Henri comprit parfaitement le sens de ces paroles. Deux minutes plus tôt, la réponse l’eût piqué et il l’aurait vertement relevée. Ses sentiments à l’égard de Jehan s’étant modifiés, ces paroles le rassurèrent plus que n’eussent pu faire les protestations les plus chaleureuses. Il se disait avec raison que le dévouement qui s’adressait au père de Bertille de Saugis serait autrement ardent que celui qui s’adresserait au roi. Son égoïsme y trouvait son compte et partant, comme la première, cette réponse eut le don de lui plaire.
Cependant, il demeura un moment rêveur, les yeux fixés sur le fils de Pardaillan, sans le voir. Il pensait à sa fille.
Pourquoi n’avait-il pas tenu la promesse qu’il lui avait faite de s’occuper d’elle? Il avait tant de soucis en tête, se disait-il.
Le vrai est que l’accueil qu’elle lui avait fait l’avait déconcerté et rebuté. Il s’était senti singulièrement gêné devant cette étrange enfant qui avait osé s’ériger en juge devant lui. Qui n’avait pas témoigné plus de respect au père qu’elle n’avait été troublée par la majesté royale. Qui avait, enfin, repoussé avec la même souveraine hauteur, titres, honneurs, fortune, et, par surcroît, l’affection qu’il lui offrait. Si bien qu’il n’avait pas eu le courage de se représenter devant elle.
Maintenant, il se disait qu’il devait s’occuper d’elle. Il lui devait bien cela. Quand ce ne serait que pour lui avoir suscité ce défenseur dont il appréciait la force prodigieuse et la folle bravoure.
Il se le disait de bonne foi. De là à le faire, il y avait de la marge. Le sentiment paternel était très vague en lui. De plus, Bertille, fille qu’il ne pouvait avouer, se trouvait être un caractère déconcertant – pour lui – devant lequel il se sentait mal à l’aise.
Il était à présumer que, rentré au Louvre, il l’oublierait comme il l’avait déjà oubliée une fois. Et il s’en excusait d’avance, en se disant que, somme toute, c’était ce qu’elle demandait.
Depuis quelques instants, nos personnages percevaient, du côté de l’abbaye, le bruit sourd d’une cavalcade, qui allait se rapprochant. Ils n’y avaient pas pris garde. À part Jehan le Brave, qui se doutait bien de ce que c’était.
Au moment où Henri allait répondre, la troupe, à la tête de laquelle se trouvaient d’Épernon, Concini et Neuvy, contournait la chapelle des Saints-Pères, courait bride abattue le long du jardin non clos de la reine. Il se retourna au bruit et vit cette longue file de cavaliers qui passaient en trombe sous le moulin.
Il se sentit réconforté. Un sourire de satisfaction éclaira sa physionomie rusée, et il oublia de répondre à Jehan.
Les différents personnages qui se trouvaient avec lui s’étaient retournés comme lui. Tous regardaient la cavalcade qui approchait ventre à terre.
Jehan le Brave avait fait comme les autres. Seulement, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, le vit se hérisser soudain, une flamme de colère et de défi aux yeux. En même temps, d’un geste rapide, il assujettissait le ceinturon, dégageait la rapière, se tenait prêt à la lutte imminente.
Pardaillan vit tout cela d’un coup d’œil. Et il comprit. Ses yeux allèrent tour à tour de Jehan à la troupe, puis au roi. Il ne dit rien. Mais il eut un de ses sourires en lame de couteau et, lui aussi, d’un mouvement vif, il dégagea son épée et se tint prêt.
Cependant, Concini, d’Épernon et de Neuvy venaient d’apercevoir le roi, qui se tenait en avant de son petit groupe. D’un même mouvement, ils levèrent les chapeaux et crièrent à pleins poumons:
– Vive le roi!
Et la troupe tout entière en une formidable clameur, répéta:
– Vive le roi!
Et plus loin, là-bas, derrière les cavaliers, plus assourdi, le même cri se fit entendre comme un écho. C’était la foule des curieux, rués au pas de course derrière la cavalcade, c’étaient les habitants des faubourgs, instruits par la rumeur qui courait plus rapide que les chevaux, et qui, tous, répétaient l’acclamation de confiance, sans savoir encore pourquoi.
Le roi, tout joyeux, remercia de la main, à différentes reprises, et cria:
– Merci, mes amis!
Et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient, le visage épanoui, il ajouta:
– Ventre-saint-gris! s’il est des misérables qui nous veulent la malemort, il est, Dieu merci! des braves gens, plus nombreux, dont le dévouement se manifeste toujours au moment opportun. Vrai Dieu! cela réchauffe le cœur!
Henri IV avait à ce moment, à sa droite, Bellegarde et Liancourt. À sa gauche, Pardaillan et son fils. Pardaillan s’était arrangé de manière à ce que Jehan fût placé à côté du roi. Ce fut à lui qu’il adressa ces paroles en les accompagnant d’un sourire gracieux qui signifiait qu’il avait le droit d’en prendre une bonne part pour lui.
Jehan, sans rien dire, s’inclina avec une froide ironie. Pardaillan perçut encore cette nuance, de même qu’il vit le regard étincelant qu’en se redressant il dardait sur les trois cavaliers en tête de la colonne. Henri ne remarqua rien parce qu’il fixait les cavaliers qu’il ne parvenait pas encore à reconnaître, un peu parce qu’ils étaient trop loin, beaucoup parce que sa vue baissait de jour en jour. Il recommanda vivement:
– Messieurs, silence, je vous prie, sur cette affaire, Il ne s’agit que d’un accident. Ne l’oubliez pas.
Et sans attendre la réponse, il fit deux ou trois pas en avant. C’était un vif-argent qui ne pouvait demeurer longtemps en place.
Par suite de ce mouvement, Pardaillan et Jehan se trouvèrent à l’écart, derrière le roi et à quelques pas des deux ducs. Eux aussi, ils fixaient des regards menaçants sur les trois cavaliers qui accouraient.
C’est que, maintenant, ils étaient assez près pour qu’on pût les reconnaître. Et nous avons dit que les deux ducs étaient des ennemis mortels du Florentin. Ils pensaient qu’il était peut-être un des auteurs de l’attentat qui venait d’avorter. Ils ne se trompaient pas, comme on sait. Ils pensaient, en outre – et c’est cela surtout qui déchaînait leur fureur – que c’était peut-être grâce à lui que leur était échue la périlleuse faveur d’être désignés pour accompagner le roi dans cette promenade qui devait être mortelle. Peut-être ne se trompaient-ils pas davantage.
Pardaillan profita de cet isolement momentané. Comme il aurait répondu à des paroles claires et précises, il répondit aux jeux de physionomie de son fils, et dans un souffle à peine perceptible, répétant les propres paroles du roi:
– Parmi ces braves gens dont le dévouement se manifeste toujours au moment opportun, se trouve le meurtrier.
Jehan ne s’étonna pas de se voir si bien compris sans qu’il eût besoin de s’expliquer. Plus rien ne l’étonnait maintenant de la part de Pardaillan. Il répondit sur le même ton, en désignant du regard toute la colonne:
– Dites les meurtriers!… Sans compter ceux qui sont rentrés prudemment au logis… et ceux qui se sont terrés au couvent.
À ces mots, Pardaillan comprit que son fils en savait aussi long, sinon plus, que lui-même.
– Quoi! reprit-il, même le grand prévôt?
– Non, pas celui-là!… Je n’en jurerais pourtant pas.
– Diable! murmura Pardaillan qui jeta sur Henri IV un coup d’œil apitoyé.
Parvenus près du roi, les trois cavaliers mirent pied à terre et firent quelques pas. De Neuvy se trouvait en tête, Concini et d’Épernon lui cédant volontairement le pas. Ils avaient leurs raisons pour agir ainsi.
En effet, en route, ils avaient employé le temps à le circonvenir avec une adresse infernale. Ils n’avaient pas eu beaucoup de peine d’ailleurs. Le grand prévôt était naturellement prévenu contre Jehan le Brave. Il n’avait pas oublié l’algarade de la rue de l’Arbre-Sec, et qu’il avait eu plusieurs hommes mis à mal, et qu’il avait été menacé lui-même. Il n’avait pas oublié et il ne pardonnait pas non plus. Sincèrement, il croyait Jehan capable de tous les crimes. Il avait avidement recueilli les insinuations aussi habiles que perfides de ses deux compagnons et il les avait fait siennes.
Maintenant que le moment d’agir était venu, Concini et d’Épernon se tenaient sur la réserve, bien résolus à laisser le grand prévôt s’engager à fond et à lui laisser endosser toute la responsabilité de ce qui allait se produire. Quant à eux, suivant la tournure que prendraient les choses, ils l’appuieraient ouvertement ou se déroberaient dextrement. De toutes les manières, ils tiraient leur épingle du jeu.
Dans cette affaire, Neuvy, seul, était de bonne foi et ne soupçonnait même pas qu’il allait tirer les marrons du feu au profit des deux gentilshommes retors.
– Eh bien! Neuvy, dit le roi, pourquoi cette émotion?
– Ah Sire, s’écria Neuvy qui, effectivement, était fort ému, s’il vous était arrivé malheur, je serais allé tout droit me jeter à la rivière.
– Et pourquoi, bon Dieu?
– Je suis encore arrivé trop tard pour défendre le roi… C’est la deuxième fois en quelques semaines.
– Je ne vous fais pas de reproches… Vous êtes chargé de la police de la ville, c’est vrai. Mais un accident banal échappe à toute prévision.
Et d’un air grognon, mais à voix haute, de façon à ce que tout le monde l’entendît:
– Je suis le prince le plus mal servi du monde!… Ces coquins de palefreniers ont, je gage, oublié d’abreuver mes chevaux. Les pauvres bêtes, mourant de soif, ont senti la rivière à proximité et ont failli m’y précipiter… M. Le Grand, vous veillerez à ce que les mauvais drôles coupables de cet oubli soient châtiés comme ils le méritent.
– Bien, Sire! dit Bellegarde, à qui s’adressaient ces paroles. Bellegarde cumulait les deux charges de grand écuyer et de premier gentilhomme de la chambre.
Concini et d’Épernon échangèrent leurs impressions en un furtif coup d’œil. Jehan le Brave ne les avait pas dénoncés comme ils le pensaient. L’attitude du roi le prouvait surabondamment. Dès lors, qui sait s’il ne valait pas mieux laisser les choses en l’état? On retrouverait toujours le truand… un bon coup de poignard entre les deux épaules et tout serait dit.
Mais il y avait Neuvy. Il fallait l’avertir séance tenante, devant le roi, devant tout le monde. Pas facile. D’Épernon était des familiers du roi. Il risqua le coup. Et pendant que Concini, figé dans une attitude de parade, se tenait modestement à l’écart, il s’avança vivement et s’écria:
– C’est ce que nous avons appris par pur hasard. Et, vous le voyez, nous volions au secours du roi. Désolés, comme M. de Neuvy, d’être arrivés trop tard, mais bien heureux, Sire, de voir le roi sain et sauf, échappé miraculeusement à ce fatal accident.
Henri crut que d’Épernon connaissait la vérité et ne parlait ainsi que pour les nombreux gentilshommes qui l’escortaient. Il lui sut gré de l’appui qu’il lui apportait et dit très gracieusement:
– Merci, duc!… Merci à vous tous, mes amis!
– Vive le roi! crièrent d’une seule voix ceux à qui s’adressaient ces paroles.
D’Épernon avait insisté particulièrement sur le mot: accident et, en parlant, il fixait le grand prévôt d’une manière significative.
Mais, nous l’avons dit, de Neuvy était de bonne foi. Il n’avait aucune raison de modifier une conviction bien assise. D’ailleurs, il ne comprit pas le coup d’œil du duc. Et il intervint à son tour.
– Il ne s’agit pas d’un accident, Sire, dit-il avec énergie, mais bien d’un lâche attentat, froidement et méchamment prémédité.
Henri fronça le sourcil et regarda le grand prévôt de travers.
– Çà, monsieur, perdez-vous la tête? fit-il d’un ton courroucé.
Le carrosse avait été arrêté par Jehan et Pardaillan, sur le grand Pré aux Clercs. Le roi s’y trouvait encore avec son petit groupe. Ils tournaient le dos à la rivière, qui roulait ses flots bourbeux à quelques centaines de toises de là.
Devant ce petit groupe se tenaient Concini, d’Épernon et Neuvy, face à la rivière. Derrière chacun de ces trois personnages s’étaient placés ses hommes. Cela constituait trois groupes distincts, alignés en un vaste demi-cercle. Le groupe Concini – le moins nombreux – du côté de Bellegarde et Liancourt; le groupe d’Épernon – le plus nombreux – face au roi; enfin, le groupe Neuvy du côté de Pardaillan et Jehan le Brave.
Au moment où le roi venait de parler sur un ton qui n’admettait pas de réplique, une immense acclamation retentit derrière ces trois groupes:
– Vive le roi!… – Vive notre bon Sire!… – Noël! Noël!… C’étaient les habitants du faubourg qui accouraient, envahissaient le pré, à distance respectueuse, toutefois, et manifestaient leur loyalisme par ces vivats.
Henri remercia de la main. Et alors, comme si quelque mystérieux mot d’ordre eût circulé dans cette foule éparpillée, de tous les côtés à la fois retentirent des clameurs menaçantes:
– Assassin!… – Maudit!… – Damné!… – À mort l’assassin!… – À l’eau!… – À la hart!… – Non, qu’on le roue!… – Qu’on l’étripe!… – Donnez-le-nous!… Son cœur aux pourceaux!…
Pardaillan guigna son fils Jehan du coin de l’œil. Il se tenait raide, à sa gauche et à quelques pas du roi. Il n’avait pas fait un mouvement. Il souriait et il était terrible. Il songea:
– Le lion va bondir… Gare à qui tombera sous sa griffe! Mais pourquoi diable ces rustres le désignent-ils comme l’assassin?… Car c’est bien lui qu’on désigne. Et pourquoi cette unanimité… touchante?
De Neuvy aurait peut-être reculé devant la mauvaise humeur du roi. Cet incident inattendu lui rendit le courage qui l’abandonnait.
– Sire, dit-il avec force, entendez la voix de ce peuple qui, dans son instinct de justice, réclame le châtiment du criminel. Un aussi exécrable forfait ne saurait demeurer impuni, il le comprend, lui.
– Eh! ventre-saint-gris! maugréa Henri, je me tue à vous dire qu’il s’agit d’un accident. Vous voulez à toute force qu’il y ait un attentat et un criminel… Soit… Eh bien, monsieur, cherchez-le, ce criminel, et saisissez-le. Aussi bien, ceci rentre dans vos attributions.
– Il est tout trouvé, Sire! triompha Neuvy.
Il fit un signe à ses archers qui se mirent en mouvement, entourant Jehan de manière à lui couper la retraite. Et lui-même, il s’élança résolument vers le jeune homme qui le regardait venir, les bras croisés sur sa large poitrine.
Concini et d’Épernon échangèrent un coup d’œil inquiet et se tinrent plus que jamais sur la réserve, à l’écart. Intérieurement, d’Épernon égrenait tout un chapelet d’injures à l’adresse de cette brute de grand prévôt qui ne savait rien comprendre.
Celui-ci, cependant, était parvenu à deux pas de Jehan qui semblait de marbre. Il s’inclina profondément devant le roi étonné, et:
– Puisque le roi l’ordonne, dit-il, j’obéis séance tenante.
Il se redressa, fit un pas de plus, tendit la main large ouverte, et rudement:
– Je vous arrête!
Au même instant, il poussa un cri de douleur et recula à deux pas.
Jehan l’avait laissé faire. Mais, au moment où la main allait s’abattre sur son épaule, il s’était effacé brusquement et son poing avait violemment frappé sur le dos cette main. En même temps, il disait d’une voix mordante:
– Bas les pattes!
Devant cet acte inouï de rébellion en présence du roi, ce fut un moment d’indicible stupeur. Puis, les cris de mort éclatèrent à nouveau, lancés par la populace. Cependant que les archers s’avançaient précipitamment pour prêter main-forte à leur chef.
Jehan se retourna de ce côté en grondant:
– Arrière, chiens rampants! Arrière!
Et il leur apparut si hérissé, si formidable, si pareil au fauve qui s’apprête à déchirer, qu’ils s’arrêtèrent, hésitants. Mais Jehan les jugeait trop près de lui sans doute, car il avança vers eux en rugissant:
– Au chenil, vous dis-je!
En même temps, il projetait ses deux poings en avant. Et deux archers allèrent rouler sur l’herbe. Il allait recommencer. Il changea brusquement d’idée. Il avisa l’archer le plus proche de lui. C’était un colosse. Ses deux poignes s’abattirent sur lui. Elles l’agrippèrent, l’attirèrent, le soulevèrent comme une plume et le balancèrent à bout de bras, pendant qu’il criait d’une voix effrayante:
– Qui veut que je l’assomme avec cette massue vivante?… Et il y eut un recul précipité chez les archers.
Neuvy s’était ressaisi. Il se rua sur Jehan, qui lui tournait le dos, en hurlant:
– Saisissez-le!… Mort ou vif!…
Mais il se heurta à Pardaillan. Le chevalier ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Il souriait de son air le plus aimable. Le mouvement qu’il avait fait pour se placer devant le grand prévôt était si peu agressif et il avait été accompli avec un naturel si parfait que celui-ci en fut dupe.
Il fit ce qu’on fait en semblable occurrence: il se porta vivement à droite. Comme par hasard, Pardaillan exécuta le même mouvement. En sorte qu’il le retrouva devant lui, toujours souriant. Il mâchonna un juron et fit un pas à gauche. Et, toujours par hasard, il se heurta à Pardaillan.
Seulement, cette fois, la botte du chevalier écrasa l’orteil du grand prévôt, qui écuma:
– Morbleu! monsieur, avez-vous l’intention de m’empêcher de passer?
Le sourire de Pardaillan se figea et, glacial:
– Vous êtes long à comprendre, monsieur.
Neuvy porta la main à la garde de son épée. Les gentilshommes de l’escorte de d’Épernon s’agitaient. La foule recommençait ses clameurs de mort. Les archers s’apprêtaient à foncer, malgré la menace de Jehan qui ne lâchait pas son colosse, lequel poussait des cris stridents et des appels désespérés. Une seconde encore, et c’était la ruée de ces gentilshommes, de ces agents et de cette foule sur les deux hommes.
– Que personne ne bouge! lança le Béarnais d’un ton de suprême commandement.
Et cela suffit. Tous s’immobilisèrent à l’instant.
Pardaillan retrouva son sourire railleur.
Jehan, voyant les archers à distance, posa doucement le colosse sur ses pieds et, d’une voix extraordinairement calme, imperceptiblement narquoise:
– Va-t-en, petit! dit-il. Et n’approche plus trop près de moi… Tu vois qu’il pourrait t’en cuire.
Et le «petit» ne se le fit pas dire deux fois, et sans demander son reste, détala à toutes jambes. Et il avait une mine si comiquement effarée que le roi ne put réprimer un sourire. En même temps, il coulait un regard de côté sur Jehan, impassible maintenant, et il admira en connaisseur:
– Tudieu! quelle poigne!
Mais l’incident demandait à être éclairci séance tenante. Il fallait que le grand prévôt expliquât, sur l’heure, sur quoi il étayait l’accusation terrible qu’il venait de porter.
Henri fit un geste impérieux. Tout le monde s’écarta. Même les ducs de Bellegarde et de Liancourt. Il ne resta près de lui que Pardaillan, Jehan le Brave et Neuvy. Henri s’approcha de son carrosse en leur faisant signe de le suivre.
– Monsieur, dit-il à Neuvy, et d’un air mécontent, nous savions, tous les trois, que j’ai failli être victime d’un attentat. Mais il était au moins inutile de le crier sur les toits comme vous venez de le faire. Alors surtout que le roi indiquait assez clairement sa volonté, en prononçant intentionnellement le mot: accident.
Et avec une froideur menaçante, il ajouta:
– Jarnicoton! monsieur, il faut convenir que pour un grand prévôt vous manquez de tact et de finesse.
– Sire, balbutia de Neuvy, livide, j’ai été emporté par mon zèle.
– Eh, monsieur, un excès de zèle intempestif est aussi déplorable qu’un excès de négligence! Tenez-vous-le pour dit.
Neuvy, atterré, se courba humblement, en signe d’obéissance. Mais, au regard haineux qu’il coula sur lui, Jehan le Brave comprit qu’il avait désormais en lui un ennemi implacable.
Un peu apaisé, Henri reprit d’un ton où perçait un reste de sourde irritation:
– Çà, vous avez voulu arrêter ce jeune homme. De quoi l’accusez-vous? Parlez sans ambages.
À son insu peut-être, Henri paraissait manifestement favorable à Jehan. Du moins, il sembla à Neuvy qu’il en était ainsi. En bon courtisan qu’il était avant tout, en toute autre circonstance, il n’aurait pas manqué de se dérober par quelques vagues explications.
Mais ceci se passait devant Jehan, que, de très bonne foi, il considérait comme un truand dangereux. L’humiliation qu’il venait d’essuyer lui paraissait intolérable. Il lui fallait une revanche coûte que coûte. Il se redressa donc et, d’une voix très ferme, les yeux étincelants:
– J’accuse cet homme du crime de parricide et lèse-majesté! Je l’accuse d’avoir méchamment attenté aux jours sacrés du roi en mélangeant quelque drogue pernicieuse à l’avoine de ses chevaux!
– Tu mens! lança Jehan d’une voix tonnante.
– Jeune homme, dit Henri d’un ton de souveraine majesté, devant le roi, nul n’a le droit de parler sans y être autorisé.
Jehan allait répliquer. Un coup d’œil éloquent de Pardaillan obtint ce que n’avait pu obtenir l’ordre du roi et lui ferma la bouche. D’ailleurs, Henri reprenait aussitôt:
– Je suis ici pour rendre à chacun la justice qui lui est due.
Et se tournant vers le grand prévôt, d’une voix très calme:
– Ce jeune homme vient de risquer sa vie en se jetant intrépidement à la tête de mes chevaux emportés. Avec l’aide de M. de Pardaillan, ici présent, il a réussi à les maîtriser. Si je suis encore vivant, c’est donc à lui que je le dois. Vous ignoriez cela, monsieur, sans quoi vous n’eussiez pas porté une telle accusation.
Et, s’animant, il continua:
– Vous ignorez aussi que, par deux fois, en moins de six semaines, j’ai failli être meurtri et n’ai dû mon seul salut qu’à l’intervention occulte de ce même homme que vous accusez… Vous ignorez encore, ce qu’il sait, lui, qu’on complote ma mort dans l’ombre et que l’attentat d’aujourd’hui se reproduira, peut-être demain, sous une autre forme. Vous ignorez vraiment trop de choses pour un grand prévôt, monsieur. En sorte que je me demande si je ne ferais pas bien de donner votre charge à ce jeune homme… puisqu’il sait tout ce que vous ignorez et qu’il serait de votre devoir de connaître.
Pardaillan et Jehan échangèrent un coup d’œil. Il était clair pour eux que la colère du roi ne provenait pas de cette accusation, accusation dont il se souciait fort peu au fond. Mais le rusé Béarnais en prenait pied pour manifester son mécontentement de se voir si mal gardé.
Neuvy, lui, se crut perdu. Il se vit relevé de sa charge, disgracié, relégué dans ses terres et peut-être jeté à la Bastille. Il se raidit, résolu à se défendre avec l’énergie du désespoir.
– Je savais, Sire, dit-il, que cet homme a arrêté les chevaux du roi. Mais je sais aussi que c’est là une ruse diabolique de sa part. Il s’est vu découvert et il a trouvé ce moyen audacieux de se tirer d’affaire. Quant aux prétendus attentats passés ou à venir, que j’ignore, moi, grand prévôt, et qu’il connaît trop bien, lui, j’ai tout lieu de croire qu’il en est l’auteur.
Et, sur un ton et avec un air qui ne manquaient pas de grandeur, il ajouta:
– Sire, je vais de ce pas me constituer prisonnier. Si j’ai commis des fautes dans l’exercice de ma charge, qu’on instruise mon procès, je suis prêt à les payer de ma tête. Mais je demande en grâce qu’on instruise en même temps le procès de cet homme… On connaîtra le bien-fondé des accusations formelles que je porte contre lui.
Henri IV n’était pas soupçonneux comme devait l’être son fils, Louis XIII. Il péchait plutôt par excès de confiance. Mais, en ce moment, il se trouvait encore sous le coup de la terreur – courageusement dissimulée, au reste – produite par le danger mortel auquel il venait d’échapper et, surtout, par les paroles de Jehan, confirmées par Pardaillan. L’assurance, très digne, avec laquelle venait de parler son grand prévôt, l’impressionna fortement et jeta le désarroi dans son esprit. Il jeta sur Jehan, qui demeurait impassible, un coup d’œil soupçonneux. Et il songea, désemparé:
«Pourtant! ventre-saint-gris! c’est là une physionomie étincelante de loyauté!… ou je ne m’y connais pas!»
Ces paroles, il ne les formula pas tout haut. Il les pensa. Pardaillan les lut dans son regard expressif et il comprit ce qui se passait dans son esprit et que la manœuvre remarquablement habile de Neuvy allait amener l’arrestation immédiate de son fils. Il jugea le moment venu d’intervenir. Et il répondit à la pensée du roi avec cet air froid qu’il prenait dans les circonstances critiques:
– Vous avez raison, Sire. Ce jeune homme n’est pas l’assassin qu’on veut voir en lui. Le sire de Neuvy, de bonne foi, je veux le croire, se trompe. Je l’affirme hautement… et le roi sait que je ne mens jamais.
Henri IV fixa son œil rusé sur l’œil clair de Pardaillan et, doucement:
– Je sais que vous ne mentez jamais, mon ami… Mais vous pouvez vous tromper.
– Je ne me trompe pas, en cette affaire, affirma froidement Pardaillan.
Henri le fixa encore un moment sans rien dire et, se tournant vers le grand prévôt:
– Au fait, Neuvy, dit-il d’un ton très radouci, puisque vous êtes si bien renseigné, pouvez-vous me dire pourquoi cet homme me veut la malemort?
Neuvy respira. Le roi discutait, donc il n’était pas encore perdu. Et il croyait tenir l’argument irréfutable qui le convaincrait.
– Le roi, fit-il, n’a pas certainement oublié dans quelles circonstances il a rencontré cet homme pour la première fois, sous certain balcon de la rue de l’Arbre-Sec.
– Eh bien?
– Eh bien, Sire, cet homme est follement épris de… la personne qui… demeure à l’endroit en question. C’est la jalousie, qui s’est muée en haine féroce chez lui, qui arme son bras.
Henri eut un sourire narquois. Son siège était à peu près fait maintenant. En effet, comment prendre au sérieux le mobile invoqué par Neuvy? Jehan, il y a quelques minutes à peine, venait de lui dire qu’il savait qu’il était le père de Bertille de Saugis.
– Vous croyez? fit-il en fixant le grand prévôt.
– J’en suis sûr, affirma catégoriquement Neuvy.
Henri se détourna en souriant. Il jeta un coup d’œil à Jehan. Depuis l’intervention de Pardaillan, il se tenait immobile, les bras croisés, l’air souverainement indifférent. À le voir si calme, si absent, on n’eût certes pu soupçonner qu’il était en cause et que c’était sa tête qui était en jeu et qu’on voulait à toute force jeter au bourreau. De Jehan, le roi passa à Pardaillan et le considéra, sans mot dire, un sourire malicieux aux lèvres.
Pardaillan répondit par un sourire identique, accompagné d’un haussement d’épaules dédaigneux, et:
– Vous voyez bien!… Notez, Sire, que toutes les raisons qu’on donnera contre ce jeune homme seront à peu près de la force de celle-ci… Le vrai, comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, est qu’on veut se débarrasser de lui à tout prix.
Henri coula sur Neuvy (qui écoutait sans comprendre) un coup d’œil gros de menaces. Pardaillan surprit ce coup d’œil et ajouta, en baissant la voix, pour Henri seul:
– Je crois qu’il est de bonne foi… C’est un instrument inconscient.
– Qui vous le fait supposer? demanda Henri sur le même ton.
– Mais… l’assurance avec laquelle il s’est mis en avant… Croyez-moi, Sire, les véritables intéressés n’auront garde d’intervenir eux-mêmes.
– Peut-être avez-vous raison, fit Henri d’un air rêveur.
Un moment, il considéra en souriant tour à tour Pardaillan et Jehan. Brusquement, il passa son bras sous celui du chevalier, s’appuya dessus, et l’entraînant vers le carrosse, avec cette familiarité affectueuse qu’il avait vis-à-vis de ses intimes:
– Mon ami, dit-il, je crois qu’un entretien particulier est nécessaire entre nous.
– Je le crois aussi, Sire.
– Suivez-moi donc dans mon carrosse.
Ceci, dit à voix haute, était un ordre d’avoir à s’écarter du carrosse royal. Neuvy et le cocher le comprirent ainsi et s’empressèrent de s’éloigner. Pardaillan se tourna vers Jehan, qui n’avait pas bougé, et avec une grande douceur:
– Mon enfant, dit-il, veuillez m’attendre un instant… Nous n’en avons pas pour longtemps, le roi et moi.
C’était une grande familiarité que se permettait Pardaillan. Henri IV, si familier qu’il se montrât, ne l’aurait probablement toléré à tout autre. Il fit mieux que la tolérer au chevalier. Il daigna se tourner lui-même vers Jehan et lui fit un geste amical de la main, pour l’engager à patienter un instant. Jehan répondit en s’inclinant respectueusement. Et Pardaillan eut encore un sourire de satisfaction, car si la révérence pouvait s’adresser au roi, le coup d’œil qui l’accompagnait indiquait clairement que c’est à lui qu’elle s’adressait.
Concini et d’Épernon, tout en s’entretenant avec Bellegarde et Liancourt qui les avaient rejoints, ne quittaient pas des yeux le roi et les trois gentilshommes avec qui il s’expliquait. À défaut de paroles qu’ils ne pouvaient percevoir, ils espéraient deviner par les gestes et les physionomies ce qui se disait. Et leur inquiétude grandissait, car le roi se montrait bien disposé envers celui qu’ils redoutaient.