Jehan le Brave avait tout de suite reconnu ses trois bons compagnons: Carcagne, Escargasse et Gringaille. Il avait bondi à leur côté. Il avait foncé avec eux.
Le chemin déblayé, ils s’étaient arrêtés tous les quatre, d’un même mouvement. S’ils avaient continué de charger, ils eussent passé sans peine. Jehan y pensa un instant. Il se souvint à propos des chevaux. À quoi leur servirait de percer les lignes de l’ennemi?… Ils ne pourraient faire dix pas… les chevaux auraient tôt fait de les rattraper.
À regret, il dut renoncer à son idée. Mais Gringaille lui avait glissé quelques mots… Mais la griserie de la bataille s’était emparé de lui… Perdu, il l’était encore, malgré le secours inespéré qui lui était arrivé. Ils avaient mis une trentaine d’hommes hors de combat. C’était prodigieux… et ce n’était rien. Ils étaient encore plus de quatre-vingts qui leur barraient la route… et il pouvait leur arriver du renfort autant qu’il en faudrait.
– C’est la fin, songea Jehan, soit!… mais je veux partir dans une apothéose de feu et de sang!… Je veux une fin dont il sera parlé longtemps.
Ces réflexions, naturellement, avaient passé dans son esprit avec une foudroyante rapidité. Gringaille lui avait dit:
– Chef, nous pouvons soutenir un siège… Nous avons armes, munitions et provisions… Tout ce qu’il faut.
Ces paroles lui trottaient dans la tête. Savoir si Gringaille n’avait pas exagéré? Et s’il avait dit vrai?… Peut-être tout n’était pas dit encore. Pour savoir, c’était très simple: il n’avait qu’à aller y voir.
Il fit un signe. Ils se mirent en retraite à reculons, face à l’ennemi, plus terribles, plus menaçants peut-être que lorsqu’ils avaient chargé. Au bout de la place, les soldats se rassemblaient, préparaient les mousquets et les pistolets.
– Attention, murmura Jehan, ils vont tirer!…
– Compris!… – As pas peur!… – Va bien!… firent les trois en même temps.
Ils avaient compris en effet, et ils connaissaient la manœuvre. Le danger était effroyable. Ils risquaient leur peau. Et ils le savaient bien… Ils n’y songeaient pas. Ils étaient tout à la joie de l’avoir retrouvé et d’être arrivés si fort à propos.
Mais ils ne s’endormirent pas pour cela, et je vous réponds qu’ils n’avaient pas les yeux dans la poche. Ils ne perdaient pas un geste des soldats. Au moment où le commandement: «Feu!»… se fit entendre, au moment où les vingt détonations se confondirent en une seule et formidable détonation, ils furent tous les quatre à plat ventre, par terre.
Les balles passèrent en sifflant au-dessus d’eux et vinrent s’aplatir sur les murs du gibet. D’un bond, ils furent debout. Avant que la fumée ne fût dissipée, ils étaient sous le gibet, la porte poussée et verrouillée.
Sur la place, le capitaine constata que l’arquebusade avait manqué son but: les quatre rebelles avaient disparu. Séance tenante, il fit cerner le gibet et il s’accorda, ainsi qu’à ses hommes, un moment de répit. Il avait besoin de réfléchir.
Jamais, dans sa longue carrière de soldat, il n’avait vu événement aussi prodigieux: quatre hommes qui en tenaient cent vingt en échec et en mettaient trente hors de combat!… La stupeur, la fureur et l’admiration le transportaient tour à tour.
Le gibet étant gardé, toute tentative d’évasion impossible, il fit enlever les morts et les blessés. Il n’était pas pressé d’attaquer. Il était bien résolu à prendre les rebelles morts ou vifs, mais il voulait y sacrifier le moins de monde possible. Il trouvait que trente hommes hors de combat, c’était déjà beaucoup trop.
Jehan le Brave, lui, ne perdait pas son temps. Il commença par inspecter le caveau. Gringaille, Escargasse et Carcagne, autant par prudence que pour tuer le temps, avaient bouché avec des poutres la brèche par où ils étaient descendus. De ce côté-là maintenant, toute surprise était impossible. Les trous au ras du sol, par où se faufilaient les poules, furent bouchés à l’instant; les matériaux ne manquaient pas, heureusement. Quelques trous, des fentes, sur trois côtés, principalement sur le devant, furent laissés.
Ceci fait, il descendit dans la grotte. On lui montra triomphalement les armes, les munitions et les provisions. Il y avait une quinzaine d’arquebuses et autant de pistolets. Jehan laissa les armes blanches et s’empara des armes à feu… En un clin d’œil, elles furent chargées et montées dans le caveau. De la poudre et des balles suivirent… Il fallait bien recharger les armes au fur et à mesure.
À chaque trou, à chaque fissure, on glissa le canon d’une arquebuse. Ils pensaient bien que l’effort des assaillants se porterait sur la porte. Leur vigilance se concentra de préférence sur ce côté-là. Ils ne négligeaient pas les autres pour cela. Ils avaient trois côtés à garder. Celui où se dressait l’escalier était indemne. Le derrière, ensuite, était le moins endommagé: il n’avait que deux trous qui devinrent, comme les autres, des meurtrières.
Ces dispositions prises, chacun se posta à sa guise ayant à portée de la main des armes de rechange, chargées d’avance.
Sur la place, Concini s’était séparé du capitaine. Il n’avait pas hésité à demander des troupes à Sully parce qu’il espérait que tout serait fini lorsqu’elles arriveraient. Il connaissait bien Jehan cependant. Malgré tout, il ne s’attendait pas à pareille résistance. Toujours est-il que le capitaine, muni d’instructions précises, avait formellement refusé ses ordres, comme l’avait fait l’officier qui commandait avant lui.
De cet antagonisme, il était résulté qu’il y avait maintenant sur la place deux groupes bien distincts qui opéraient chacun à leur manière, étaient indépendants l’un de l’autre et avaient chacun leur chef: d’une part, le capitaine, le lieutenant et leurs soldats; de l’autre, Concini, ses gentilshommes et ses estafiers.
Il en était résulté aussi que chacun des deux partis attendant que l’autre prît une initiative, ils avaient perdu plus de temps qu’il n’eût été convenable. Ce temps perdu, Jehan l’avait mis à profit pour organiser sa défense.
Le capitaine se décida à agir le premier. Six soldats portant une énorme poutre s’approchèrent de la porte. Les autres, accoutumés à la discipline, demeurèrent immobiles à leur rang. Il n’en fut pas de même des hommes de Concini. Quelques-uns, pris de zèle, se ruèrent à la recherche d’une poutre, d’un tronc d’arbre qui pût leur servir de bélier. D’autres, au contraire, se groupèrent autour de l’équipe. Ils voulaient voir de plus près.
Les soldats approchèrent, brandissant leur poutre. Ils marchaient lourdement, posément, face à la porte. En cercle autour d’eux, une dizaine d’estafiers avançaient comme eux, imitant inconsciemment leurs mouvements, comme s’ils avaient voulu les aider.
Tout à coup, quatre coups de feu, confondus en un seul: quatre soldats tombèrent. Les deux autres lâchèrent la poutre. Une seconde de stupeur et d’immobilité. Quatre nouveaux coups de feu: quatre estafiers par terre. Et alors la reculade effarée, éperdue, à toutes jambes, saluée par une troisième décharge, qui abattit encore deux fuyards. Encore deux hommes à Concini.
Sur le derrière, soldats et estafiers se demandaient ce qui se passait. Ils ne bougeaient pas cependant, se croyant à l’abri. Là encore, brusquement, deux coups de feu, suivis, presque instantanément, de deux autres. Résultat: trois hommes foudroyés, encore à Concini. Pas de chance, Concini! Là encore, retraite précipitée des survivants. En même temps sur le côté droit, coup sur coup, six coups de feu: encore trois hommes le nez dans la poussière, le reste en fuite.
Quelques secondes ont suffi: les abords du gibet sont dégagés… Les assaillants sont massés aux extrémités de la place… hors de la portée des balles. Ils l’oublient et, dans le premier moment d’affolement, ils répondent par une décharge générale qui ébranle l’air… riposte inutile… puisqu’ils sont trop loin.
Des quarante hommes qu’il avait avec lui, non compris ses gentilshommes, Concini n’en a plus que dix-sept. Il écume, il se mord les poings de rage, il rugit: – Dix mille livres à qui m’apportera la tête du truand!…
Ah! il ne pense plus à le prendre vivant! Ses hommes sont mornes, démoralisés… L’appât de la somme promise les secoue un moment… Mais diantre! approcher du gibet maudit est vraiment trop dangereux. Nul ne bouge.
Le capitaine, blême, mordille sa moustache avec fureur, et se soulage en crachant une kyrielle de jurons.
Là-bas, dans le caveau, Jehan dit tranquillement:
– Ils en ont au moins pour une demi-heure avant de recommencer l’attaque. À l’œuvre!…
Ils descendent à la grotte. Ils empoignent un coffre, font sauter le couvercle, défoncent un côté et le montent. Trois tonneaux de poudre suivent. Ils les défoncent et placent le coffre renversé dessus. Ils tracent une rigole allant des tonneaux à la trappe. Ils garnissent cette rigole de poudre et laissent tomber une planche dessus.
Le coffre dissimule la mine, la planche couvre la mèche. Ils ramassent les armes à feu et descendent dans la grotte. Le couvercle du coffre est monté lui aussi. On le pose sur le trou que démasque la dalle rabattue. Le trou se trouve ainsi caché lui aussi. Gringaille, Escargasse et Carcagne restent dans la grotte. Jehan demeure seul dans le caveau. Tout est prêt. Il attend.
La promesse de dix milles livres agissait sur les hommes de Concini. Rien ne rend ingénieux comme la cupidité. Quelques-uns des estafiers firent cette remarque qu’aucun coup de feu n’était parti du côté gauche. C’était peut-être une ruse… peut-être aussi n’y avait-il aucune meurtrière de ce côté. Ils allèrent y voir. Et ils se rendirent compte qu’il n’y avait aucun danger à rester là.
Quelques-uns se souvinrent que Jehan les avait assommés à coups de moellons. S’il avait trouvé ces projectiles, c’est que la plate-forme ne devait pas être bien solide. Ils se hissèrent sur cette plate-forme. Ils s’attendaient, à chaque instant, à être arquebusés d’en bas. Mais non, ils purent aller et venir d’un bout à l’autre, sans être inquiétés. Ils ne s’étaient pas trompés d’ailleurs, cette plate-forme était en assez piteux état.
Maintenant, ils entrevoyaient le moyen de s’emparer des bandits. Les trois ou quatre chenapans qui avaient eu l’idée s’en furent chercher des outils. Ils rapportèrent des pics et des pioches, avec lesquels ils se mirent à démolir le gibet, en prenant des précautions pour faire le moins de bruit possible. Ils ne voulaient pas éveiller l’attention des assiégés.
Une heure ne s’était pas écoulée depuis qu’ils avaient eu l’idée d’approcher de l’escalier, et les dix-sept hommes de Concini se trouvaient massés sur la plate-forme, travaillant avec acharnement, mais lentement, à cause des précautions qu’ils prenaient pour éviter le bruit.
Jehan, au-dessous, les entendit très bien. Il eut un sourire terrible et il murmura:
– Montez, montez tous… tout à l’heure la porte sera ouverte et vous entrerez… autant que cette cave en pourra contenir… et alors, quand tout sera plein, le volcan éclatera… Ventre de veau! si je fais le saut, je le ferai en nombreuse compagnie!
Concini et ses gentilshommes se tenaient au bas du gibet, à l’abri des balles, suivant le travail avec une impatience grandissante.
Le capitaine avait remarqué la manœuvre des hommes de Concini. Il laissait faire. Lui aussi, il avait son idée maintenant. Seulement son idée à lui était une idée de brave et loyal soldat.
Il plaça ses soldats en éventail devant le gibet… Il les plaça hors de la portée des balles. Ceci fait, il s’avança avec son lieutenant. Tous les deux, ils avaient l’épée au fourreau… Mais le capitaine portait un pétard avec lequel il voulait faire sauter la porte.
Les deux officiers marchaient bravement, droit à la porte. Depuis un moment déjà, ils étaient à portée de la balle et s’étonnaient de ne pas avoir essuyé le feu des rebelles. Ils arrivèrent à la poutre que les soldats avaient laissé tomber, à dix pas à peine du gibet. Les deux braves se demandaient non sans angoisse, quel piège se cachait sous cette apparente inaction de l’ennemi. Mais ils allaient d’un pas ferme, raides, impassibles. Et une dizaine de soldats, électrisés par cet exemple, s’étaient élancés derrière eux, décidés à partager leur sort.
Quatre ou cinq pas les séparaient encore de la porte. Brusquement, cette porte s’ouvrit. Jehan parut dans l’encadrement. Il avait, lui aussi, l’épée au fourreau.
Cette apparition était si extraordinaire, si imprévue, elle se produisait dans des circonstances si exceptionnelles que les deux officiers s’arrêtèrent net. Derrière eux, les soldats, à deux pas de la poutre, firent comme leurs chefs. Ces soldats avaient le pistolet à la ceinture. Pourtant, soit que la stupeur les paralysât, soit que la folle bravoure de ce jeune homme leur en imposât, ils ne songèrent pas à tirer.
Un silence de mort plana sur la petite place. Poussés par une force irrésistible, les soldats, qui étaient à distance, s’approchèrent silencieusement. On eût dit qu’ils sentaient que quelque chose d’extraordinaire, dont ils voulaient être témoins, allait se passer là. Les séides de Concini, sur la plate-forme, interrompirent un moment leur besogne et demeurèrent attentifs, silencieux, angoissés. Concini, vacillant de fureur, et ses gentilshommes approchèrent aussi.
Jehan le Brave souleva son chapeau en un geste large et salua les deux officiers. Et dans ce simple geste, comme dans son attitude, il y avait tant de souveraine noblesse, alliée à tant de grâce juvénile, que les deux officiers, impressionnés, se découvrirent et saluèrent galamment, comme ils auraient fait dans une salle du Louvre.
Jehan, nu-tête, très froid, d’une voix extraordinairement calme, demanda:
– Que désirez-vous, messieurs?
Une pareille question, posée sur un tel ton, après ce qui venait de se passer, désarçonna le capitaine. Il se remit vite, et d’une voix rude:
– Au nom du roi, monsieur, je vous arrête! Remettez-moi votre épée.
Il fit deux pas en avant, la main tendue.
– Saisissez-le! Mais saisissez-le donc, sang du Christ! trépigna Concini, incapable de se contenir plus longtemps.
Sans le regarder, comme s’il n’avait pas entendu, comme si le Florentin n’existait pas pour lui, Jehan étendit aussi la main, et dit avec la même froide politesse:
– Un instant, monsieur, s’il vous plaît!
S’il avait eu un geste agressif, le capitaine lui aurait sauté dessus sans hésiter. Mais il paraissait si dédaigneusement calme que le capitaine, impressionné encore une fois, s’arrêta malgré lui.
– O Cristaccio! écuma Concini hors de lui, discuter avec ce truand, lorsqu’il n’y a qu’à lui mettre la main au collet!…
Il s’éloigna furieusement, en faisant signe à ses gentilshommes de le suivre, alla se mettre sur le côté du gibet et cria rageusement aux hommes sur la plate-forme:
– Reprenez votre besogne… et activez!
Docilement les hommes obéirent, sans plus s’occuper de ce qui se disait au-dessous d’eux.
– Monsieur, disait pendant ce temps Jehan, vous voulez m’arrêter, dites-vous?
– Croyez bien que j’en suis au regret, dit poliment le capitaine, car vous êtes un brave, monsieur… Mais c’est l’ordre et je l’exécuterai.
Jehan s’inclina avec une grâce altière et d’une voix grave, où perçait comme une sourde émotion:
– En ce cas, il vous faudra venir me chercher ici… il vous faudra enfoncer cette porte, ce qui ne sera pas long d’ailleurs, et je vous donne ma parole de ne pas tirer sur vos hommes… La porte enfoncée, vous pénétrerez ici… Je vous avertis loyalement, monsieur, et c’est là que j’en voulais venir… Ceux qui entreront ici n’en sortiront pas vivants… J’ai dit.
Et avant que le capitaine fût revenu de la stupeur que lui causait cet étrange avertissement, il repoussa la porte.
Le capitaine demeura un moment rêveur devant cette porte fermée et hochant la tête, il murmura:
– C’est un brave!… C’est aussi un galant homme, mordieu!… C’est dommage!
Et, très froid, impassible, il se tourna vers ses hommes et fit un signe.
La poutre fut reprise… Au troisième coup asséné au centre de la porte, elle vola en éclats. Les soldats voulurent se ruer.
– Un instant, dit froidement le capitaine en leur barrant le passage, on risque sa peau, paraît-il, à entrer là-dedans!… J’entre seul!…
Et il pénétra seul dans le caveau.
Il n’y avait plus personne.
– Ah! ah! songea-t-il, je comprends!… il y a une issue souterraine par où ils se sont défilés!…
Comme il n’oubliait pas l’avertissement qui venait de lui être donné, il chercha des yeux autour de lui. Il vit le couvercle qui bouchait l’entrée du souterrain, il vit la planche et le coffre qui abritait les tonneaux de poudre. Tout cela, il le vit en un temps inférieur au dixième de seconde. Il se dit:
– Je gage qu’il y a un trou sous ces planches… C’est par là qu’ils ont dû fuir.
Il fit un mouvement dans cette direction. À ce moment, une pierre se détacha de la voûte et tomba avec fracas. C’étaient les hommes de Concini qui avaient fini par percer cette voûte. Un cri se fit entendre.
– Ils sont là!… cachés sous un coffre!…
Ceci acheva la seconde… La pierre, en tombant, avait déplacé la planche qui allait du trou au coffre. Le capitaine vit comme un serpent de feu qui filait rapidement, en crépitant, allant vers le coffre.
Il comprit alors. Il fit un bond prodigieux en arrière en hurlant:
– La poudre!…
Malheureusement, quatre ou cinq soldats avaient eu la curiosité de le suivre et se tenaient devant la porte. Il se heurta à cet obstacle vivant.
Au même instant, le coffre était soulevé, éventré, projeté avec une inconcevable violence, une gerbe de feu jaillit, s’élança jusqu’à la voûte… une détonation formidable se fit entendre… la voûte fut déchirée, éventrée, les murs tremblèrent.
Et puis, une colonne de feu s’élança haut dans le ciel… l’ascension vertigineuse de corps humains, de poutres, de pierres… et la pluie sinistre, horrible: pluie de sang, de pierres, de membres tordus, déchirés, calcinés…
Et une rumeur terrible… une fuite panique… cris de douleur… hurlements de terreur.
Trente secondes à peine s’étaient écoulées depuis que la porte avait été jetée bas.
Du capitaine, des quatre ou cinq soldats qui l’avaient suivi, malgré sa défense, des dix-sept estafiers de Concini massés sur la plate-forme, il ne restait que quatre ou cinq malheureux, épargnés par suite d’on ne sait quel miracle et à demi fous d’épouvante… Le reste, ce qui avait été des hommes jeunes, forts et vigoureux, s’était changé en une quantité de petits tas sanglants, n’ayant plus forme humaine, disséminés un peu partout… Dans l’enceinte de l’abbaye et jusqu’au bas de la montagne, on devait ramasser des membres épars…
Maintenant, le feu achevait de consumer ce qui avait été le gibet des Dames… Bientôt, il ne restait plus que les quatre murs, noircis, branlants, ne se maintenant debout que par un prodige d’équilibre… Et de ces quatre murs, pareils à quelque hideuse et monstrueuse chaudière où achevaient de se calciner des ossements humains, une fumée épaisse, noire, âcre, chargée de relents nauséabonds de chairs grillées, s’élevait lentement, en volutes capricieuses, sous le soleil clair et radieux.