Il y avait environ un mois que Bertille avait disparu.
On avait entouré la chapelle du Martyr d’une haute palissade et on avait commencé les fouilles. Dès les premiers coups de pioche, on avait mis à découvert les hautes marches d’un escalier. Preuve que les indications contenues dans les fameux papiers étaient exactes. Ce dont on n’était pas autrement sûr jusque-là.
Ce premier résultat acquis, on avait décidé de mener les travaux avec circonspection. À seule fin de détériorer le moins possible la crypte où, aux temps lointains de la persécution des chrétiens, le bienheureux saint Denis rassemblait son troupeau de fidèles autour du modeste autel de pierre.
Ceci pour donner satisfaction à Marie de Beauvilliers. L’abbesse n’oubliait pas que lorsque la chapelle souterraine serait dégagée, elle deviendrait un lieu de pèlerinage. Source de profits appréciables pour l’abbaye.
Le père Coton, confesseur de Sa Majesté, avait réussi à se faire nommer directeur des travaux. Le roi et la reine croyaient également pouvoir compter sur son dévouement. Nous savons, nous, qu’il n’était qu’un instrument docile aux mains d’Acquaviva.
Bien entendu, il n’avait pas été soufflé mot du trésor. Les fouilles avaient pour but officiel de dégager la chapelle souterraine du saint. Œuvre pieuse. Et c’est pourquoi le choix d’un religieux, comme directeur, avait paru tout indiqué.
Coton surveillait donc et dirigeait les travaux. En même temps, il gardait les abords de la chapelle. Ces abords n’étaient pas interdits au public, mais un vaste réseau d’espionnage avait été établi. On pouvait circuler librement sur la montagne. Quant à passer inaperçu aux environs de la chapelle, il ne fallait pas y compter. Des yeux invisibles, toujours en éveil, épiaient les moindres gestes du plus inoffensif des passants.
Coton s’était adjoint un certain nombre de religieux qui se chargeaient de cette surveillance. Il est à noter qu’aucun de ces religieux n’appartenaient à la Société de Jésus… notoirement, du moins. Il est à supposer qu’ils avaient été choisis à bon escient.
Indépendamment de ces précautions, prises au nom du roi et de la reine, et approuvées par eux, Sully et Concini, qui se méfiaient l’un de l’autre, avaient pris leurs petites dispositions secrètes, chacun de son côté. Si bien que, sans qu’il y parût, les environs de la chapelle se trouvaient, autant dire, en état de siège.
Concini se croyait si sûr de triompher qu’il avait pris, pour remplacer Jehan le Brave, Gringaille, Escargasse et Carcagne, quatre gentilshommes authentiques. C’étaient MM. d’Eynaus, de Roquetaille, de Longval et de Saint-Julien. Quatre jeunes gens dont l’aîné n’avait pas vingt-six ans et le plus jeune vingt-deux à peine.
Dans son esprit, ces quatre gentilshommes devaient constituer le noyau de l’imposante garde qu’il comptait attacher à sa personne, quand il serait devenu le maître.
Pour l’instant, les quatre nouveaux séides du Florentin avaient pour unique mission de rechercher Jehan le Brave et de le prendre vivant. Concini leur avait promis vingt mille livres à se partager le jour où ils le lui livreraient pieds et poings liés.
Les quatre jeunes gens, qui étaient forts et braves, et le savaient, avaient pensé que quatre hommes comme eux, pour en prendre un seul, c’était trop de deux, au moins, en admettant que celui dont ils devaient s’emparer fût doué d’une force peu commune. Ils ne connaissaient pas Jehan le Brave.
Concini le connaissait, lui. Et il n’oubliait pas Escargasse, Carcagne, Gringaille qui l’avaient déjà trahi pour Jehan et se joindraient à lui. Ce qui fait qu’il n’avait pas hésité à engager, pour toute la durée des travaux, une trentaine de coupe-jarrets.
Ceux-là, par escouade de huit hommes, avaient été placés sous les ordres de Saint-Julien, Longval, Roquetaille, Eynaus. Une de ces escouades de sacripants devait se tenir à demeure aux alentours de la chapelle. Concini, en effet, n’oubliait pas non plus que Jehan chercherait à s’emparer du trésor. Il prenait donc ses précautions en conséquence. Jusqu’à ce jour, Concini et ses hommes n’avaient pu mettre la main sur celui qu’ils cherchaient.
Il ne se cachait guère cependant. Mais il se déplaçait sans cesse et, poussé par l’instinct, il dirigeait ses recherches de préférence vers les faubourgs et les environs de la ville. Depuis un mois que duraient ces recherches, il n’était pas plus avancé qu’au premier jour. Il était découragé, déprimé, et commençait à envisager sérieusement la possibilité d’en finir par un bon coup de dague.
Ce jour-là, qui était le treize du mois de juin, Jehan avait passé la matinée à battre les faubourgs de la rive gauche, depuis la butte Copeau jusqu’à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Ce qui représentait un assez joli ruban de route.
En revenant par le Pont-Neuf, il s’était engagé dans la rue de l’Arbre-Sec. Il s’était oublié longtemps à rêver sous la fenêtre hermétiquement close de l’ancien logis de celle qu’il ne cessait de chercher. Et il était parti en soupirant.
Le cerveau vide de pensée, le cœur déchiré, en proie à un sombre accès de désespoir, il allait d’un pas machinal, sans avoir conscience des lieux qu’il traversait. Il se trouva rue Saint-Honoré. Il la descendit et passa la porte sans s’en apercevoir.
Ce jour-là était le jour du marché aux chevaux, qui se tenait au bas de la butte Saint-Roch, couronnée de ses deux moulins. La butte Saint-Roch, on le sait, était située non loin de la porte, à droite en sortant de la ville. L’endroit était donc extrêmement animé. Jehan, toujours absorbé, se perdit dans la foule.
Le long du fossé, entre les portes Montmartre et Saint-Honoré, il y avait une bande de terre, plantée d’arbres à ses deux extrémités. C’était un «palmail» semblable à celui qui se trouvait le long de l’Arsenal et où Pardaillan s’était arrêté.
Jehan le Brave s’attarda à regarder les joueurs. En réalité, il ne les voyait pas. En ce moment, il vivait dans ses rêves douloureux, transporté au-delà de la réalité. Il ne voyait et n’entendait rien. La lassitude l’avait arrêté là sans qu’il en eût conscience.
En ce moment, escorté de ses quatre gentilshommes, Concini parcourait le marché. Il aperçut Jehan qui lui tournait le dos. Et ses yeux étincelèrent, ses lèvres s’arquèrent en un rictus terrible, sa main se crispa sur la poignée de son épée, et il se ramassa comme le fauve qui s’apprête à bondir.
Sauter sur le bravo, le saisir, l’emporter, avant qu’il pût se reconnaître: telle fut sa première pensée. Il jeta un coup d’œil sanglant autour de lui et secoua furieusement la tête. Au milieu de cette cohue, le coup de main était impossible. Il le comprit et grinça des dents, mâchant de sourdes imprécations, pâle de rage, tremblant de fureur à la pensée qu’il n’avait qu’à allonger la main pour en finir et qu’au lieu de cela, l’autre allait lui glisser entre les doigts.
Un moment il eut la pensée de bondir sur le bravo, lui planter un poignard entre les deux épaules et se perdre dans la foule ensuite. C’était possible. Mais une si piètre vengeance, après ce qu’il avait rêvé!… Il hésita. Et un sourire sinistre passa sur ses lèvres, et il s’applaudit d’avoir eu la force de se contenir. Il venait de remarquer combien Jehan paraissait absent et une idée lui était venue.
Il donna des ordres brefs, s’enveloppa dans son manteau et se mit à l’écart. Un de ses hommes s’éloigna en courant. Les trois autres allèrent se placer à quelques pas de Jehan, avec l’intention de ne pas le perdre de vue. Ils n’avaient pas besoin de se cacher. L’homme ne les connaissait pas, il ignorait qu’ils étaient à Concini.
Cependant, Jehan avait repris sa promenade distraite. Les trois suiveurs, à distance, ne le lâchèrent pas d’une semelle. Concini, le chapeau sur les yeux, le manteau sur le nez, suivait de loin ses hommes.
– Joie et prospérité, à vous, messire Jehan le Brave, dit soudain une voix grave.
Jehan sursauta. Il laissa tomber sur celui qui venait de le nommer ce regard effaré de l’homme qui revient de très loin. Il se ressaisit et l’ombre d’un sourire effleura ses lèvres.
– Ah! c’est vous, Ravaillac, fit-il doucement. Joie et prospérité, dites-vous? Ventreveau! Je suis curieux de voir si votre souhait se réalisera! Quand vous m’avez abordé, je rêvais précisément d’en finir avec cette vie par un bon coup de dague… Vous voyez que la joie règne dans mon cœur. Et quant à la prospérité: trois écus, voilà toute ma fortune.
Et il éclata d’un rire strident, saccadé, qui sentait la folie.
Ravaillac le considéra d’un air de commisération profonde et ses traits se crispèrent comme s’il eût souffert lui-même de la souffrance de celui qui riait ainsi. Et il hocha douloureusement la tête.
– Je vous trouve bien pâle, dit-il. Vous avez maigri. Vos yeux sont fiévreux… Seriez-vous malade?
– Moi!… je ne me suis jamais si bien porté, mon cher! C’est ceci qui est malade.
Il s’administrait de furieux coups de poing sur le cœur.
Ravaillac pâlit. Une expression de désespoir se répandit sur son visage. Une angoisse poignante se lut dans ses yeux. Un combat violent parut se livrer en lui. Il ouvrit la bouche pour parler et il n’en sortit qu’un sourd gémissement.
À son tour, Jehan le considéra. Et à son tour son visage exprima la pitié.
– Vous aussi vous êtes bien changé!… Toujours vos sombres visions, pauvre bougre! La misère ne vous suffit pas, il vous faut y joindre d’abominables mortifications. Il faut que vous vous fassiez le bourreau de votre corps!… Vous êtes jeune, pourtant, pas mal bâti, point sot et instruit… La vie pourrait être belle, pour vous comme pour tant d’autres qui ne vous valent point. Le travail sain, le calme du foyer, la douceur de la famille. Voilà ce que vous pourriez avoir, comme tout un chacun. Voilà ce à quoi vous renoncez, pour des chimères, des folies qui vous conduiront où?… Je n’ose le dire. Ah! misère de nous!…
Et glissant son bras sous celui de Ravaillac, avec un bon sourire, il ajouta:
– Tenez, je suis riche – je vous dis que je possède encore trois écus – venez, je vous veux régaler. Un bon repas, une bonne bouteille, un estomac bien garni, en un mot, vous verrez qu’il n’y a rien de tel pour vous faire voir les choses d’un œil moins sombre. Venez.
Ravaillac, sans mot dire, le regarda avec un inexprimable attendrissement. Une larme pointa à ses paupières, glissa lentement sur sa joue maigre, alla se perdre dans sa barbe rousse et broussailleuse. Brusquement, il saisit la main de Jehan et la porta à ses lèvres.
– Que faites-vous là! s’exclama celui-ci étonné et gêné. Qui suis-je donc pour que vous me rendiez un tel hommage?
– Vous êtes la bonté même, dit Ravaillac d’une voix émue, vous oubliez vos peines et vos tourments pour réconforter un malheureux qui ne vous est rien… Si vous saviez, pourtant!
Jehan laissa peser sur lui un énigmatique regard.
– Bon! fit-il, j’en sais plus long que vous ne pensez.
Et comme Ravaillac tressaillit et levait sur lui des yeux anxieux, il se hâta d’ajouter, avec une gaieté affectée:
– Je sais notamment qu’il va être cinq heures, que j’ai oublié de déjeuner et que j’enrage de faim, j’étrangle de soif… Eh! pardieu! j’y suis!… C’est la faiblesse qui me mettait ainsi du noir à l’âme!… Venez donc, morbleu! vous verrez que nous ne serons plus les mêmes quand nous aurons la panse garnie.
Ravaillac eut une dernière hésitation. Du moins, Jehan crut qu’il hésitait à le suivre. En réalité, Ravaillac se disait ceci:
– Suis-je donc sans cœur et sans entrailles?… Quoi! tant de bonté ne m’émeut pas?… Pourquoi?… Le démon de la jalousie, toujours! Parce qu’il est aimé… et que je ne le suis pas!… Il a pitié de moi, lui!… Et moi, je n’aurais pas pitié de sa jeunesse… je le laisserais sombrer dans le désespoir!… Est-ce possible?… Eh bien, non!… Je ne suis pas un homme, moi! Je suis et je veux rester le justicier. Je dois m’élever au-dessus des faiblesses humaines. Si je ne parle pas, je deviens indigne de la mission qui m’est dévolue… Je parlerai, il le faut… je dois me purifier par le sacrifice.
Sa résolution prise, le calme rentra dans son âme, ses traits prirent une expression de sérénité qui le transfigurait et docilement, il suivit son guide.
Ils entrèrent dans une guinguette et se mirent sous une tonnelle. Sous la tonnelle d’en face, les hommes de Concini vinrent s’attabler. Ils ne pouvaient pas entendre, mais ils voyaient leur homme. Cela leur suffisait, paraît-il.
Jehan jeta un écu sur la table et, à l’hôte accouru, il commanda:
– À boire et à manger, jusqu’à concurrence de l’écu que voici. Et se tournant vers Ravaillac, avec une grande douceur:
– Il me reste encore deux écus. Partageons en frères.
Ravaillac, à ce dernier mot, tressaillit encore une fois. Et il jeta sur le jeune homme qui lui glissait son écu dans la main un regard où il y avait tout à la fois: de l’affection fraternelle, de la reconnaissance et du désespoir.
Les premiers moments furent silencieux. Ils avaient faim tous les deux. Jehan n’avait pas menti: il avait oublié de déjeuner. Quant à Ravaillac, le pauvre hère jeûnait plus souvent qu’à son tour. Quand leur appétit fut apaisé, ce fut Ravaillac qui reprit l’entretien.
– Pour que vous ayez songé au suicide, il faut que vous soyez malheureux au-delà du possible. Un homme de votre trempe ne se laisse aller à de telles idées que lorsque la mesure est comble à déverser.
Jehan se trouvait à une de ces minutes où le cœur a besoin de s’épancher. Il faut le laisser parler si on ne veut le faire éclater. Il se raidit cependant. Pourquoi? Parce qu’il était un peu de cette espèce de concentrés qui gardent jalousement leurs peines pour eux.
Ce fut plus fort que lui: il parla. Il eut beau se raisonner, se morigéner, rien n’y fit. Une force mystérieuse, irrésistible le contraignit à se confier à ce malheureux qu’il ne connaissait, somme toute, que pour lui avoir fait la charité. Pourtant, comme il avait deviné la secrète passion de Ravaillac, en qui il ne pouvait voir un rival, il eut cette délicatesse de passer sous silence tout ce qui pouvait être de nature à le froisser ou le chagriner.
Mais, sans le nommer, il dit l’attentat de Concini et qu’il était arrivé à temps pour sauver la jeune fille. Et qu’il l’avait conduite en une maison où il la croyait bien en sûreté. Et qu’elle avait disparu mystérieusement. Et ses inlassables recherches et leur peu de succès.
Ravaillac l’écouta gravement, hochant la tête ici, approuvant là. Sa résolution de renseigner le jeune homme se confirmait dans son esprit. Pourtant il ne parla pas encore. On eût dit qu’il tenait à s’assurer que Jehan était réellement à bout de force et de courage, et que son sacrifice lui sauverait bien la vie. Peut-être, plus simplement, sans s’en rendre compte, reculait-il le moment fatal, ne se sentant pas encore assez de courage pour braver la douleur.
Quoi qu’il en soit, il dit en baissant la voix:
– Elle a vu que le… roi rôdait autour de sa demeure. Elle s’est mise hors d’atteinte. Elle a bien fait. C’est une brave et honnête fille.
Jehan tressaillit. Ce n’était pas une hypothèse qu’émettait là Ravaillac. Il affirmait, comme s’il avait été sûr de son fait.
– Vous vous trompez, dit-il en le regardant fixement. Elle n’avait rien à craindre du roi. Absolument rien, vous entendez.
Ravaillac le regarda d’un air effaré. Il était devenu livide, il tremblait. Une inquiétude mortelle se lisait dans ses yeux. Il bégaya:
– Vous êtes sûr?
– Très sûr! Le roi n’est pour rien là-dedans, vous dis-je. Elle a des ennemis, elle est tombée dans quelque piège infâme, adroitement tendu.
Ravaillac savait bien qu’il pouvait s’en rapporter à lui. Il le crut et dans son esprit chaviré, il sanglota:
«Mais alors, elle est en danger?… Et depuis un mois que je le sais, je ne dis rien. Et s’il lui arrive malheur?… Si elle est morte?… C’est moi qui l’aurai tuée!… Moi!… Est-ce possible?… Malédiction sur moi!»
Et brusquement, sans plus hésiter:
– Écoutez, dit-il d’une voix blanche, je n’ai rien dit jusqu’ici parce que je croyais sincèrement qu’elle était partie pour échapper à l’autre. Je me suis trompé, je le vois. Je vais tout vous dire… Fasse le ciel qu’il ne soit pas trop tard!…
Et il dit comment il avait rencontré Bertille en compagnie d’une vieille paysanne. Qu’il l’avait suivie et vue entrer à l’abbaye de Montmartre, d’où elle n’était pas ressortie.
Jehan n’en avait pas écouté davantage. Il avait agrafé son ceinturon et il était parti comme un ouragan. Il n’alla pas loin. Avec la même impétuosité, il revint sous la tonnelle, saisit les deux mains de Ravaillac, les serra à les lui briser et, à voix basse, dans la figure, les yeux dans les yeux:
– Service pour service, dit-il. Tu viens de me sauver du désespoir, je veux te sauver à ton tour, et le sauver lui aussi, lui… Tu sais de qui je veux parler.
Et l’attirant à lui, d’une voix plus basse encore:
– Écoute, Ravaillac, tu veux tuer le roi parce que tu l’as vu rôder autour d’elle et que tu es jaloux? Ne dis pas non! Je sais ce que je dis. Eh bien, je ne peux pas te laisser commettre ce crime. Le roi, Ravaillac, c’est son père! Comprends-tu? Son père!… Maintenant, va le frapper, si tu l’oses!
Et il le lâcha.
Ravaillac poussa un sourd gémissement et demeura pétrifié, les yeux hagards, regardant sans le voir, Jehan qui s’éloignait définitivement cette fois.