Les quatre jeunes gens bondirent effarés. Un homme, qu’ils n’avaient pas entendu, entré par où ils ne savaient – puisqu’ils ne voyaient de porte nulle part – était déjà au milieu de la grotte et s’avançait vers eux, calme et souriant.
– M. de Pardaillan! s’exclama Jehan.
Sa surprise était telle qu’il demeurait tout ébahi, sa poêle à la main, sans trouver une parole de bienvenue, roulant des yeux énormes autour de lui, cherchant par où le visiteur inattendu avait pénétré jusqu’à eux.
– Moi-même! répondit Pardaillan dont le sourire se nuança d’ironie à la vue de l’effet produit.
Et avec une indignation comique:
– Çà, morbleu! est-ce ainsi que vous m’accueillez?… Oseriez-vous refuser la part du pauvre au vieux routier qui enrage de faim et de soif?… S’il en est ainsi, mauvais chrétiens, vous serez damnés, vous irez griller au plus profond…
– Grâce, monsieur! interrompit Jehan en riant de tout son cœur. Nous sommes bons chrétiens et ne voulons pas être damnés.
– À la bonne heure!
– J’étais si loin de m’attendre à vous voir apparaître ici!… Vous comprenez et excuserez mon étonnement.
– Je comprends et «j’excuse», déclara Pardaillan, magnanime. À la condition que j’aurai ma part de cette omelette que je vous ai vu confectionner avec tant d’amour… Et une part de ces volailles qui me paraissent à point… ainsi que de ce jambon rose… et de ce saucisson.
Et Pardaillan, aussi radieux que son fils, se mit à rire de son rire clair. Ce que voyant, les trois braves, eux aussi, éclatèrent bruyamment. Un instant, la haute voûte retentit des éclats d’une gaieté tumultueuse. Jehan, le premier, se ressaisit:
– Ventre-veau! s’écria-t-il, l’omelette qui refroidit!… Holà! vous autres, vite un siège pour M. le chevalier qui nous fait l’honneur de partager notre repas.
Les trois se précipitèrent et apportèrent le siège demandé. C’est-à-dire que devant le coffre-table, ils traînèrent un autre coffre sur lequel Pardaillan et son fils s’assirent, tandis qu’ils s’installaient tout bonnement par terre. Et avec une ardeur égale, tous les cinq, ils commencèrent le massacre des victuailles.
– Pardaillan remarqua que Jehan ne lui posait aucune question au sujet de Bertille. De même, il ne demanda pas davantage comment il était entré dans la grotte. Il comprit le sentiment de délicatesse et de discrétion qui le faisait refouler des questions qu’il eût trouvées très naturelles. Avec cette douceur qu’il ne trouvait que pour ceux qui lui plaisaient, il dit:
– Vous ne me demandez pas des nouvelles de Mlle Bertille? Vous n’êtes donc pas inquiet?
– Non, monsieur, fit simplement Jehan. Puisque vous êtes là, souriant et tranquille, c’est que tout va bien. Il ne pouvait en être autrement d’ailleurs, puisque vous aviez bien voulu vous charger d’elle. Je devrais vous remercier… et je ne trouve pas de parole assez éloquente pour vous exprimer ma gratitude.
– Laissons cela, dit Pardaillan en haussant les épaules. Avouez que vous êtes intrigué… Vous vous demandez comment j’ai pu pénétrer dans cette cave qui n’a pas d’issue apparente… Vous vous demandez comment j’ai pu voir confectionner votre omelette – qui était excellente, soit dit par parenthèse -, vous vous demandez enfin comment j’ai pu savoir que vous étiez ici.
– C’est vrai, monsieur, avoua Jehan avec cette franchise si remarquable chez lui. Mais j’attendais qu’il vous plût de nous le dire.
Pardaillan approuva doucement de la tête et au lieu de la réponse attendue, il posa brusquement une question:
– Comment comptiez-vous sortir d’ici?
Jehan commençait à connaître les manières bizarres et quelque peu déconcertantes du chevalier. Il ne sourcilla pas et répondit:
– De la manière la plus simple du monde: vous savez sans doute qu’un escalier se trouve sous le gibet?
– Je sais.
– Je comptais passer par là.
– Mais le gibet est à moitié démoli. En ouvrant la trappe vous risquiez d’être écrasé par les matériaux accumulés dessus.
– Sans doute… C’était un risque à courir. J’aurais pris mes précautions, du reste.
– Et vous auriez passé, je n’en doute pas. N’importe, il vaut mieux que je sois venu. Le chemin que je vous indiquerai sera plus sûr que celui que vous voulez prendre, n’en connaissant pas d’autre.
Alors seulement, Pardaillan raconta comment, après avoir quitté les deux jeunes filles, il avait eu la curiosité de monter jusqu’à l’abbaye pour savoir si le jeune homme avait pu fuir par le chemin qu’il lui avait indiqué, et comment il avait appris l’algarade sur la place du gibet.
Il ne dit mot de sa rencontre avec Saêtta. Il ne dit pas davantage comment il connaissait si bien ces souterrains ignorés de tout le monde.
– Je pensais bien, dit-il en terminant, que vous trouveriez toujours le moyen de sortir. Mais j’ai réfléchi que vous auriez peut-être besoin de revenir ici… Vous ne trouverez nulle part une retraite aussi sûre que cette cave.
– Mais, monsieur, fit naïvement Jehan, je ne vois pas pourquoi je me terrerais comme un renard?
– Croyez-vous donc qu’on vous laissera tranquille quand on saura que vous êtes vivant?
– Oh! je sais bien que je n’en ai pas fini avec Concini!…
– Il ne s’agit pas de Concini, interrompit Pardaillan, il s’agit du roi!
– Le roi?… Je ne comprends pas. Je n’ai commis aucun crime. Pardaillan le considéra de son œil perçant. Il paraissait très sincère.
– À votre point de vue et au mien, reprit-il, vous avez défendu votre peau. Et c’est légitime.
– Je suis bien aise de vous l’entendre dire, monsieur, fit Jehan doucement.
– Mais, continua imperturbablement Pardaillan, au point de vue de ceux qui nous régissent, vous avez commis un crime. Une fois déjà, le roi vous a pardonné votre révolte. Cette fois-ci, il ne pardonnera pas, soyez-en bien persuadé. D’autant que vous avez tué un capitaine et dix soldats à M. de Sully, qui n’est pas tendre… Sans compter Mme de Montmartre, sur les terres de laquelle vous avez commis des violences inouïes. Si bien que, dans cette affaire, vous aurez toutes les autorités contre vous et que soldats, gens de police, gens de justice et religieux vont se mettre à vos trousses comme chiens à la piste et ne vous lâcheront que lorsqu’ils vous auront happé et broyé.
– Diable!… Je n’avais pas pensé à cela, moi!
À voir le flegme avec lequel Jehan venait de prononcer ces paroles, on eût pu croire que tout ce que Pardaillan venait de lui dire ne le concernait pas. Il était trop intelligent cependant pour ne pas comprendre qu’il avait dit vrai, sans exagérer. Mais peut-être avait-il son idée.
Carcagne, Escargasse et Gringaille, qui écoutaient sans mot dire, avaient très bien compris, eux. Ils voyaient, dans un avenir très rapproché, se dresser de belles potences munies de cordes neuves, au bout desquelles, complices du rebelle, ils se balanceraient mollement, suspendus par le col, la langue pendante. Cette évocation, on le conçoit, les rendit plutôt moroses.
Pardaillan se rendit compte que ses paroles n’avaient vraiment produit d’effet que sur eux. Loin d’en être affecté, il eut un mince sourire de satisfaction. La crânerie et l’insouciante audace de son fils n’étaient pas pour lui déplaire, au contraire. Mais, lui aussi, il avait sans doute son idée derrière la tête, car il reprit:
– C’est parce que j’ai pensé à ces choses que j’ai résolu de vous montrer les entrées secrètes qui permettent d’accéder à cette cave. Ces entrées, je suis seul, en France, à les connaître. C’est vous dire que, tant que vous resterez ici, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles. Nul ne songera à venir vous y chercher, puisque nul ne soupçonne l’existence de ces souterrains.
– Vraiment, monsieur, dit Jehan d’un accent pénétré, je suis confus de tant de bonté et de délicate sollicitude. C’est ma bonne étoile qui vous a mis sur mon chemin. Je viendrai donc me réfugier ici, s’il y a lieu. Toutefois, je n’y viendrai qu’à la toute dernière extrémité. Que voulez-vous, monsieur, il me faut de l’air et de la lumière. Ici, j’étouffe. Je n’ai qu’un regret: c’est qu’il soit si tard. Les portes de la ville sont fermées à cette heure, sans quoi je serais parti à l’instant même.
– Bah! fit Pardaillan d’un air insouciant, une nuit est bientôt passée. Nous nous en irons demain matin, à la pointe du jour.
– En attendant, s’excusa Jehan désolé, après avoir fait un repas pitoyable, vous voici contraint de passer toute une nuit à la dure… et pour moi. Vous m’en voyez tout marri.
– Croyez-vous que ce soit la première fois? Il m’est arrivé plus d’une fois de passer la nuit à la belle étoile, sans même une de ces bottes de paille fraîche que je vois là. Quant à ce repas que vous jugez pitoyable, c’est un des meilleurs que j’ai faits. Et pourtant, j’en ai fait quelques-uns de fameux dans ma vie.
Jehan le regarda attentivement. Pardaillan parlait sérieusement, d’un air très convaincu. Il se sentit soulagé. Mais alors, une autre inquiétude lui vint.
– Mais au fait, dit-il en fixant le chevalier, je suis là, comme un bélître, à me donner des airs d’amphitryon, alors que c’est peut-être vous qui nous offrez l’hospitalité.
– Comment cela? demanda Pardaillan qui prit son air le plus naïf.
– Puisque vous êtes seul à connaître ces souterrains… tout ce qui s’y trouve vous appartient peut-être?
Jehan le Brave attachait sans doute une secrète importance à cette question, car il ne quittait pas Pardaillan des yeux. Mais celui-ci avait pris sa physionomie indéchiffrable.
– Vous vous trompez, dit-il avec un naturel parfait, rien de ce qui est ici ne m’appartient.
– Sans doute, vous connaissez le propriétaire de ces affaires?
– Pourquoi me demandez-vous cela? fit Pardaillan en le fixant à son tour.
– C’est que… je crains qu’il n’ait pas lieu d’être très satisfait, lorsqu’il apprendra avec quel sans-gêne j’ai usé de son bien.
– Bon, dit Pardaillan en souriant, quittez tout souci à ce sujet. Celle à qui appartient tout ce qui se trouve ici – car c’est une femme – a quitté la France voici une vingtaine d’années. Est-elle en Italie, son pays d’origine, ou en Espagne?… Est-elle vivante encore?… Je ne sais.
Et avec une gravité soudaine, il ajouta:
– Mais ce que je sais, par exemple, c’est que si elle apprenait par hasard ce que vous avez fait, elle ne manquerait pas de vous dire: «Vous avez bien fait. Considérez ce qui est ici comme votre bien et disposez-en à votre gré.»
Jehan fut frappé du ton sur lequel Pardaillan prononça ces paroles. Par Saêtta, il savait que le trésor appartenait à la princesse Fausta. Il ne doutait pas que la femme à laquelle Pardaillan faisait allusion ne fût cette même princesse Fausta.
Un instant, il s’était demandé si tout ce qui se trouvait dans cette grotte, y compris le trésor, n’était pas la propriété du chevalier. Lui-même disait que non et il savait qu’il pouvait avoir foi en sa parole. Il fut sur le point de demander des renseignements sur cette Fausta. Mais il connaissait le chevalier, maintenant. Il savait que s’il n’en disait pas plus long, c’est qu’il avait de bonnes raisons pour cela. L’interroger eût été une indiscrétion inutile. Il se contenta de dire:
– Ma foi, monsieur, je suis bien aise de ce que vous me dites. Vous soulagez ma conscience.
Pendant que le père et le fils s’entretenaient, les trois braves s’étaient jetés sur les bottes de paille et ronflaient à qui mieux mieux.
Pardaillan et Jehan le Brave passèrent de longues heures à bavarder. Ou, pour mieux dire, Pardaillan fit bavarder son fils. C’est ainsi qu’entre autres choses il apprit que c’était grâce à Ravaillac que le jeune homme avait retrouvé Bertille. Il apprit en même temps que Ravaillac était passionnément épris de la jeune fille.
– Ce Ravaillac, dit-il d’un air indifférent, n’est-ce pas ce même homme qui voulut vous poignarder lorsque nous attendions le roi sur le perron de Bertille?
– Lui-même, monsieur. Vous avez bonne mémoire. Entre nous, je puis vous le dire à présent, c’était le roi que Ravaillac voulait occire… Il était jaloux. Aussi, n’ai-je pas hésité à lui révéler que le roi est le père de Bertille… Le roi ne se doute pas qu’il me doit la vie.
– Ah! fit Pardaillan d’un air étrange, il me semble avoir rencontré ce Ravaillac avec le moine Parfait Goulard.
– Oui. Ce sont deux grands amis. Je vous avouerai même que cette amitié me surprend un peu. De mœurs et de caractère, jamais hommes ne furent plus dissemblables.
Pardaillan fronça le sourcil et ne dit rien. Il songeait à frère Parfait Goulard qu’il avait surpris contrefaisant l’homme ivre et il commençait à pénétrer le but poursuivi par le moine.
Les deux hommes finirent par se jeter côte à côte sur la paille. Jehan ne tarda pas à s’endormir. Il n’en fut pas de même de Pardaillan, qui se mit à songer aux événements de cette journée.
Il avait eu un long entretien avec Bertille, au cours duquel la jeune fille lui avait révélé tout ce qui l’intéressait au sujet des papiers dont elle avait la garde. Il savait déjà bien des choses essentielles à ce sujet. Les révélations qu’elle lui fit ne lui apprirent que des détails secondaires.
Bertille s’était montrée très inquiète de la disparition d’un étui à secret, lequel contenait la clé qui donnait leur véritable signification aux indications sur le trésor. On se rappellera qu’elle avait reconnu la bague de fer de Fausta au doigt de Perrette. C’est ce qui lui avait fait supposer que l’étui avait été égaré.
Pardaillan, qui avait son idée, s’était empressé de la rassurer en lui disant qu’il saurait veiller sur le trésor de son fils. La bague ayant été donnée à Perrette par son frère Gringaille, il en avait conclu que celui-ci avait eu en main l’étui. Comment? Peu importait. Des mains de Gringaille, il ne doutait pas qu’il ne passât entre celles de son fils. Et les yeux clos, dans la nuit opaque, il se disait:
– Morbleu! je ne lui dirai rien tant que cette question du trésor ne sera pas tranchée. Pour cela, je dois le laisser agir librement… sans le perdre de vue toutefois. Je gage qu’il connaît à cette heure le contenu de l’étui. Demain, il saura comment pénétrer en toute tranquillité jusqu’aux millions. Je veux voir s’il aura la force de résister à la tentation.
Ayant ainsi décidé, bien certain que Bertille (à qui il avait donné ses instructions sans lui faire connaître la vérité) ne dirait rien à Jehan, Pardaillan finit par s’endormir à son tour.