Lorsque le carrosse royal se fut éloigné dans la direction de la porte Buci, Concini, d’Épernon et Neuvy se séparèrent. Chacun s’en fut de son côté, la rage au cœur, roulant dans sa tête des projets de vengeance.
Concini demeura le dernier sur les lieux. Il appela ses quatre gentilshommes et, l’air distrait:
– Saint-Julien, dit-il, où en sommes-nous de cet enlèvement?
L’homme au bandeau répondit avec un embarras qui échappa à Concini:
– Monseigneur, j’espère être prêt pour demain, cependant, je n’oserais l’affirmer. Il ne faut rien précipiter dans cette affaire, si on veut la mener à bien.
Concini ne répondit pas. Il paraissait combiner quelque chose dans sa tête et il semblait qu’un violent débat s’élevait en lui. L’inquiétude de Saint-Julien augmentait. C’est que ce Florentin était généreux, mais il n’était pas toujours commode et ne brillait pas par la patience, surtout lorsqu’il s’agissait de satisfaire ses passions.
Enfin Concini prit une résolution qui devait lui être pénible, à en juger par la contraction de ses traits et au soupir rauque qui déchira ses lèvres. À la grande satisfaction de l’espion de Léonora, il dit, toujours sombre et préoccupé:
– Tu as raison. Il ne faut rien brusquer dans cette affaire. Il parut calculer mentalement, et tout haut:
– Voyons, nous sommes aujourd’hui vendredi… Remettons la chose au milieu de la semaine prochaine: mercredi, par exemple.
Ceci avait été dit avec effort. Il était manifeste que la décision prise de retarder l’enlèvement de Bertille lui était très pénible. Il ajouta, sur un ton tranchant, en fixant son œil noir sur les quatre attentifs:
– Jusque-là, défense absolue de vous montrer aux environs de la petite maison.
– Faut-il donc abandonner la surveillance de la place? demanda Saint-Julien étonné.
– Non pas, corbacque!… Mais surveillez de loin… et de la discrétion, beaucoup de discrétion. Que nul ne puisse éventer cette surveillance.
– Bon. On prendra ses précautions en conséquence et bien malin sera celui qui s’apercevra de quelque chose.
Concini approuva d’un léger signe de tête, et plus rude, plus impérieux:
– Ce n’est pas tout. Jusque-là, défense formelle de rien entreprendre contre Jehan le Brave.
Saint-Julien, Eynaus, Longval et Roquetaille se redressèrent soudain, hérissés. C’est que maintenant, ils haïssaient le fils de Pardaillan pour leur propre compte, presque autant que leur maître. Et ce fut l’explosion:
– Pourquoi? dit Saint-Julien. Monseigneur renonce-t-il à se venger?… Moi, je renoncerais plutôt à ma part de paradis!
– Moi, dit Eynaus, monseigneur me chassera s’il veut, mais si l’occasion se présente, rien ne saurait m’empêcher de fouiller de mon poignard la poitrine du truand!
– Moi, dit Longval, je n’aurai de trêve que je ne lui aie mis les tripes au vent!
– Et moi, dit Roquetaille, je poignarderais mon propre père s’il se dressait entre lui et moi!
Concini les considéra avec une sombre satisfaction:
– La paix, mes louveteaux, dit-il. Je ne renonce à rien. Je recule… mais c’est pour mieux sauter. Comprenez-vous?
Les quatre se rapprochèrent, les yeux étincelants, les dents serrées.
– Expliquez-vous, monseigneur, fit respectueusement l’un d’eux. Concini parut se plonger dans quelque effroyable méditation, et redressant sa tête pâle:
– Si j’accorde cinq ou six jours de répit au drôle, si je lui permets – et Dieu sait ce qu’il m’en coûte – (en effet, il paraissait souffrir atrocement) si je lui permets d’aller faire la roue auprès de sa belle en toute quiétude, c’est pour lui inspirer confiance, pour lui faire croire que la menace du roi a produit son effet sur moi et que je renonce à le molester… Mais pendant ce temps, avec votre aide, je tends mon filet… dans lequel il viendra se prendre de lui-même. Et je vous jure que les mailles en seront si solides et si serrées que nulle puissance humaine ne pourra le dégager!
La satisfaction des quatre spadassins éclata, aussi bruyante et sincère que leur dépit et leur colère l’instant d’avant!
– Je me disais aussi! – Ventre du pape! – Nous sommes des cuistres! – Taïaut! taïaut!… sus à la bête!
– Écoutez, fit Concini en leur faisant signe d’approcher plus près de lui.
Et d’une voix basse et ardente, il expliqua son idée à ses quatre fidèles attentifs, dont les visages s’éclairaient à mesure qu’il parlait.
Nous verrons sous peu quelle était l’idée de Concini. Disons, pour l’instant, que lorsqu’il eut fini de parler, la joie éclata, bruyante et sauvage, et que les approbations admiratives ne lui furent pas ménagées. Après quoi ils se mirent en selle et s’en retournèrent à une allure modérée au logis de Concini.
Pendant ce temps, Pardaillan et son fils arrivaient au Louvre et prenaient congé du roi qui se montra très bienveillant pour tous deux.
La première personne que le chevalier avait vue en arrivant, était le capitaine de Vitry, qui se trouvait à la porte comme par hasard, et qui les suivit jusque dans la cour d’honneur.
Pardaillan avait eu un sourire narquois en l’apercevant. Et, comme le roi s’éloignait en s’appuyant amicalement sur le duc de Bellegarde, il dit assez haut pour être entendu:
– Eh! monsieur de Vitry, je vous ramène votre cheval… Bonne bête, ma foi! J’ai pu, grâce à elle, rattraper assez facilement le roi. Et, voyez l’heureuse fortune, juste à point nommé pour arrêter ses chevaux, lesquels, altérés, s’étaient emportés. En sorte que, indirectement il est vrai, le roi vous doit un peu la vie.
Vitry loucha du côté d’Henri IV. Celui-ci, sans s’arrêter, tourna la tête et cria avec un sourire:
– Et je ne l’oublierai pas, soyez tranquille, Vitry. Et il disparut sans attendre la réponse.
Vitry s’approcha de Pardaillan et, lui serrant la main d’une manière significative:
– Pardieu, monsieur de Pardaillan, vous êtes le plus galant homme que je connaisse!… Je vous prie de faire état de moi comme d’un ami très dévoué.
– Monsieur, dit sérieusement Pardaillan, croyez que je me trouve très honoré de l’amitié que vous voulez bien m’offrir.
Et avec une imperceptible pointe de raillerie:
– Il m’a paru très légitime de faire connaître au roi la part que vous avez eue dans cette affaire.
– Au fait, s’écria étourdiment Jehan le Brave, ceci me fait penser que moi aussi j’ai dû emprunter cette monture!… un peu contre le gré de son propriétaire, par exemple.
– Je m’étonnais aussi de vous voir si riche, fit Pardaillan avec un bon sourire.
Vitry avait fort bien remarqué que Jehan chevauchait à la portière du carrosse royal. C’était un honneur que les plus grands enviaient. Ce jeune inconnu ne devait pas être le premier venu assurément. Et il regardait tour à tour Jehan et Pardaillan d’une manière expressive. Celui-ci comprit et se hâta de faire les présentations en règle.
– Quoi! s’écria Vitry tout éberlué, Jehan le Brave!… Monsieur serait-il, par hasard, le héros de cette prodigieuse aventure du gibet de Montmartre?
– Lui-même, en personne, confirma Pardaillan goguenard. Et d’un air détaché, il ajouta:
– Ce jeune homme, qu’on a quelque peu calomnié, a eu la bonne fortune de rendre quelques signalés services à Sa Majesté, qui veut bien l’honorer d’une estime et d’une bienveillance toutes particulières, ainsi que vous avez pu le remarquer.
Pardieu, oui! Vitry l’avait remarqué. Et il n’en fallut pas davantage pour qu’il se montrât très aimable avec ce jeune homme honoré de la faveur royale.
– Monsieur de Pardaillan, dit-il de son air le plus engageant, puisque ce cheval ne vous paraît pas trop mauvais, faites-moi la grâce de l’accepter comme un faible témoignage de ma profonde estime et de ma vive gratitude.
Pardaillan allait refuser. Il lui sembla que son fils contemplait la bête offerte avec une certaine convoitise. Il eut un sourire malicieux, et sans façon:
– Ma foi, monsieur, il m’est impossible de refuser ce que vous m’offrez de si bonne grâce.
Et de son air le plus ingénu, il ajouta aussitôt:
– Seulement, comme je possède déjà un cheval et ne suis pas assez riche pour m’offrir le luxe d’en avoir plusieurs, souffrez que je repasse celui-ci à mon jeune ami, qui n’en a pas et qui doit être monté comme tout bon gentilhomme.
Et, son sourire malicieux aux lèvres, il se tourna vers son fils. Celui-ci avait eu un geste de protestation. Mais son regard brillant trahissait la joie qu’il aurait à se voir le maître d’une aussi magnifique bête.
De son fils, il passa à Vitry. Celui-ci trouvait peut-être le sans-gêne du chevalier un peu excessif. Il se garda bien pourtant de le laisser voir. Et il dit, de bonne grâce:
– Ce cheval vous appartient, chevalier. Vous êtes donc libre d’en faire ce que bon vous semblera.
– Mais, monsieur, s’écria Jehan, partagé entre son désir et la crainte de paraître indiscret, je ne sais vraiment si je dois accepter un aussi riche cadeau!
– Morbleu! se courrouça Pardaillan, me feriez-vous l’injure de refuser?
Jehan regarda Vitry d’un air perplexe. Le capitaine fit contre mauvaise fortune bon cœur:
– Acceptez, monsieur, fit-il rondement. Après M. de Pardaillan, vous êtes l’homme entre les mains duquel je serai le plus honoré de voir passer cette noble bête.
Cette fois, Jehan s’inclina et, les yeux brillants d’une joie puérile qu’il ne cherchait pas à dissimuler, il s’en fut aussitôt étudier de près la superbe monture qu’il devait à la malice de Pardaillan.
Celui-ci profita de ce qu’il était ainsi éloigné. Il se pencha vers Vitry et lui glissa à l’oreille:
– Voulez-vous que je vous dise, monsieur? Eh bien, arrangez-vous de manière à faire savoir au roi que vous avez donné ce cheval à ce jeune homme… Vous verrez que ce sera là une manière de faire votre cour dont vous n’aurez pas à vous plaindre.
– Décidément, vous êtes un charmant compagnon! murmura Vitry, qui ne regretta plus de voir passer son cheval aux mains de ce jeune inconnu.
Ils revinrent à Jehan, qui s’extasiait toujours devant son cheval.
– Qu’allez-vous faire de cette autre bête empruntée contre le gré de son propriétaire? demanda Pardaillan.
– J’avais l’intention de la lui renvoyer. Mais, monsieur, vous me voyez assez embarrassé… Elle appartient à Concini.
– Tiens! tiens! s’exclama Pardaillan qui répondait par un sourire entendu au sourire malicieux de son fils.
– Je ne veux pas lui laisser croire que je me suis approprié son bien… D’autre part, il m’est pénible, je l’avoue, de le lui rapporter moi-même.
– Eh bien, envoyez quelqu’un, insinua Pardaillan, qui l’étudiait du coin de l’œil.
– Jamais de la vie! protesta vivement Jehan. Il croirait que j’ai peur!
– Alors, dit Pardaillan en souriant, allons-y nous-mêmes.
Là-dessus, avec force compliments et congratulations, ils prirent congé de Vitry, qui se chargea de faire conduire Zéphir par un de ses hommes à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout, adresse donnée par Pardaillan. Zéphir, c’était le nom du cheval dont Jehan le Brave devenait l’heureux possesseur.
Jehan, conduisant par la bride le cheval de Roquetaille, s’en fut avec Pardaillan au logis de Concini. Ils y arrivèrent au moment précis où le Florentin et les hommes de son escorte mettaient pied à terre.
– Ma foi, glissa Jehan à l’oreille de son père, nous ne pouvions pas arriver plus à propos.
Et, tandis que Pardaillan demeurait à l’écart, prêt à intervenir si besoin était, il s’avança seul, avec une souveraine aisance, au-devant de Concini et de ses gentilshommes.
Ceux-ci, en l’apercevant, étaient restés pétrifiés. En voyant qu’il avait l’audace de les aborder, un frémissement de colère les agita. Et ils commencèrent à mâchonner des injures et des menaces, en roulant des yeux féroces et dans des attitudes provocatrices. Roquetaille surtout était enragé par la vue de son cheval. Il était persuadé que Jehan ne lui rendrait jamais.
Concini se tourna vers ses hommes et les foudroyant du regard, il commanda impérieusement, à voix basse:
– Que nul ne bouge, sang du Christ!… Et qu’on se taise!
Et ils obéirent tous, figés dans des poses d’attente, les yeux rivés sur les yeux du maître pour y lire les ordres muets.
Jehan, bien qu’il parût impassible, était au fond assez étonné. Il s’attendait sincèrement à être reçu la rapière au poing et il se tenait prêt à dégainer lui-même. Certes, l’accueil qu’on lui faisait était glacial et sourdement menaçant, mais ce n’était tout de même pas la lutte immédiate. Et comme il n’avait – et pour cause – qu’une confiance très limitée en la loyauté de Concini, il se tenait plus que jamais sur le qui-vive.
Parvenu à deux pas du groupe, il se découvrit en un geste large que Pardaillan reconnut avec un sourire.
Comédien génial, souverainement maître de lui, quoique un peu pâle, Concini se découvrit en un geste identique et attendit dans une attitude digne.
Se modelant sur le maître, les quatre spadassins mirent chapeau bas et attendirent comme lui, raides comme à la parade. De plus en plus étonné, Jehan dit de sa voix chaude, très calme, s’adressant à Roquetaille:
– Monsieur, je vous ramène la monture que je vous ai empruntée… un peu brutalement, j’en conviens. Mais j’avais une excuse devant laquelle tout bon gentilhomme a le devoir de s’incliner: c’était pour le service du roi.
En disant ces mots, il s’inclinait avec une grâce hautaine et passait lui-même la bride au bras de Roquetaille que la stupeur semblait avoir pétrifié. Un coup d’œil d’une éloquence terrible que lui jetait Concini lui rendit un peu de présence d’esprit. Il rendit de son mieux la révérence et d’une voix un peu sifflante, malgré qu’il s’efforçât de sourire:
– En effet, monsieur, pour tout bon gentilhomme, le service du roi passe d’abord et avant tout.
Jehan s’inclina encore une fois gracieusement et, regardant Concini et ses hommes en face, il dit doucement, lentement, sans provocation aucune:
– À vous revoir, messieurs!
Et tandis que Concini, Roquetaille, Longval, Eynaus et Saint-Julien répondaient galamment à son salut, tranquillement, avec une aisance parfaite, il s’éloigna à petits pas, sans tourner la tête, le poing sur la hanche, mais, au fond, tout éberlué de s’en tirer sans avoir été obligé d’en découdre.
Sur son dos, ils éclatèrent avec une fureur effroyable:
– Sangdieu! Mordieu! Tudieu!
– Il nous nargue à notre nez et à notre barbe!
– Ventre du pape! comment ai-je pu résister à l’envie qui me démangeait de sauter à la gorge du bravache!
– Qu’il ne s’avise pas de recommencer, je ne réponds plus de moi!
Et tous ensemble:
– Lui broyer le cœur! – Le faire crever à petit feu! – Lui arracher les tripes! – Lui manger le foie!
Concini ne disait rien. Il regardait s’éloigner Jehan avec des yeux fulgurants. Il était livide, un léger tremblement l’agitait et de grosses gouttes coulaient sur son front. L’effort qu’il avait dû faire pour se contenir était formidable et l’avait brisé. Quand la haute silhouette du jeune homme se fut estompée au loin, il grinça:
– Patience, mes louveteaux!… Quelques jours de patience, et je vous jure que c’en sera fini des insolences de ce matamore. Il payera tout à la fois et jamais vengeance n’aura été aussi épouvantable que celle que je lui réserve!
– Ah! monseigneur, c’est bien cette idée qui nous a donné la force de nous contraindre. Sans quoi!…