Depuis cinq jours, Carcagne, Escargasse et Gringaille, dans leur grotte plantureusement approvisionnée, menaient une existence béate, une vraie vie de cocagne, exempte de tout souci. Ils engraissaient et ne demandaient qu’une chose: que cela durât toujours.
Là-haut, les poules continuaient régulièrement à les fournir d’œufs frais. Pour l’instant, ils n’ambitionnaient plus qu’une chose: se procurer des vêtements convenables pour remplacer les loques qui les recouvraient plutôt mal que bien.
Carcagne, toujours un peu simple, avait insinué qu’on obtiendrait facilement ce résultat en vendant les armes et la poudre dont les coffres étaient pleins. Gringaille s’y était opposé.
– Je crois, dit-il, que nous pouvons disposer sans scrupule de tout ce qui est ici. Cependant, pour ce qui est de la poudre et des armes, n’y touchons pas avant d’avoir avisé messire Jehan. Même, si vous voulez m’en croire, nous visiterons ces armes et les mettrons en état, s’il y a lieu. On s’ennuie ferme ici, ce nous sera une distraction.
À quel mobile obéissait Gringaille en donnant ce conseil? Il aurait été bien en peine de le dire. Il est probable qu’il avait donné sincèrement son impression en disant que cette occupation tuerait un peu le temps. Car ils ne sortaient pour ainsi dire pas de leur gîte souterrain.
Toujours est-il qu’en suite de cette décision, ils se mirent à fourbir les armes comme s’ils étaient à la veille d’une entrée en campagne. Et ils s’acquittèrent en conscience de cette besogne. Bientôt les armes furent propres, brillantes, bien graissées, comme lorsqu’elles étaient neuves.
Ce jour, qui était le cinquième de leur séjour dans ce lieu de bombance, était aussi le douzième que Jehan passait chez Perrette la Jolie. C ’était un mercredi, et la lavandière devait aller livrer son ouvrage à l’abbaye.
Elle partit, accompagnée comme d’habitude, par une ouvrière qui portait le linge dans un grand panier. Cette ouvrière était coiffée d’une capeline brune qui tombait sur les épaules, encadrait le visage et le cachait presque en entier. Cette coiffe était celle de toutes les femmes du peuple d’un certain âge. À part, bien entendu, les jeunesses et quelques dévergondées qui tenaient à faire admirer leurs traits. Celle-ci était une femme sérieuse. De plus, elle ne devait pas être bien portante, car elle avait autour du cou une grosse écharpe de laine qui lui remontait jusque sur le nez.
Les deux femmes s’engagèrent dans le chemin qui, de la croix, conduisait à l’abbaye. Elles se trouvèrent brusquement en face d’un homme qui descendait. Cet homme, c’était Saêtta.
Perrette éprouvait pour lui une profonde antipathie. Pourtant, il s’était toujours montré relativement doux avec elle. Ceux qui aiment réellement ont souvent de ces intuitions inexplicables. La rencontre n’était pas agréable à la jeune fille… ni à son ouvrière, paraît-il, car celle-ci eut un brusque haut-le-corps. Mais il n’y avait pas moyen de l’esquiver. Elle essaya quand même de passer en adressant un sourire au Florentin.
Celui-ci, malheureusement, ne l’entendit pas ainsi. Il barra résolument la route.
– Tu es bien fière, ma fille! railla-t-il. Tu ne daignes pas dire bonjour aux anciens?
Chose bizarre, et qui redoubla le trouble de la jeune fille, Saêtta, en lui parlant, fixait avec insistance ses yeux ardents sur l’ouvrière, qui baissait le nez, ramenait sur son visage les fronces de sa vaste capeline.
– Je ne suis pas fière, monsieur Saêtta, je vais livrer de l’ouvrage aux dames et je suis en retard… C’est pourquoi je vous prie de nous laisser passer, mon ouvrière et moi.
Perrette dit cela doucement, mais avec fermeté. En même temps, elle voulut passer.
– Un instant, que diable! fit Saêtta en barrant de nouveau le passage. Tu as donc des ouvrières, maintenant? Peste! mes compliments, ma fille, te voilà donc patronne?…
Et se penchant sur elle, de son air le plus sérieux, mais avec une lueur malicieuse au coin de l’œil:
– Ah! c’est là ton ouvrière!… Per Bacco! sais-tu que, pour une fille sage comme toi, il est compromettant de se montrer avec une pareille ouvrière?… Au moins devrais-tu lui demander de sacrifier cette coquine de moustache qui pointe là… bien malencontreusement.
Perrette demeura muette de saisissement. Son ouvrière rabattit une seconde l’écharpe qui lui couvrait le bas du visage, et Saêtta, stupéfait de reconnaître Jehan le Brave, s’écria:
– Comment, c’est toi, mon fils!…
– Ma petite Perrette, dit doucement Jehan, marche devant… J’ai besoin de dire deux mots à Saêtta.
Docilement, Perrette obéit et poursuivit lentement son chemin. Jehan gronda:
– Es-tu fou de m’arrêter ainsi?… Puisque tu m’as reconnu, tu aurais pu penser que si je me promène ainsi accoutré, c’est que j’ai de bonnes raisons…
– Mais je ne t’avais pas reconnu, dit Saêtta sincère. Ce bout de moustache qui dépassait m’avait intrigué… j’ai voulu savoir.
– Eh bien! gronda furieusement Jehan, en proie à une terrible colère froide, que veux-tu savoir? Parle!… J’ai du temps à perdre, beaucoup de temps à perdre…
Saêtta comprit parfaitement l’ironie de ses paroles. Il vit très bien dans quel état de fureur était Jehan. Mais il avait sans doute des raisons à lui de savoir ce que méditait celui qu’il appelait son fils. Il feignit de ne pas comprendre et vivement, en baissant la voix:
– Une seconde! que diable! tu n’en mourras pas!… Alors, tu es sur la trace du…
– Du trésor, oui!… Je touche au but!…
– Et moi qui croyais que tu avais renoncé!… s’écria Saêtta. Jehan haussa rageusement les épaules:
– Tu ne me connais donc pas… Il y a quinze jours, je suis venu rôder par ici… Ils me sont tombés une vingtaine dessus… Je ne sais pas comment je suis encore vivant!… Ah! la place est bien gardée, je t’en réponds!… Mais on ne pense pas à tout… Sous ce déguisement, j’entre à l’abbaye… Dans une heure, quand j’en sortirai, je saurai où sont cachés les millions… Et ils auront beau multiplier les précautions, couvrir la montagne d’espions, de soldats déguisés et d’assassins, c’est moi qui les aurai. Entends-tu, Saêtta?… ils seront à moi, les millions. Ta curiosité est-elle satisfaite? Puis-je passer enfin?…
– Va, va, mon fils, dit vivement Saêtta dont les yeux étincelaient. Attends que j’arrange cette écharpe… Tu aurais mieux fait de couper tes moustaches… Va… Et bonne chance!
Débarrassé de l’importun, Jehan rattrapa Perrette en quelques enjambées. Et en marchant, il songeait à part lui:
– Voilà! si ce que je crois est vrai, la porte de l’abbaye sera gardée et nous ne pourrons pas sortir!… Saêtta va agir!… Malédiction! échouer si près du but, après douze jours, mortellement longs, passés à prendre les précautions les plus minutieuses… Et cela parce que ma mauvaise étoile a jeté sur mon chemin au dernier moment, ce sacripant de Saêtta… Et si je me trompe, pourtant, si je l’ai soupçonné à tort?… Oui, c’est possible, cela!… Mais je ne suis pas sûr de me tromper non plus. Donc, il me faut agir comme si j’avais deviné juste… Ceci bouleverse complètement mon plan primitif… Il le faut cependant.
Et à voix basse, il donna de nouvelles indications à Perrette qui l’écoutait attentivement et approuvait doucement de la tête, de son air sérieux.
Saêtta le regarda s’éloigner, un sourire étrange aux lèvres. Puis, piquant droit à travers la montagne, il s’en fut rejoindre le chemin de gauche qui, on se le rappelle, passait sur le côté de la chapelle et allait à la fontaine du But.
Il y avait, au centre de l’enceinte palissadée, une ouverture par où les ouvriers enlevaient la terre et les gravois qu’ils allaient jeter plus loin. Le jour, pendant les travaux, on adaptait là une porte à claire-voie. Le soir, on bouchait complètement cette ouverture. Saêtta alla se poster devant cette porte et demeura là, ostensiblement. Ce qu’il avait prévu arriva. Un gentilhomme, à l’intérieur de la palissade, s’approcha de la porte et demanda sur un ton plutôt rude:
– Que désirez-vous, mon brave?
Sans se démonter, Saêtta répondit tranquillement:
– Je désire parler à M. l’officier de service… Communication de la plus haute importance.
Le gentilhomme le regarda jusqu’au fond des yeux et, ouvrant la porte, il sortit en disant:
– L’officier de service, c’est moi.
– Je m’en doutais, sourit Saêtta.
Et, emmenant l’officier à l’écart, il se mit à lui parler avec volubilité.
À peine Saêtta avait-il tourné le dos à la croix, grimpant lestement la montagne qu’un homme se dressa du fond du fossé où il était couché. C’était le moine Parfait Goulard. Il regarda un instant Saêtta qui grimpait là-haut et le chemin par où Jehan et Perrette avaient disparu. Il tourna le dos à la montagne et descendit vers la croix. Il titubait outrageusement et, tout à coup, il se mit à chanter à tue-tête.
De l’autre côté du chemin, en face du fossé d’où venait de surgir l’ivrogne, presque au bord du chemin, à deux pas de l’endroit où Jehan s’était entretenu avec Saêtta, il y avait un gros chêne touffu. Presque contre ce chêne, se dressait une énorme roche. Au pied de cette roche, à l’ombre de l’arbre géant, un homme était étendu. Saêtta, en s’élançant, était passé à deux pas de lui sans le voir. Cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan.
Pardaillan se redressa lentement, comme l’avait fait Parfait Goulard. Il avait cette physionomie extraordinairement froide, quelque peu hérissée, indice d’une violente émotion. Il regarda le moine qui arrivait à la croix et il songea:
– Quand je l’ai vu passer, ce moine paraissait ivre. Cela ne m’a pas surpris, car j’avais reconnu le personnage. Lorsqu’il s’est caché brusquement, lorsqu’il est sorti de son trou, ses mouvements et sa physionomie dénotaient un homme parfaitement maître de soi… Et maintenant, le voilà plus ivre que jamais; il s’en va titubant et braillant comme un âne!… Qu’est-ce que cela veut dire?…
Il se retourna du côté de Montmartre et regarda Saêtta qui approchait de la chapelle. Il murmura:
– Voilà donc le Saêtta?… C’est M. Guido Lupini!… Morbleu! j’en avais l’intuition!… J’aurais dû suivre ma première pensée qui était de l’aller trouver et l’obliger à s’expliquer un peu.
Il demeura un moment plongé dans une profonde rêverie, les yeux fixés sur la chapelle, sans la voir. Il pensait:
– Aurai-je vraiment cette incroyable malchance? Quoi! je retrouverai mon fils pour apprendre, en même temps, que c’est un misérable voleur! Est-ce possible? Allons donc! Pourtant, par Pilate! je l’ai entendu de mes propres oreilles, il y a un instant! Et je n’aurais jamais cru éprouver pareil déchirement.
Il réfléchit un instant, et se secouant:
– Bah! ne nous hâtons pas de le juger. Le jeune homme est intelligent. Le peu que je lui ai dit sur celui qu’il appelle son père a éveillé sa méfiance. Je l’ai bien vu! Qui sait si ce qu’il a dit là n’est pas pour amener l’autre à se démasquer? Enfin, attendons, nous verrons bien.
Il regarda Saêtta qui, à ce moment, contournait la palissade de la chapelle et il grommela:
– Je me doute de ce que fait là-haut ce chenapan! Je le retrouverai. Voyons un peu le moine. Je suis curieux de voir si ce que je pense va se produire.
Il s’accota de son mieux, à moitié étendu sur l’herbe maigre qui poussait là et se mit à épier Parfait Goulard qui descendait péniblement en – braillant à gorge déployée. Parfait Goulard, comme Pardaillan, n’avait pas perdu un mot du rapide entretien entre Jehan et Saêtta. Lorsqu’il sortit du fossé où il s’était tapi, il se dit:
– Saêtta est allé le dénoncer aux hommes de M. de Sully… C’est évident! Mais ce vieux fou rêve de vengeances compliquées… c’est son affaire. Ce qui me regarde, moi, c’est que le fils de Fausta devient très gênant… En conséquence, il faut qu’il disparaisse… l’occasion est bonne… Quand il sortira du couvent, il sera cueilli sitôt la porte franchie. Je vais faire aviser Concini, il ne le manquera pas… Surtout s’il suit à la lettre mes instructions.
C’est après avoir pris cette décision que Parfait Goulard s’était mis à chanter. Il s’engagea sur la route qui, passant devant la maison de Perrette et le château des Porcherons, conduisait à la ville, par la porte Saint-Honoré.
Il n’avait pas fait cinquante pas qu’un moine parut sur la route, sans qu’on pût dire d’où il était sorti. Pardaillan le vit tout de suite et il murmura:
– J’en étais sûr!… Regardons.
Parfait Goulard avait aperçu le moine. En titubant, il tomba sur lui, s’accrocha désespérément à son froc, se pendit à lui, retrouva son équilibre et voulut l’embrasser. Il y eut une lutte épique entre lui et le moine. Celui-ci se secoua, rua, se déroba, et finalement l’envoya, d’une forte bourrade, rouler sur la route, où il demeura les quatre fers en l’air, beuglant plus éperdument que jamais.
Le moine partit à fond de train, comme s’il avait eu le diable à ses trousses, en proférant des imprécations et des anathèmes contre l’ivrogne, opprobre de l’Église. Parfait Goulard se releva péniblement et s’en alla, en zigzaguant, vers la ville. Pardaillan avait assisté à toute la scène de loin. Il traduisit son impression par ces deux mots:
– Merveilleux comédiens!…
Il se releva alors et remonta, en flânant, vers la chapelle.
Quant au moine, cinq minutes plus tard il avait eu un entretien avec Roquetaille, un des lieutenants de Concini. À la suite de cet entretien, un homme avait sauté à cheval et était parti ventre à terre dans la direction de la ville.