes en prière sous son menton, fixant les flammes du feu de bois. Il venait de confier à Grace qu’avant de se réfugier ici, dans cet univers parallèle, lui aussi avait cherché à comprendre ce qui lui était arrivé, et à faire condamner les coupables. Pendant plus de dix ans. Mais il avait fini par renoncer, trop faible psychiquement pour affronter ce qu’il avait découvert.

— Mon père nous a violés, moi, mon petit frère et ma grande sœur, durant dix-huit ans, commença-t-il. Ils sont morts tous les deux. Mon frère a succombé à treize ans, d’une pneumonie non soignée après avoir été enfermé dans la cave pendant deux semaines parce qu’il s’était débattu lors du dernier rapport sexuel imposé. Ma sœur s’est suicidée le jour où les services sociaux ont refusé de l’aider à porter plainte.

Grace inclina la tête, comme si elle recueillait la souffrance de Lukas dans ses yeux.

— Mon père faisait partie de deux réseaux. Le premier est effectivement celui de l’ancestral joueur de flûte de Hamelin, considéré comme le plus prestigieux, si je peux m’exprimer ainsi, parmi les pédocriminels. Il est réservé, en quelque sorte, à l’élite qui se sent investie d’un héritage sacré et voue un culte à cet homme du Moyen Âge parvenu à voler cent trente enfants au nez et à la barbe des parents et à en avoir abusé à sa guise pendant des années.

Lukas se tourna vers Grace.

— C’est un membre de ce réseau qui t’a kidnappée… et c’est à lui que nous avons rendu visite il y a vingt ans en Écosse. Mon père était universitaire et devait intervenir dans une conférence organisée à Glasgow. Il a prétexté ce voyage professionnel pour nous emmener avec lui, car il avait l’habitude de nous prêter à ses amis en échange d’autres enfants pour quelques jours ou quelques heures. Cette fois-ci, tes ravisseurs…

— Tu as vu leur visage ?

— Oh oui, ils ne se cachaient pas, certains de nous tenir sous leur joug. Il y avait un homme et son épouse.

Grace n’avait jamais imaginé qu’une femme ait pu faire partie de ses bourreaux.

— Était-elle au courant de ce qui se pratiquait sous son toit ?

— Sans aucun doute, puisqu’elle nous a même dit que nous étions des enfants chanceux de participer à cette expérience épanouissante.

L’enquêtrice ferma les yeux un instant pour reprendre ses esprits.

— Tu as leurs noms ?

— Malheureusement, non. Ils ont fait attention à ne même pas s’appeler par leurs prénoms devant nous.

— Comment as-tu su que j’étais là, enfermée au sous-sol ?

— Parce que le mari a proposé à mon père de lui faire goûter une nouvelle recrue que sa femme lui avait suggérée récemment et qu’il conservait au frais dans la cave.

— Mon père a décliné l’offre parce qu’il se sentait un peu fatigué après le voyage, mais il n’a quand même pas pu résister à l’invitation de son hôte qui voulait lui montrer sa récente capture. Et comme ces deux pervers puisaient un plaisir sadique à nous voir contempler des petites victimes comme nous, on a su où tu étais enfermée.

Lukas regarda un instant dans le vague, perdu dans ses souvenirs.

— Je me souviens qu’il y avait une chaise roulante à côté de l’endroit où il t’avait emprisonnée. Le mari a dit que c’était pour te transporter jusqu’à sa chambre quand tu étais sous calmant.

Voilà donc d’où me venait ce cauchemardesque souvenir, pensa Grace. Ce n’était pas mon bourreau mais moi qui me déplaçais en fauteuil.

— Ensuite, reprit Lukas, le mari a ouvert la porte devant nous afin que mon père puisse t’examiner de plus près. Nous, on est restés à l’écart, mais je me souviens t’avoir entraperçue, recroquevillée dans un coin, dans le noir, la tête tournée vers le mur. Mais j’ai surtout prêté attention à la clé de ta cellule que cet homme rangeait dans la poche gauche de son pantalon. Plus tard, pendant que mon père et ses hôtes discutaient dans le salon et qu’on attendait dans le couloir, j’ai dit à mon frère et ma sœur qu’il fallait qu’on t’aide à t’enfuir. Ils ont tout de suite accepté et on a mis en place un plan. Le lendemain, nous devions partir pour Glasgow. L’ami de mon père comptait bien abuser de nous jusqu’à la dernière minute. En passant tour à tour dans sa chambre, on a réussi à s’organiser pour lui voler la clé. Un peu plus tard, au moment des adieux, nous nous trouvions tous devant la maison. Prétextant avoir oublié quelque chose à l’étage, j’ai filé au sous-sol te délivrer à l’aide du précieux sésame caché à l’intérieur de mon sac à dos. Pendant ce temps-là, mon frère et ma sœur avaient pour mission de faire durer la conversation avec mon père et ses amis. Je t’ai fait sortir discrètement par la porte de derrière. Je craignais tellement que les adultes nous surprennent, mais ces trois ordures étaient bien trop occupées à écouter leurs petites proies s’enthousiasmer pour ce merveilleux séjour. Bref, je t’ai conduite vers la voiture louée par mon père. Je t’ai fait monter dans le coffre que j’ai laissé entrouvert. Je me suis précipité dans la maison. J’ai vu la veste de ton bourreau posée sur une chaise. J’ai glissé la clé dans l’une des poches. Peut-être penserait-il qu’il avait fait erreur en la rangeant. Peu importait pour moi à cet instant quelle serait la réaction de cet homme quand il se rendrait compte de ta disparition. J’avais une seule idée en tête : ne pas me faire prendre. J’ai couru rejoindre tout le monde en essayant d’avoir l’air le plus naturel possible. Nous avons enfin pris congé de cet horrible couple et nous sommes montés dans la voiture pour nous rendre à Glasgow. Mon père s’est arrêté à la première station-service pour faire le plein d’essence. Quand il est parti payer à la caisse, je me suis dépêché de te faire sortir du coffre. Et nos routes se sont séparées à ce moment-là, Hendrike.

Grace eut un haut-le-cœur en se représentant les événements et le courage inouï de ces enfants.

— Alors, je vous dois la vie à tous les trois…, souffla-t-elle.

— Tu n’as vu que moi, parce que j’étais le dernier… mais oui, Marco et Helga ont aussi voulu te sauver. Pendant quelques années, cela nous a aidés d’imaginer que, grâce à notre petit miracle, tu avais retrouvé tes parents et repris une vie normale, comme dans les contes de fées…

Grace inspira longuement pour desserrer l’étau qui étreignit son cœur.

— Et vous, vous n’avez jamais essayé de vous enfuir ?

Lukas passa une main sur ses cheveux gris.

— Je sais que cela peut paraître bizarre, mais c’était… notre père. On n’avait rien connu d’autre. Et même si on savait que tout cela n’était pas normal, lui nous assurait qu’il nous aimait, qu’il se battait pour qu’on ait une belle vie confortable et un épanouissement que les autres enfants n’avaient pas. Et puis parfois, il s’excusait et nous disait que, sans nous, il ne survivrait pas… On était sous son emprise, Hendrike. Un mélange de peur et de loyauté masochiste. Jusqu’à ce que ma sœur demande l’aide des services sociaux qui ont refusé d’intervenir…

— Quoi ? Mais pour quel motif ?

— Parce que notre père faisait partie d’un autre réseau en plus de celui de Hamelin : le réseau Kentler.

— Avant de mourir, l’inspecteur qui a enquêté il y a vingt ans sur ma disparition a fait allusion à des actes que personne dans l’histoire de notre civilisation n’avait jamais osé pratiquer…

— Il avait bien raison. C’est une véritable abomination.

— Tu peux y aller, je suis prête, dit Grace.

— Helmut Kentler était sexologue, psychologue et enseignant en pédagogie sociale dans ce qui fut l’institut universitaire technique de Hanovre. Il est mort en 2008, mais il a fait partie des personnalités les plus influentes d’Allemagne pendant trente ans, en gros, des années soixante-dix aux années deux mille. Et son cheval de bataille a toujours été le même : la liberté sexuelle absolue et notamment la promotion des rapports sexuels entre adultes et enfants.

— Tu veux dire qu’il défendait ouvertement la pédophilie ?

— On était en plein contexte post-soixante-huitard, et ce genre de discours s’intégrait dans la pensée « antifasciste » proclamant fièrement qu’il était interdit d’interdire. Tu as entendu parler de cette formule, non ?

Grace hocha la tête, attentive.

— Kentler, lui-même pédocriminel, a ainsi publié des articles et en particulier un livre pour aider les parents à offrir à leurs enfants l’éducation la plus épanouissante possible.

Le jeune homme parlait d’une voix monocorde, comme s’il était devenu insensible au récit qu’il déroulait.

— Je me souviens encore par cœur de quelques passages, que j’ai lus il y a longtemps maintenant, à l’époque où j’essayais comme toi de retrouver les coupables. « Les parents doivent avoir conscience qu’une bonne relation de confiance avec leurs enfants ne peut être maintenue si les enfants se voient refuser la satisfaction de leurs besoins les plus urgents tels que les besoins sexuels. En cas de contact sexuel entre les enfants et leurs parents, la pire des choses serait pour les parents de paniquer et de se présenter auprès des services de police. Si l’adulte a été attentionné et tendre, l’enfant pourrait même ressentir un plaisir sexuel de ce contact avec lui. » Et il terminait en plaidant pour la dépénalisation de la pédophilie par ces mots : « Si de telles relations n’étaient pas discriminées par l’environnement légal, alors plus les aînés se sentiraient responsables des plus jeunes, plus les conséquences à attendre pour le développement de leur personnalité seraient positives. » L’ouvrage sorti en 1975 était évidemment illustré par de multiples photos d’enfants et de parents nus. Et plusieurs journaux en ont fait la promotion.

Il se leva pour ajouter une bûche dans la cheminée et se rassit en laissant échapper un bref soupir.

— La pédophilie comme moyen d’aider les jeunes enfants à s’épanouir. C’était son credo, ou en tout cas le montage intellectuel qu’il avait mis en place pour justifier sa déviance criminelle. Mais là où tout bascule, c’est lorsque Kentler décide de mettre en pratique sa théorie…

Lukas déglutit avec difficulté et commença à avoir des mouvements nerveux tordant ses mains et agitant ses pieds. Parler semblait lui demander un effort de plus en plus grand.

— En 1969, Kentler est membre de l’université Leibniz de Hanovre, mais surtout, il occupe un poste important au Centre pédagogique de Berlin qui est notamment chargé de placer les enfants en institution. Et c’est là qu’il va profiter de son statut pour mener une expérience. Celle-ci consiste à faire adopter des garçons abandonnés de Berlin, de treize à quinze ans, par des pédophiles.

Il posa un poing sur sa lèvre supérieure, ses mains tremblant d’une rage sourde.

— Kentler revendiquait la nécessité d’une telle expérience pour prouver que les contacts sexuels entre enfants et pédophiles étaient équilibrants pour les deux parties. Il a donc fait placer ces jeunes chez des collègues du Centre de recherche pédagogique de Berlin, de l’université libre de Berlin, de l’Institut Max-Planck et de l’école hessoise d’Odenwald. Ces intellectuels et grands pédagogues choisis dans son cercle de connaissances étaient tous pédocriminels. Puis Kentler a étendu le réseau de « familles d’accueil » à d’autres couches, mais tout aussi déviantes de la société : des travailleurs ouvriers, des concierges déjà condamnés pour délits sexuels ou connus comme pédophiles par Kentler… Et cela a duré jusqu’en 2003.

Grace n’en revenait pas qu’une entreprise si monstrueuse ait pu être menée. Cela semblait totalement impossible qu’une perversion d’une telle envergure soit passée entre les mailles des filets de la justice.

— Lukas, comment ce Kentler a-t-il échappé aux autorités ? Comment a-t-il fait pour garder ce réseau secret si longtemps ?

Le jeune homme regarda le plafond et souffla par saccades avant de répondre.

— Tout ce projet était public et légal, Hendrike. La protection de l’enfance berlinoise, la mairie et les associations chargées des placements ont toutes approuvé et financé ce programme, qui était même soutenu par le Sénat berlinois. Toutes ces administrations ont défendu en parfaite connaissance de cause l’expérience de Kentler, en se ralliant avec enthousiasme à l’idée que des pères pédophiles tomberaient amoureux de leurs enfants adoptifs et s’occuperaient donc assurément mieux de leur progéniture que ne pourraient le faire des familles d’accueil plus classiques, parfois négligentes.

Grace avait porté une main à sa poitrine, une pesanteur l’empêchant de respirer normalement. Ce qu’elle entendait dépassait l’imagination. Mais elle n’eut pas le temps de reprendre son souffle. Lukas, dont les larmes coulaient à présent, lui assena la suite du récit.

— De hauts fonctionnaires ont loué leur collègue et ami pour la réussite de ce projet innovant et libérateur, et Kentler a fini par attirer l’attention des tribunaux… Mais pas pour l’arrêter, au contraire, pour lui proposer le poste d’expert auprès des juges pour enfants de Berlin !

Son visage se barra d’un rictus nerveux.

— Des filles et des garçons parvenaient à dénoncer leurs bourreaux, au prix de mille souffrances, mais, chaque fois, Kentler s’attelait à défendre les accusés devant des magistrats béats d’admiration, en plaidant du haut de sa science universitaire que ces hommes n’avaient pas pu agresser ces soi-disant victimes parce que, je le cite, « un vrai pédophile n’est pas violent, mais au contraire très sensible au mal que subissent les enfants ». Selon lui, ces gamins avaient en fait une chance unique de grandir auprès de personnes qui respectaient leur sexualité précoce, leur assurant ainsi un épanouissement qu’ils ne trouveraient pas ailleurs. Kentler s’est félicité d’avoir fait abandonner les charges contre trente accusés de pédocriminalité grâce à son expertise. Et pendant ce temps-là, les autorités continuaient à placer de nouvelles petites proies dans des foyers malsains, et c’est ainsi que mon frère, ma sœur et moi avons atterri chez celui qui allait devenir notre père, Klaus Brauner, qui a pu nous violer et nous maltraiter pendant toutes ces années, en toute légalité.

Grace resta muette un instant, sous le choc de ces révélations.

— Pour… Pourquoi n’a-t-on jamais entendu parler de tout ça ? réussit-elle finalement à bredouiller.

— Parce que les faits sont anciens, pour beaucoup prescrits et que les différentes administrations se serrent les coudes. En 2020, l’université allemande de Hildesheim a publié un rapport officiel de cinquante-sept pages que j’ai lues et relues des dizaines de fois. Ce compte rendu décrit tout ce que je viens de te dire et précise même qu’il existe un millier de dossiers dans les sous-sols de l’administration de l’éducation du Sénat de Berlin sur cette affaire, mais leur accès a été refusé aux chercheurs universitaires mandatés par la mairie de Berlin. Ce qui signifie deux choses : premièrement, que des fonctionnaires allemands propédophiles ou pédocriminels eux-mêmes sont toujours en poste ou coulent une retraite tranquille ; deuxièmement, que l’on est probablement face au plus vaste réseau organisé de toute l’histoire contemporaine.

— Mais tu viens de dire qu’il y avait eu un rapport officiel. La presse a donc été informée. Cela aurait dû faire la une de tous les journaux, au moins en Europe.

— Il y a eu quelques articles très discrets dans certains pays le jour de la sortie du rapport. Et puis, plus rien. Pas de suivi, pas d’investigation journalistique pour essayer de creuser les faits. Pourtant, je crois qu’il y a bien plus à trouver que ce qu’on imagine.

— C’est-à-dire ?

Lukas fit rouler entre ses doigts une frange du plaid sur lequel il était assis.

— Je n’en suis pas sûr, mais ce réseau a rassemblé des gens qui ont réussi l’impensable et qui, aujourd’hui, vivent dans l’impunité la plus absolue. J’ai l’intuition que ces individus intouchables et consumés par le désir de domination ne partagent pas uniquement leur goût pour la souffrance infantile. Ils ont une ambition… plus vaste.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça, au-delà de ton intuition ?

Il plaqua ses mains sur ses tempes, frottant sa peau, comme un autre se passerait du baume pour soulager une douleur.

— Quand notre père adoptif invitait des connaissances à la maison, ses amis et lui commençaient par se faire plaisir en usant et abusant de nous… et, quand ces ordures étaient satisfaites, il nous enfermait dans notre chambre. Puis cette sinistre assemblée se réunissait dans le salon jusque tard dans la nuit pour échanger sur de nombreux sujets. À partir de l’âge de quinze ans, j’ai commencé à quitter ma chambre par la fenêtre pour aller écouter ce qu’ils disaient. Je ne comprenais pas grand-chose, si ce n’est qu’ils discutaient de politique, d’économie, de culture. Ils parlaient fort et avaient l’air sûrs d’eux. Mais ils finissaient toujours par baisser la voix, quand l’un des membres déclarait qu’il était temps d’évoquer « le plan ». Alors, je ne parvenais plus à distinguer quoi que ce soit.

Il se mit à sourire et laissa échapper un ricanement.

— Si, parfois leurs mots résonnaient de nouveau, et avec une telle… révérence, voire crainte, que je guettais ce moment. Entendre toutes ces pourritures arrogantes et prétentieuses mentionner quelqu’un avec des trémolos dans la voix était tellement saugrenu… et pitoyable.

— Qui ?

— Je n’ai jamais pu connaître l’identité de cette personne, ni même su s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Ils disaient qu’ils n’avaient jamais vu son visage. Ils l’appelaient seulement « le Passager ».

Загрузка...