LXXII

Voici ce que voyait Jehan, toujours prosterné sur la plaque d’acier dont il ne sentait plus la brûlure.


Au moment où la griffe de Concini s’abattait sur l’épaule de Bertille, la porte s’ouvrit brusquement. Deux femmes entrèrent. L’une, qui paraissait très calme, était la femme de Concini: Léonora Galigaï. L’autre était une majestueuse et imposante personne dont le visage était recouvert d’un loup de velours noir.


Concini s’était arrêté net. Tout d’abord, il n’avait vu que sa femme. Il s’était avancé sur elle, l’œil sanglant, les crocs retroussés, le poing crispé sur le manche du poignard. Une seconde encore et c’en était fait de Léonora.


Elle avait très bien vu l’attitude menaçante de son mari et que sa vie ne tenait qu’à un fil. Pourtant, elle ne broncha pas. Et le regard dont elle l’enveloppait comme d’une caresse très douce était chargé d’une surhumaine tendresse.


Au moment où il allait lever le bras et frapper, Concini aperçut l’autre femme et sans doute il la reconnut malgré le masque, car il recula, livide, hagard, et il se courba jusqu’à terre et demeura ainsi, dans une sorte d’agenouillement.


Sous le masque, les yeux de la femme eurent, eux aussi, une singulière expression de tendresse et elle eut un geste amical à l’adresse de Concini. Celui-ci se redressa alors et prodige de force et de volonté, montra un visage calme, apaisé, souriant.


– Vous voyez madame, dit tranquillement Léonora, il était temps que nous arrivions pour épargner à Concini une violence qui lui eût été pénible.


La femme au masque approuva doucement de la tête, et s’adressant à Bertille, qui se tenait droite, vaillante, intrépide:


– Venez, mademoiselle, dit-elle, d’une voix qui s’efforçait d’être caressante, avec moi vous n’avez rien à redouter.


Bertille, dans la situation où elle était, aurait suivi la mort elle-même, si la mort l’avait pu conduire hors de l’atteinte de Concini. Elle ne fit donc aucune difficulté, et dit de sa voix douce et chantante:


– Je vous suivrai partout où vous voudrez, madame, pourvu que ce soit loin de cette infâme maison et de cet homme plus infâme encore.


La femme au masque eut un geste d’étonnement. Ses yeux, devenus soudain très durs, se fixèrent sur la jeune fille et elle gronda:


– Que voulez-vous dire, mademoiselle?


Avec une certaine vivacité, qui ne fut pas remarquée, Léonora intervint:


– Que vous ai-je dit, madame? Voilà à quoi s’est exposé ce pauvre Concini en usant de violence. Car c’est à cette violence que vous faites allusion, n’est-ce pas, mademoiselle?


– Oui, madame, et soyez remerciées, vous deux qui me sauvez de la plus effroyable catastrophe.


La femme au masque jeta sur Concini, stupéfait de ce qu’il voyait et entendait, un long regard attendri, et à Bertille, d’un ton un peu sec:


– Venez!


Et sans attendre une réponse, elle fit un signe de tête à Léonora et à Concini, qui s’inclinèrent respectueusement, et d’un pas lent, majestueux, elle sortit, suivie de Bertille.


Léonora écouta un long moment à la porte fermée, et lorsqu’elle jugea la femme au masque suffisamment éloignée, elle dit:


– Rassure-toi, Concini, la reine ne sait rien. Elle croit, je lui ai fait croire que cette jeune fille est passionnément adorée du roi. J’ai excité sa jalousie, j’ai éveillé ses craintes en lui laissant entendre qu’elle est mille fois plus dangereuse et redoutable que le fut jamais Mme de Verneuil. Elle s’imagine jouer un bon tour au roi en lui enlevant sa bien-aimée. Comprends-tu?


Concini, la reine partie – puisque c’était elle -, sentit la colère, une colère furieuse, effroyable, se déchaîner en lui. Une formidable expression de menace s’étendit sur sa face convulsée, sa main, de nouveau, tourmenta le manche du poignard, et il gronda:


– Et c’est toi qui me l’as amenée au moment où…


Léonora le regarda avec des yeux infiniment tristes et elle songeait:


– Comme il souffre!… Comme il l’aime!… Ô cette fille maudite! Je lui arracherai le cœur de mes mains!…


Et tout haut, d’une voix douce, enveloppante, où il avait une intense supplication:


– Oui, c’est moi! Et je te sauve, mon Concinetto adoré!… Allons, laisse ton poignard tranquille. La passion t’affole, Concino mio, reviens à toi. Comprends que si je t’ai enlevé cette fille, c’est qu’elle nous est indispensable pour mener à bien l’œuvre que nous poursuivons et qui doit faire de toi le maître de ce royaume… Ah! tu ne grinces plus des dents!… Tu commences à comprendre!… Eh oui, c’est l’occasion propice qui passe à portée de ta main, te dis-je!… Seras-tu assez fou pour ne pas la saisir? Tout est pour nous, cette fois-ci. Maria elle-même, sans le savoir, nous prépare les voies. Du sang-froid, de la décision, de l’audace et te voilà le maître.


Elle avait bien dit: Concini s’apaisait à mesure qu’elle parlait. Il oubliait Bertille et que sans son intervention il la tenait enfin. Il était ébloui enfin par l’avenir de splendeur qu’elle faisait miroiter à ses yeux.


La triste destinée de cette femme voulait que Léonora, qui ne rêvait que de l’amour de son mari, qui n’avait d’autre but que celui-là, qui s’épuisait en efforts désespérés pour l’atteindre, Léonora dominait aisément l’esprit de Concini, mais ne pouvait parvenir à forcer son cœur.


Et le Florentin, oubliant qu’il avait voulu la poignarder, interrogea anxieusement:


– Que veux-tu dire?… Explique-toi!


– Ceci, Concini: cette jeune fille est maintenant sous bonne escorte, en route pour l’ancien manoir royal de Ruilly, qui appartient à Claude Acquaviva. Demain, jeudi, avant midi, le roi se rendra à l’appel de cette jeune fille… sa fille. Et comme Jehan le Brave cette fois, ne sera pas là pour parer le coup, le roi, parti bien portant, sera ramené mort au Louvre. À midi, ton règne commencera. Comprends-tu maintenant pourquoi je t’ai enlevé cette jeune fille?…


– Oui, mais… es-tu bien sûre de réussir?…


– Nos précautions sont bien prises. Va, Concini, il n’échappera pas!… Et quant à cette fille… puisque tu seras le maître à midi, tu pourras la prendre… Je t’aime assez, Concini, pour te passer un caprice!


Et en elle-même, elle ajouta:


«Seulement, tu ne trouveras qu’un cadavre!»


Voilà ce que vit et entendit Jehan le Brave, prosterné sur sa plaque brûlante.


Bertille était sauvée. Oui, mais pas pour longtemps! Dès le lendemain, le fauve, devenu le maître, comme avait dit Léonora, le fauve, une fois encore, étendrait sa griffe sur sa victime et cette fois plus rien ne la pourrait sauver, puisqu’il râlait dans cette étuve d’où il ne sortirait pas vivant.


Un accès de fureur intense se déclara en lui. Pendant un temps qu’il ne put apprécier, il perdit toute lucidité. Peu à peu, il se ressaisit. Avant tout, il fallait sortir de là. Mais comment? Toujours la même affolante question.


Le mur avait repris sa place, l’obscurité s’était faite à nouveau autour de lui. Maintenant, le feu gagnait toute la plaque. Il n’avait plus qu’une étroite bande sur laquelle il pouvait encore tenir.


Il s’accula lui-même dans un coin. Il sentait que c’était la fin. Déjà il s’était demandé s’il ne ferait pas bien d’essayer de se briser le crâne contre le mur. Mais alors, que deviendrait Bertille?


– Non, ventre de veau! se dit-il, je dois résister tant qu’il me restera un souffle de vie!


Brusquement, dans le coin où il s’était placé, il sentit le mur se dérober. Il se retourna. Il vit un trou derrière lui et de ce trou jaillissait une pâle lueur. Il ne réfléchit pas, il n’hésita pas. D’un bond, il franchit l’ouverture. Le mur se referma de lui-même aussitôt.


Il avait changé de cachot simplement. Mais ici il y voyait. Ce n’était qu’un vague crépuscule, mais, comparé aux ténèbres opaques d’où il sortait, cela lui parut bon comme une éclatante lumière. Ensuite, il ne sentait plus l’atteinte du feu. Ici, le plancher ne lui brûlait pas la plante des pieds.


Voilà ce qu’il vit tout d’abord, et il ne vit pas autre chose.


Ce premier moment de bien-être passé, il étudia plus attentivement son nouveau cachot, et alors il ressentit une impression de malaise affolante.


– Quel diable de cachot est-ce là? songea-t-il.


Ce cachot était rond. On eût dit un puits de vastes dimensions. Le plafond, le plancher, les parois étaient d’un métal uni et brillant comme une glace. Pas de porte, pas de fenêtre, pas la plus petite ouverture apparente. Pas de meubles, pas d’accessoires. Rien que les parois nues étincelantes comme des miroirs. Et cela était éclairé d’une lumière douce qui tombait du plafond.


Ceci, déjà, était assez anormal. Il y avait mieux. Il y avait le plancher.


Horizontalement, ce plancher n’avait qu’une bande circulaire si étroite qu’un chat eût eu de la peine à s’y maintenir. Ce plancher avait la forme d’une cuvette peu profonde, dont les bords descendaient en pente douce. On pouvait circuler là, à la condition de marcher vite. Quant à y demeurer immobile, il n’y fallait pas songer. On glissait, malgré soi, au fond. D’ailleurs, tout paraissait avoir été mathématiquement calculé pour obtenir ce résultat.


Cette cuvette, que représentait le plancher, était percée de quantité de trous, très rapprochés les uns des autres, semblables à des godets. Tout autour des bords courait une fissure assez large pour que Jehan pût y glisser un doigt. En sorte que, grâce à elle, la cuvette prenait l’apparence d’un plateau creux.


En somme, l’ensemble de cette singulière machine ressemblait assez exactement à une gigantesque roulette.


À un endroit de la paroi, une planchette en fer, jetée comme un pont, surplombait la cuvette sur laquelle elle s’appuyait par une tige, de fer également. Au bord de cette planchette, au-dessus de la cuvette, il y avait un godet pareil aux autres.


Jehan monta sur cette planchette. Elle lui parut d’une solidité à toute épreuve.


Il chercha où il pourrait bien s’asseoir. Il se rendit compte qu’il ne pourrait le faire que sur cette planchette ou au centre du plateau. Partout ailleurs, il était condamné à courir, s’il voulait maintenir l’équilibre. Il réfléchit, l’esprit tendu:


– Il est clair qu’on veut me voir ou sur cette planchette ou au fond du plateau!… Il me faut choisir. Et quand je me serai décidé, que m’arrivera-t-il?… Quel supplice extraordinaire l’infernal Concini me destine-t-il?…


Il étudia de nouveau la planchette, la tâtant, la flairant pour ainsi dire. Il ne vit rien. Il se laissa glisser au fond du plateau. Nouvelles recherches, aussi vaines. Il décida:


– Puisque je suis là… demeurons-y.


Il s’assit, juste au centre. Le temps passa. Il ne bougeait pas de sa place. Mais son esprit travaillait, ses nerfs étaient tendus à se briser. L’angoisse du mystère l’étreignait à la gorge, le tenait palpitant, haletant, dans l’attente de quelque chose de formidable, d’imprévu. De temps en temps, il grommelait:


– Si je savais seulement ce qui va se produire?…


Et c’était cela, en effet, l’incertitude et le mystère, qui devenait affolant.


Il essaya de se coucher. Il ramena les jambes au corps, saisit les genoux à pleins bras, appuya sa tête dessus et essaya de dormir.


Les heures s’écoulèrent, longues comme des éternités. Et l’événement mystérieux, attendu avec quelle angoisse, ne se produisait toujours pas.


Il s’était assis face à la planchette. C’était logique. Puisqu’il pensait que le danger viendrait de là ou du centre du plateau, il devait donc surveiller la planchette de loin, comme il surveillait le centre de près.


Tout à coup, il entendit le bruit sec d’un ressort qui se détend. Il regarda.


La paroi venait de s’ouvrir devant la planchette. Il y avait là, maintenant, un trou noir. Il fut aussitôt debout, se demandant:


– Veut-on me faire passer je ne sais où? Comme on m’a fait venir ici?


Il escalada le bord du plateau, pour étudier ce trou de près, et voir s’il devait s’y engager. Quelque chose qu’il ne parvenait pas à distinguer dans le noir, roulait là, sourdement, bouchait le trou, se dégageait, avançait en roulant et venait doucement s’encastrer dans le godet, placé au bout de la planchette, pour le recevoir.


Derrière ce quelque chose, le trou s’était refermé.


Jehan monta sur la planchette et étudia de près le monstre.


C’était une énorme boule de fer. Quoi d’effrayant à cela? Rien, évidemment. Pourtant un frisson glacial le secoua de la nuque aux talons.


Il essaya de soulever la boule. Trop lourde. Et cependant il était doué d’une force exceptionnelle. Il essaya de l’ébranler. Bien encastrée dans son godet, elle ne vacilla même pas. Il la laissa et réfléchit.


Ses yeux allaient tour à tour de la boule au plancher et il eut un fugitif sourire. Il croyait avoir compris. Il pensa:


– Pardieu, c’est bien simple, je n’ai qu’à rester où je suis.


À ce moment, comme si quelque invisible démon le guettait et lisait dans sa pensée, il sentit la planchette s’ébranler. La planchette reculait, rentrait dans la paroi, glissant sur d’invisibles charnières. Et il comprit que s’il restait là où il croyait avoir trouvé un refuge, il allait être broyé entre l’énorme masse de fer et la paroi.


Il ne voulait pas mourir. Du moins par son fait. Bertille était menacée, avait besoin de lui. Il n’avait pas le droit de s’abandonner; il devait se défendre comme il pourrait, jusqu’à ce qu’il tombât terrassé.


Il sauta au milieu du plateau. Il était temps. Il entendit le heurt sonore du fer contre le fer.


Debout, au centre du plateau, il respira fortement et fixa le monstre de fer, qui paraissait le guetter sournoisement, attendant l’attaque. Il savait qu’elle viendrait de là.


Des minutes effroyablement longues s’écoulèrent ainsi.


Le monstre demeurait replié, semblait-il, attendant pour bondir et l’écraser, la fatale seconde d’inattention.


Brusquement, il sentit le plateau s’ébranler sous ses pieds et se mettre à tourner en un mouvement de plus en plus précipité. Il faillit perdre l’équilibre. Il se rattrapa, Dieu sait comme, et se mit à courir. Et plus il courait, plus le mouvement de rotation s’accélérait, puisque c’était lui qui, maintenant, faisait tourner le diabolique plateau.


Il courait, mais il surveillait toujours le monstre.


Celui-ci semblait attendre que le plateau fût bien lancé. Lui aussi, il paraissait le guetter. Et jugeant le moment venu, brusquement il bondit et tomba avec un bruit étourdissant sur le plateau, où il se mit à tourner avec un grondement de tonnerre.


Alors, ce fut la poursuite acharnée, tenace, hallucinante, infernale.


Le monstre de fer sembla s’animer d’une vie intelligente. Il roulait, bondissait, sautait hors du plateau, y retombait avec fracas, pour rebondir de plus belle. Il semblait avoir des ruses à lui. Tantôt il tournait pareil à un tourbillon, tantôt il allait doucement, lentement, comme à bout de souffle. Puis, lorsque Jehan pouvait croire qu’il allait s’arrêter, s’encastrer dans un des godets, il repartait à nouveau en bonds gigantesques.


Jehan haletait, à bout de forces et de souffle. Plusieurs fois le monstre l’avait frôlé, avait bondi, passant comme une flèche au-dessus de sa tête. Jehan n’en pouvait plus, il voyait approcher l’instant fatal de la chute, suivie de l’écrasement final. Et cependant il courait toujours, n’ayant qu’une pensée bien nette:


– Si je m’arrête, si je tombe… c’en est fait de Bertille!…

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