Pendant qu’il ferraillait, Jehan avait entendu comme un bruit de verrous tirés avec précaution. Il avait compris. Il n’avait pas été étonné. Sa première pensée avait été:
– Pardieu! je savais bien que je ne pouvais pas mourir avant!…
Et il s’était tenu prêt, glissant la main derrière son dos, tâtant la porte qui tremblait. Et pendant ce temps, il appelait à lui tout ce qui lui restait de forces et concentrait tout son effort à écarter les lames les plus menaçantes.
Brusquement, il avait senti que la porte s’ouvrait toute grande derrière lui. Sans se retourner, sans regarder, il avait fait un bond en arrière. Au même instant, quelqu’un poussait la porte, mettait les verrous, donnait un double tour de clé et – suprême précaution ou geste machinal d’affolement – faisait disparaître la clé.
Ceci s’était passé en moins d’une seconde.
La nuit commençait à tomber. Jehan vit une fine silhouette de jeune femme, vêtue comme une ouvrière. Il n’eut le temps ni de la regarder ni de la remercier. Elle murmura: «Silence!» et demeura penchée sur la porte, écoutant attentivement, lui tournant le dos.
– Ils s’en vont, dit la jeune femme en se redressant. Venez. Et elle se retourne vers lui.
C’est une adorable jeune fille, de taille un peu au-dessus de la moyenne, mince, frêle, délicate. Un teint d’une éblouissante blancheur, une merveilleuse couronne de cheveux châtain clair. Des attaches et des extrémités aristocratiques. Une inconsciente dignité dans les attitudes. Un visage sérieux, comme voilé de mélancolie. C’est une petite ouvrière parisienne.
Jehan le Brave s’incline avec grâce devant elle:
– Madame, commence-t-il.
Et il s’interrompit pour s’exclamer:
– Eh mais!… C’est toi, Perrette!… Ma petite sœur jolie!… Perrette, la sœur de Gringaille, la bien-aimée de Carcagne – car c’est bien elle – Perrette sourit gracieusement. Et son sourire est plein d’un charme ingénu. Mais, à ce mot de sœur, une crispation passe sur son joli visage. Ombre très fugitive d’ailleurs. Le frais sourire reparaît aussitôt sur ses lèvres vermeilles.
Jehan l’avait saisie, soulevée, et il appliquait sur ses joues veloutées deux baisers tendrement fraternels. Elle avait pâli d’une manière imperceptible. Et elle dit ce seul mot:
– Venez.
– Plus étourdi par l’imprévu de cette rencontre que par la lutte épique qu’il venait de soutenir, Jehan la suivit machinalement jusqu’à la maison qui se dressait au centre du jardin.
Le rêve, très ancien déjà, de Perrette, avait été de devenir la femme de Jehan. C’est dans cette idée qu’elle avait su se garder pure dans un milieu où la pureté était inconnue. Pour cela et aussi, il faut bien le dire, par une inconsciente fierté native. Depuis quelque temps cependant, elle avait bravement renoncé à son rêve.
Fine, intelligente, d’un caractère exceptionnellement sérieux, le cœur très haut placé, une pointe d’orgueil, toutes ces qualités réunies remplaçaient chez elle l’instruction et l’éducation absentes, ou à peu près.
Elle avait senti que Jehan était d’une autre race qu’elle et les siens.
Certainement, un jour ou l’autre, on connaîtrait sa naissance, et cette naissance ne pouvait manquer d’être illustre. Alors, elle s’était dit: «Il ne peut pas être à moi. Il ne le sera jamais. Le mieux est de ne plus y penser.»
Comme elle était très jolie et qu’elle le savait, nous n’oserions pas affirmer que, tout en renonçant, elle ne gardait pas un peu d’espérance. Mais elle avait mis son orgueil à cacher soigneusement ses sentiments secrets. Grâce à une volonté de fer, elle pouvait croire qu’elle avait réussi, sinon à les étouffer, du moins à les dissimuler.
Les choses avaient été ainsi jusqu’au jour où elle s’était aperçue que le cœur de Jehan était pris… pour une autre qu’elle. Bien que prévu et attendu, le coup n’en avait pas moins été rude. Mais, à force de volonté, elle avait fini par se dompter. Et comme, sous son apparence tranquille et sérieuse, elle cachait une sensibilité extrême, s’exaltant à plaisir les bienfaits – réels – de Jehan, elle s’était imposé de n’avoir pour lui que des sentiments de reconnaissance et d’amitié fraternelle.
Cependant, si remarquable que fût l’empire qu’elle avait sur elle-même, on comprend qu’un tel renoncement ne pouvait pas aller sans quelques déchirements. De là les émotions passagères qu’il nous faut noter lorsqu’elles se produisent.
Perrette fit entrer Jehan dans la pièce qui lui servait d’atelier. Il y avait là tout l’attirail de la repasseuse de fin, avec sa grande table encombrée de lingerie amidonnée, et les flots de dentelles et de dessous luxueux, bien empesés, étendus sur des cordes.
Avant d’entrer, Perrette, en ménagère avisée et en femme de tête, avait appelé une de ses ouvrières, forte gaillarde d’une cinquantaine d’années, moitié lavandière, moitié servante, qui répondait au nom de Martine. Discrètement, Perrette lui avait donné des instructions.
Jehan, tout étourdi encore, n’y fit pas attention, et d’une voix qu’il s’efforçait de rendre joyeuse, mais qui était émue malgré lui, il s’écria:
– Comment es-tu arrivée si fort à propos pour me sauver?… Car je te dois la vie… Perrette. Sans toi, c’en serait fait de Jehan le Brave.
– Bon, fit-elle avec cet air sérieux qui lui était particulier, quand vous sauvez la vie aux autres, vous ne le criez pas si haut, monsieur… Faut-il faire tant de bruit pour une porte ouverte à propos?
Jehan se mit à rire pour cacher son embarras.
– Enfin, reprit-il, comment t’es-tu trouvée là? Que fais-tu ici?
– Mais, monsieur, je suis chez moi, ici!
– Ah bah!… Tu as donc quitté Paris pour la campagne?
– Vous le voyez bien.
– Tu as donc fait fortune?
– Non, mais mon frère m’a donné une grosse somme avec laquelle je me suis établie. Mes affaires vont très bien… Si cela continue, je deviendrai trop riche.
– Ce n’est pas ce qui te fera perdre ton petit air sérieux et tranquille, observa Jehan en riant de bon cœur.
– Faut-il que je me mette à danser comme une folle parce que j’ai eu la chance de trouver quelques bonnes clientes?
– La chance!… la chance!… dis plutôt: ta gentillesse, ton travail acharné, ton…
– Vous feriez bien mieux, interrompit Perrette, de ne pas vous agiter ainsi. Ne pourriez-vous vous asseoir tranquillement… Il me semble que vous devez en avoir besoin…
– Eh mais! interrompit à son tour Jehan, que fabriques-tu là?
– Vous le voyez: des compresses, de la charpie.
– Pourquoi faire? bon Dieu!
– Pour vous soigner, monsieur.
– Mais je n’ai rien! protesta énergiquement Jehan.
– Qu’en savez-vous? Qui vous dit que vous n’êtes pas blessé plus sérieusement que vous ne pensez?
– Je le sens bien, cornes de veau!
– C’est ce que nous verrons! fit Perrette, avec une douce obstination.
– Et celle-ci, que fait-elle? fit Jehan, en désignant Martine, qui s’activait de son côté.
– Elle dresse un lit pour vous reposer. Elle prépare un repas pour vous restaurer. Si toutefois vos blessures vous permettent de manger.
– Tu penses donc que je vais me goberger ici? fit Jehan avec une indignation comique.
Elle le regarda de son air sérieux, et sans émotion apparente:
– Durant des semaines et des semaines, vous nous avez soignées, ma mère et moi, sans une seconde de défaillance. Si je suis vivante, c’est à vous que je le dois… Et je ne vous suis rien, quoique vous m’appeliez votre petite sœur. Durant des années nous nous sommes gobergées à vos dépens… Quand j’aurai passé quelques heures à vous soigner à mon tour… quand vous vous serez reposé quelques jours ici, pensez-vous que, pour si peu, je me jugerai quitte envers vous, monsieur?
– Mais je ne veux pas!…
– Prenez garde!… dit-elle vivement sur un ton de dignité extraordinaire, on pourrait croire que vous méprisez des petites gens comme nous.
– Tu ne le crois pas! protesta Jehan.
– Alors, venez, que je visite vos blessures.
– Jehan la considéra une seconde avec attendrissement et très doucement:
– Merci de tout mon cœur, ma petite Perrette, mais, vois-tu, je n’ai pas le temps de m’occuper de ces bagatelles… À présent que me voici reposé, il faut que je parte.
Les doigts de Perrette se crispèrent sur les linges qu’elle tenait. Avec un petit soupir, elle posa ces linges sur le coin de la table et, avec cette moue de la bonne ménagère qui déplore d’irréparables dégâts:
– Vous en aller tel que vous voilà?… Vous n’y pensez pas. Mais regardez-vous donc, monsieur… Voyez votre pourpoint tailladé… Vos hauts-de-chausses en charpie… À quoi ressemblez-vous?… Sans compter que vous êtes couvert de sang.
Jehan jeta un coup d’œil piteux sur ses vêtements en loques. Étant donné l’état de ses finances, il était plus sensible à la perte du seul habit qu’il possédait qu’à ces piqûres qui le démangeaient plus qu’il ne consentait à l’avouer.
Perrette surprit ce coup d’œil et en devina la signification.
– Demain, dit-elle d’une voix insinuante, je vous procurerai un habit convenable pour remplacer celui-ci. Vous ne pouvez pas rester ainsi.
Jehan haussa les épaules avec insouciance et, d’une voix ferme:
– Il faut que je parte… je n’ai que trop perdu de temps déjà. À bientôt, Perrette… je reviendrai te remercier comme il convient.
Il lui avait pris la main. Elle pâlit encore légèrement et, le retenant doucement, d’une voix étrangement calme:
– Où voulez-vous courir à cette heure?… Voyez: voici la nuit. Dans un instant, il faudra allumer la lampe.
– C’est vrai! cria furieusement Jehan. Malédiction! Il est trop tard maintenant pour ce que je voulais faire! Ah! misérable Concini, tu paieras cher…
Et il se mit à marcher avec agitation, bousculant ce qui se trouvait sur son passage, tapant du pied, donnant des coups de poing sur la table et mâchonnant des imprécations et des menaces à l’adresse d’ennemis invisibles.
Perrette le considérait à la dérobée. Elle avait repris ses bandes comme si elle avait décrété que le moment était venu de les utiliser. Avec ce calme merveilleux qui paraissait lui être particulier, un peu plus pâle, elle vint se placer devant Jehan comme pour l’obliger à rester immobile et ses grands yeux clairs rivés sur les siens:
– Ne serait-ce pas, des fois, à l’abbaye de Montmartre que vous vouliez aller? fit-elle paisiblement.
Jehan sursauta.
– Pourquoi me demandes-tu cela? fit-il en se tenant sur la réserve.
– Parce que, fit-elle d’un air indifférent, mais avec un imperceptible tremblement dans la voix, parce que si vous aviez besoin de renseignements… je pourrais peut-être vous les donner sans que vous ayez besoin de monter là-haut, ce qui peut être dangereux… pour ce que vous voulez faire.
Tout d’abord, Jehan ne prêta qu’une médiocre attention à ces paroles. Ce qui l’avait surtout frappé, c’est qu’elle se prétendait à même de lui donner des renseignements.
– Tu connais donc l’abbaye? fit-il vivement.
– Sans doute… Mesdames de Montmartre sont de mes meilleures clientes. C’est un peu pour elles que je suis venue me loger ici.
– Mais alors… Tu peux pénétrer au couvent?
– Nécessairement… J’y vais toutes les semaines.
– Quand dois-tu y aller?
– Mercredi prochain.
– Dans cinq jours!… C’est long!…
Et brusquement, ses paroles lui revenant à la mémoire:
– Qu’as-tu voulu dire?… Que penses-tu donc que je veuille faire au couvent?
Elle eut un imperceptible haussement d’épaules et, sans hésiter, de son air sérieux:
– Il y a une prisonnière au couvent depuis un mois. Si vous cherchez à la délivrer, comme je le crois, je dis qu’il est dangereux qu’on vous voie rôder par là.
Jehan bondit. Il lui saisit les deux mains, les serra nerveusement, et, livide, oppressé par l’angoisse:
– Tu dis?… répète… Cette prisonnière… tu l’as vue?…
– Je l’ai vue… Soyez rassuré: il ne lui est pas arrivé d’autre mal que celui d’être retenue malgré elle. Elle n’est pas malheureuse, on la traite avec douceur. Je le sais parce qu’elle-même me l’a dit.
– Tu lui as parlé?… Que t’a-t-elle dit?
– Elle m’a parlé de vous…
Brusquement, elle se sentit saisie, enlevée, pressée à en perdre la respiration, couverte de baisers fous, déposée doucement à terre, et elle entendit, comme dans un rêve, Jehan qui, à moitié fou de joie, criait:
– Perrette!… ma petite sœur!… Ah! que je suis donc heureux!… jamais, je ne fus si heureux!… Elle vit… elle n’est pas malheureuse… et elle parle de moi!… Mais qu’est-ce que je pourrai donc faire pour toi?… Tu me sauves, tu nous sauves, sais-tu?… Quelle chance que Concini ait eu l’idée de venir m’attaquer ici, précisément!… Quelle chance que ces sacripants aient failli me tuer!… Sans cela, tu ne serais pas intervenue, tu ne m’aurais pas sauvé… et tu ne me dirais pas ce que tu viens de me dire!… Quelle chance!…
Et lui qui avait supporté sans broncher l’assaut de vingt assassins, lui qui avait dédaigné les soins qu’on voulait lui donner, lui qui avait enduré sans sourciller la douleur que lui causaient les estafilades dont il était couturé, il s’affaissa brusquement, laissa tomber sa tête entre ses mains et se mit à sangloter comme un enfant.
Très pâle, Perrette le considéra longuement, sans mot dire. Elle ne versa pas une larme. Le sacrifice était fait depuis quelques mois déjà. Son rêve, son pauvre rêve d’amour, s’était déjà écroulé, brisé, réduit en miettes. N’importe! de le voir sangloter ainsi – et pour une autre – cela lui poignait le cœur et elle songeait douloureusement:
– Comme il l'aime!
Elle ne pleura pas, parce que c’était une vaillante. Elle alla jusqu’à se reprocher son émotion, pourtant bien naturelle. Ne savait-elle pas qu’il n’était pas pour elle? Alors?… N’était-ce pas, à tout prendre, une douceur et une consolation de se dire qu’elle restait et resterait toujours la sœur tendrement aimée… celle à qui ils devraient leur bonheur, peut-être.
Elle se ressaisit. Elle reprit son petit air sérieux et ses bandes – elle y tenait. Elle s’approcha de lui et, doucement:
– Je pense que vous vous laisserez soigner maintenant.
– Ah! Dieu! Tout ce que tu voudras, ma petite Perrette!… Mais tu me parleras d’elle!… Tu me diras ce que tu sais!…
– Sans doute. Je vous aiderai même… Soyez tranquille, nous la tirerons de là. Si vous n’étiez pas venu, demain j’allais vous chercher.
– Perrette!… Tu es un ange!